Le travail du rêve

Si l’on s’en remet à la manière dont Jean-François Lyotard prolonge et commente la théorie freudienne relative au procès onirique, le parallèle entre travail du rêve et travail de mise en scène devient plus flagrant encore : « Le problème du travail du rêve est donc celui de savoir comment, avec un énoncé pour matière, peut être produit un objet qualitativement différent, encore que signifiant. Le travail n’est pas une interprétation de la pensée du rêve, un discours sur un discours ; pas davantage une transcription, discours à partir d’un discours ; il est sa transformation » 642 . Il peut sembler hasardeux de rechercher dans le processus de création théâtrale des équivalents à ces éléments de la théorie freudienne du rêve : il ne faut pas confondre cet « énoncé » premier, qui fait la « matière » du rêve, avec le texte de théâtre. Cet « énoncé-matière », c’est dans la proposition de Lyotard « la pensée du rêve », qui correspond dans la terminologie freudienne aux pensées latentes. Le parallèle que nous nous efforçons d’établir entre procès onirique et travail de mise en scène ne peut rechercher ces pensées « latentes » que dans la parole de mise en scène. Il nous semble qu’on peut identifier dans cette parole un versant qui correspond à la formulation de pensées « latentes »: il est lié en partie à ce que nous avons appelé le travail dramaturgique. Dans toute cette parole métatextuelle, il semble que le texte de théâtre puisse jouer comme une partie de ces éléments de réalité auxquels se frotte une subjectivité qui les perçoit, les interprète et les associe, déployant à partir de lui des « pensées ». Il faut y ajouter ce que nous avons appelé l’inventio de la parole de mise en scène, c’est-à-dire tout le matériel convoqué à des fins d’argumentation, que ce matériel relève du raisonnement ou de l’analogie. Le discours que formule, au fil des répétitions, le metteur en scène - ses choix, ses interprétations, ses raisonnements, ses associations d’idées - correspondrait au déploiement des pensées latentes qui vont constituer le matériel du « rêve », c’est-à-dire du spectacle - déploiement dont l’aspect chaotique a été observé par Freud :

‘Les pensées du rêve que l’analyse nous fait connaître s’offrent à nous comme un complexe psychique d’une construction aussi embrouillée qu’il est possible. Ses éléments entretiennent entre eux les relations les plus diverses ; ils sont faits de premier plan et d’arrière plan, de conditions, de digressions, d’explications, de démonstrations et d’objections 643 .’

La caractérisation de ce matériel psychique appelé à nourrir le rêve n’est pas sans rappeler les phénomènes digressifs, les problèmes de hiérarchisation des éléments de sens, le travail d’analyse et d’argumentation pseudo-logique observables dans le discours de mise en scène. On objectera que le déploiement oral de ce matériel est déjà une manifestation, qui ne ressortit conséquemment pas du domaine de la latence que Freud explore. Nous maintenons malgré tout cette analogie, dans la mesure où le traitement que va subir ce « matériel » présente de fortes similitudes avec ce que Freud nomme le travail du rêve : la rhétorique du discours de mise en scène, à l’instar du processus onirique, cherche à transformer un matériel initial afin de le transposer dans un autre mode d’expression :

‘Si maintenant un rêve doit naître de tout cela, ce matériel psychique est soumis à une pression qui le condense énergiquement, à un émiettement intérieur et à un déplacement qui créent en quelque sorte de nouvelles surfaces. 644

Nous reviendrons ultérieurement sur les différentes transformations (condensation et déplacement) opérées par le travail du rêve sur le matériel psychique initial. Ce qui nous intéresse ici est la façon dont Freud analyse les modalités, notamment verbales, de cette transformation : parlant des « premières pensées du rêve qu’on développe par l’analyse », il remarque « qu’elles ne semblent pas données dans les formes linguistiques sobres dont notre pensée se sert de préférence » 645 - notons que ces premières pensées issues, dans l’ordre chronologique, de l’analyse a posteriori du rêve, fondent, dans l’ordre logique du processus onirique, le préalable du rêve : elles constituent son ultime forme linguistique avant de se convertir en scène visuelle. Or, Freud remarque que ces pensées, au lieu de se présenter à nous dans des formes linguistiques sobres,« sont au contraire figurées de manière symbolique par des comparaisons et des métaphores, en quelque sorte dans une langue poétique et imagée » 646 . La langue poétique n’est pas pour rien qualifiée d’imagée : ce que la figure poétique offre, au sein de la langue, c’est sa capacité à faire image ; l’hypothèse de Freud soutient ainsi la nôtre, selon laquelle la figure de rhétorique est le préalable nécessaire (nous avons dit parfois aussi : la préfiguration) à la figuration visuelle :

‘Il n’est pas difficile de trouver ce qui motive cette contrainte qui pèse sur l’expression des pensées du rêve. Le contenu du rêve consiste le plus souvent en situations visualisables ; les pensées du rêve doivent donc tout d’abord recevoir une accommodation qui les rende utilisables pour ce mode de figuration. 647

Voici donc métaphores, métonymies, et plus largement toute la rhétorique des figures clairement identifiées comme des « accommodations » verbales nécessaires à la transposition dans une forme visuelle. Elles sont, dans le fait linguistique, le préalable à une figuration non linguistique - disons non exclusivement linguistique. On peut donc, moyennant quelques adaptations, postuler l’équation suivante : aux pensées latentes correspondrait ce que nous avons appelé l’inventio du discours de mise en scène - il inclut tout ce qui relève de la relation métatextuelle, puisqu’il prend notamment appui sur le texte, qu’il relève de l’analyse, du raisonnement ou de l’analogie. Au travail du rêve correspondrait, globalement, l’elocutio de ce même discours : travail de figuration dans la langue.

Notes
642.

J.-F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p.241.

643.

S. Freud, Sur le rêve, Vienne, 1901, trad. française de Cornelius Heim, Paris, Gallimard, 1988, p.93.

644.

Op. cit.p.93.

645.

Ibid., p.91.

646.

Ibid., p.91.

647.

Ibid., pp.91-92