Procédés de figuration : condensation et déplacement

Dans L’interprétation des rêves, qui précéda la publication de Sur le rêve, Freud s’étendait beaucoup plus longuement sur cette opération de transformation verbale qui précède, autorise, et déclenche la formation visuelle du rêve : il notait, dans une langue elle-même fort imagée, qu’une « expression abstraite et décolorée des pensées du rêve fait place à une expression imagée et concrète ». L’utilité d’une telle « traduction » d’une langue abstraite à une langue figurée était déjà posée : « ce qui est imagé peut être figuré dans le rêve », donc « la pensée du rêve, inutilisable sous sa forme abstraite » doit être « transformée en langage pictural » 648 . À cette dynamique du figural nécessaire pour déclencher la scène visuelle à partir de l’abstraction des pensées, telle qu’elle est postulée par Freud, répond exactement la proposition de Jean-Pierre Vincent, qui identifiait la fonction du metteur en scène en ces termes : « c’est le traducteur universel des positions dramaturgiques, dans un langage possible pour déclencher l’imaginaire dans le corps et la sensibilité de l’acteur. Un acteur ne peut pas travailler sur des commandement abstraits. Le déclenchement de l’acteur pour réaliser un certain nombre de choses dites en dramaturgie ne se fait pas seulement en disant la dramaturgie. Il faut la traduire, il faut raconter des histoires, il faut imager des abstractions et ruser aussi, faire parfois de longs détours pour y arriver. Ça c’est l’art de la direction d’acteur » 649 . Émerge ici une différence fondamentale entre travail du rêve et travail de mise en scène : la médiation par l’imaginaire, puis le corps, de l’acteur. La « scène visuelle » à laquelle aboutit le travail de mise en scène est en effet une scène réelle, où se sont les acteurs qui incarnent le « contenu manifeste » du rêve. La figure dans la langue ne suffit pas à déclencher la scène visuelle : il faut encore qu’elle déclenche en effet chez l’acteur une motion, qu’elle se traduise par des manifestations dans son jeu. La rhétorique de l’inconscient, qui dans le for intérieur du rêveur se suffit à elle-même, où les mots peuvent spontanément faire image, doit dans la répétition de théatre se muer en parole persuasive, motivante, pour qu’advienne à la scène des formes susceptibles de manifester les pensées latentes. C’est ici l’Autre du rêveur qui est en position de faire image, concrètement, et cet Autre, l’acteur, indroduit, cela va sans dire, une altérité, une altération de ce qui dans la parole du metteur en scène tendait à faire image. Bienheureuse altérité, dont le metteur en scène se nourrit en retour, et qui re-suscite le déploiement de pensées latentes, appelées à nouveau à être muées en figures... Le rêve de mise en scène, pendant le temps des répétitions, est en constante formation, en mutation perpétuelle, où une multitude de « scènes visuelles » - les propositions dans le jeu d’acteur - nourrit le constant redéploiement des pensées latentes. Il convient donc de ne pas prendre le parallèle entre mise en scène et travail du rêve pour argent comptant, et de garder présentes à l’esprit les évidentes limites d’une telle analogie.

Ainsi ce travail de figuration dans la langue observé par Freud comme préalable nécessaire au déclenchement de la scène visuelle est-il analysé, dans L’Interprétation des rêves, comme une des modalités du déplacement qu’il identifie, avec la condensation, comme un des principes de la formation du rêve. Il est assez aisé de transposer ces principes à notre champ d’étude, et de vérifier que l’élocutio de metteur en scène procède lui aussi par déplacement et condensation : on pourrait se contenter de dire ici que toute métaphore, d’une manière générale, résulte d’une condensation sur le plan syntagmatique, et d’un déplacement sur le plan paradigmatique ; et conclure ainsi à une analogie évidente entre la rhétorique figurale et le procès onirique. On peut aussi exploiter davantage la notion de condensation : à son sujet, Freud remarque qu’ « on ne trouve pas un élément du contenu du rêve dont les fils associatifs ne partiraient dans deux directions ou davantage, pas une situation qui ne soit faite d’un assemblage de deux impressions et de deux expériences, ou davantage ». Les éléments du rêve se trouvent ainsi être le résultat de la condensation de plusieurs pensées latentes dont le carrefour a fait l’objet d’une sorte de cristallisation, ce qui peut donner l’impression que le rêve est « laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêves » 650 . Il n’est que de comparer l’ampleur du volume textuel constitué par la parole de mise en scène, et sa « réalisation » dans le temps de la représentation, pour se convaincre de ce que dans le procès créatif théâtral aussi, le travail de condensation est prééminent. Très souvent, l’organisation « spiralée » de l’interaction de répétition, qui repasse à maintes reprises sur une même scène en la nourrissant d’un matériel verbal différent à chaque fois, crée ce phénomène de démultiplication des fils associatifs tissant une seule et même situation, sans en passer par une rhétorique de la condensation ; ce n’est pas ici la figure rhétorique qui organise cette convergence du multiple, mais la labilité de l’oral, qui autorise son propre recouvrement sous la forme d’une stratification (puisque toute parole est censée, malgré tout, faire trace). Par ailleurs, on peut observer dans l’usage de la comparaison, et plus largement de la fonction analogique dans le discours de mise en scène, un principe de condensation qui organise « rhétoriquement » cette convergence des expériences multiples en une seule et même situation. Le personnage, horizon de la rhétorique du metteur en scène, se prête volontiers, on l’a vu, à cette forme de cristallisation d’une multiplicité des références associatives, donnant lieu à un phénomène de superposition qui rappelle vivement le processus onirique tel qu’il est commenté par Freud :

‘Le travail du rêve procède alors comme Francis Galton pour la production de ses photographies de famille [il plaçait plusieurs photographies sur une même plaque sensible afin de faire ressortir les ressemblances au sein d’une même famille]. Il superpose en quelque sorte les différents composants ; l’élément commun ressort alors nettement dans le tableau d’ensemble, les détails contradictoires s’effacent en quelque sorte réciproquement. Ce processus de production explique aussi, en partie, les déterminations flottantes, d’un flou singulier, de très nombreux éléments du contenu du rêve. 651

Il semble bien que le discours de mise en scène, en démultipliant les analogies s’agissant des personnages, procède par superposition des références ; l’image de la plaque photographique a ceci d’avantageux qu’elle permet de rendre compte de la coexistence, sur un même plan (c’est-à-dire sans hiérarchisation) de toutes ces impressions lumineuses qui composent selon des lignes nécessairement flottantes un être unique. Si l’on voulait poursuivre l’analogie entre le travail de direction d’acteur dans la construction du personnage et le procédé photographique, il faudrait néanmoins apporter cette nuance considérable, que l’acteur est une plaque sensible singulière, qui « fonctionne » selon des affinités chimiques qui lui sont propres : dans l’hypothèse (un peu oiseuse et purement théorique) où deux acteurs recevraient strictement les mêmes indications, les mêmes émissions lumineuses, il paraît évident que le rendu divergerait nettement d’un individu à l’autre, le « support sensible » étant à chaque fois parfaitement unique. C’est là toute la limite d’une comparaison entre l’art théâtral, qui produit des formes rigoureusement uniques, et l’art photographique, caractérisé par sa reproductibilité mécanique et chimique - mais la réserve doit alors être opposée à l’hypothèse freudienne, qui compare l’expérience (elle aussi) unique du rêveur à la mécanique photographique...

La notion de déplacement réclame elle aussi quelques développements, et quelques précautions, si l’on entend la reverser dans notre champ d’étude. Non que les procédés de déplacement ne puissent pas prendre une part relative au travail de figuration à l’œuvre dans la rhétorique théâtrale : en un sens la présence massive de la fonction analogique, tous ces « détours » et ces « ruses » dont parle Jean-Pierre Vincent, peuvent être conçus comme un travail de déplacement. Mais il apparaît que cette esthétique du détour recouvre des formes et des fonctions qui ne sont pas totalement comparables à celles que Freud attribue au déplacement. Dans notre corpus les détours analogiques ont été identifiés comme des procédures de collecte de « matière nourricière », participant davantage de l’élaboration et de l’amplification de l’inventio que d’une modalité de figuration. De son côté, Freud désigne par ce terme l’une des modalités de la figuration, qui consiste en un travail de hiérarchisation inverse du matériel, par un phénomène de « transvaluation psychique », qui tend à donner aux éléments accessoires une importance spectaculaire, et à noyer dans le flou les éléments fondamentaux :

‘Tout ce qui, dans les pensées oniriques, se trouvait périphérique et était accessoire, se trouve, dans le rêve manifeste, transposé au centre et s’impose vivement aux sens ; et vice versa.’

Ce procédé est observable dans le travail d’élaboration de la représentation, mais, nous semble-t-il, d’une façon moins systématique, et donc moins significative, que dans le rêve. On peut ainsi citer, pour maintenir le parallèle qui s’esquisse entre la théorie freudienne et la rhétorique de Jacques Lassalle, ces propos du metteur en scène, qui paraissent évoquer quelque chose de l’ordre d’une esthétique du déplacement :

‘Encore faut-il accepter de changer de regard. Pour dire le plus, montrer le moins, choisir le hors-champ, le fragmentaire, la voix blanche, le plan fixe, le silence, car nous savons bien [...] que l’essentiel se joue ailleurs que sur la scène. Ailleurs, c’est-à-dire dans les têtes. 652

On voit apparaître ici un certain nombre de concordances entre l’une et l’autre approche : il s’agit bien d’un déplacement du regard vers la périphérie - le « hors-champ », et notamment la périphérie du verbal (et donc du texte de théâtre, qu’on serait en droit de juger de prime abord comme un objet central, surtout pour un metteur en scène littéraire comme l’est Jacques Lassalle), puisqu’il privilégie le silence, ainsi que la voix blanche qui s’oppose à l’hyper-expressivité théâtrale. L’idée est bien, comme dans le rêve, que tout se passe dans un ailleurs (« dans les têtes ») à quoi le rêve ou la scène renvoie allusivement, par signes discrets. Certes nous sommes là dans la conception de la mise en scène propre à Jacques Lassalle, que rien ne nous autorise à étendre à l’ensemble des metteurs en scène, et ces considérations ne valent, finalement, que pour celui qui les énonce. Pourtant il semblerait que l’on puisse risquer une généralisation en rappelant ce principe formulé par Vitez, que bien des praticiens reprennent à leur compte, selon lequel la mise en scène s’attache à montrer ce que le texte ne dit pas. Dans ce sens il pourrait y avoir un phénomène de « transvaluation » dans la mise en scène, qui ôterait au verbal sa primauté initiale, pour investir ce qui, au plan textuel, ne constituait que sa périphérie latente, périphérie que la parole métatextuelle explore autant qu’elle l’établit.

Notes
648.

L’Interprétation des rêves, p.292.

649.

« Celui qui est dehors tout en étant dedans », entretien réalisé par Théâtre/Public avec Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux, in Théâtre/Public n°67, janvier-février 1986, p. 46.

650.

L’Interprétation des rêves, p.242.

651.

Sur le rêve, p.76.

652.

Jacques Lassalle, « Trace (la mémoire allemande) », programme du Théâtre de l’Athénée pour Olaf et Albert, de Heinrich Henkel, 1978, réed. in Pauses, p.171.