Règne des associations libres

On ne reviendra pas ici sur « l’a-structuration » longuement observée dans l’analyse de l’interaction de répétition, et la forme d’anarchie dans l’organisation discursive qu’elle détermine : le seul fil conducteur repérable dans les propos des metteurs en scène, livrés à une oralité qui ne craint ni les bonds en avant ou en arrière (dans la diachronie), ni les pas de côté (dans des domaines de référence hétérogènes), est celui des associations d’idées, conduites au gré de l’inspiration. On se contentera de souligner ici combien cette manière de faire de la mise en scène, en laissant la part belle à l’avènement de l’inattendu, et en récusant le principe d’une sélection préalable des pistes de lecture, est proche des principes de « disponibilité », « d’attention mobile » et « d’abolition de la censure » sur lesquels repose la cure analytique. Pour la mener à bien, « le seul effort à faire », signale Freud, est de « réprimer la critique » :

‘Quand on y est parvenu, quantité d’idées qui sinon seraient demeurées insaisissables, surgissent à la conscience. [...] Il s’agit de reconstituer un état psychique qui présente une certaine analogie avec l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, et sans doute aussi avec l’état hypnotique. 638

Le metteur en scène en train de « diriger » une répétition ne serait-il pas lui aussi dans cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil, la conscience critique provisoirement ensommeillée, ou sollicitée par intermittence, afin de permettre l’avènement de l’objet insu de sa quête ? Rêveur éveillé, il assisterait comme hypnotisé aux associations de puissances qui lui échappent et dont il est pourtant l’instigateur... L’hypothèse, à dire vrai, ne présente rien de révolutionnaire : Lyotard souligne que « le langage du rêve paraît n’être pas plus et pas moins que le langage de l’art. Il en est au principe, il est peut-être son modèle » 639 . Et Freud lui-même proposait déjà cette analogie entre l’artiste et le rêveur, en qui l’instance de censure est provisoirement abolie au profit de l’expression de tendances inconscientes. Il relève ainsi dans la correspondance de Schiller avec Körner un passage relatif à la création artistique, dans lequel le poète décrit une posture créative qui coïncide avec l’abolition de l’intelligence critique :

‘C’est un état peu favorable pour l’activité créatrice de l’âme que celui où l’intelligence soumet à un examen sévère, dès qu’elle les aperçoit, les idées qui se pressent en foule. Une idée peut paraître, considérée isolément, sans importance et en l’air, mais elle prendra parfois du poids grâce à celle qui la suit ; liée à d’autres, qui ont pu paraître comme décolorées, elle formera un ensemble intéressant. L’intelligence ne peut en juger si elle ne les a maintenues assez longtemps pour que la liaison paraisse nettement. Dans un cerveau créateur tout se passe comme si l’intelligence avait retiré la garde qui veille aux portes : les idées se pressent pêle-mêle, et elle ne les passe en revue que quand elles sont une masse compacte. Vous autres, critiques, vous avez honte ou peur des moments de vertige que connaissent tous les vrais créateurs et dont la durée, plus ou moins longue, seule distingue l’artiste du rêveur. 640

Sauf que l’artiste, dans notre cas, est « plusieurs », et que donc, il parle ; il “parle” sa création. La répétition théâtrale, parce qu’elle est une forme collective, donne à voir et à entendre les processus à l’œuvre dans toute création artistique : elle oralise, verbalise chacune des étapes qui vont de la pulsion première, obscure et insondable, à l’élaboration d’une manifestation offerte à la perception. La rhétorique du metteur en scène est alors ce vecteur, ce médiateur par lequel le rêve de mise en scène prend forme, et où sont observables des opérations analogues à celles qui sont constitutives du « travail du rêve » : ce dernier, rappelons-le, consiste en une transposition, par condensation, déplacement et dramatisation, des « pensées latentes » en un « contenu manifeste ». Il permet à Freud de dire que « les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes ; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une traduction (Uberträgung) des pensées du rêve dans un autre mode d’expression. » 641 . Il est tenant ici de rappeler les innombrables propositions visant à établir l’analogie, voire l’identité, entre travail de mise en scène et travail de traduction, ou transposition d’un mode d’expression dans un autre - étant entendu que ce qui est « traduit » ou « transposé » est une lecture du texte, plus que le texte lui même - pour suggérer qu’on puisse lire dans les écrits de Freud sur le rêve quelque chose comme une théorie de l’art de la mise en scène qui se serait ignorée...

Notes
638.

Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, 1900, trad. française par I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, réed. 1996, p.95.

639.

J.-F. Lyotard, Discours,Figure, op.cit., p.260.

640.

Op. cit.p.96

641.

S. Freud, L’Interprétation des rêves, p.241.