Le travail de la censure : les règles de l’art

Mais si l’on poursuit cette investigation de la théorie psychanalytique, apparaît bientôt un nouveau principe théorique qui réclame d’être adapté à notre objet : Freud en effet situe l’origine du déplacement dans le travail de la censure et du refoulement opéré par l’instance critique partiellement active lors du sommeil. Cette instance déplacerait les intensités psychiques à des fins de dissimulation, occultant le matériel le plus inavouable, en quelque sorte. Voici donc resurgir cette censure dont on a vu d’abord qu’elle devait être abolie pour que puisse advenir le matériel du rêve, pour que puisse avoir lieu tout phénomène créatif, et qui revient in extremis donner forme à ce matériel... Quelle est-elle donc, cette censure, transposée à la parole de répétition ? À l’évidence il serait abusif d’identifier les phénomènes de déplacement à l’œuvre dans l’élaboration du spectacle à des procédés de dissimulation de l’inavouable - nous ne pensons pas qu’il soit pertinent de recourir à la notion de refoulement s’agissant de la création artistique 653 . Mais sans doute ne faut-il pas pour autant évacuer totalement la notion de « censure » : en la rapprochant de l’instance sélective dont Freud identifie le travail dans ce qu’il nomme l’élaboration secondaire, nous pouvons sans peine en repérer l’homologue dans le travail de mise en scène. Il s’agit pour Freud de la contribution de la pensée de la veille à la formation du rêve, qui fonctionne comme instance sélective, régulative, et comme instance de ligature :

‘La fonction qui censure, dont nous n’avons jusqu’ici constaté l’influence que dans les limitations et les omissions du contenu du rêve, peut aussi produire des adjonctions et des accroissements [...] ces adjonctions n’interviennent que là où elles peuvent servir à créer une liaison entre deux morceaux du contenu, permettre l’assemblage de deux parties du rêve. [...] Je ne saurais lui dénier absolument toute activité créatrice. Mais assurément son influence, comme celle des autres facteurs, se manifeste surtout par une préférence, un choix fait dans le matériel psychique des pensées du rêve, matériel déjà formé. 654

Assurément cette « élaboration secondaire », ce travail de mise en forme du matériel, liaison, organisation, mais aussi déplacement, est un principe actif dans l’élaboration du spectacle ; comment nommer l’instance d’origine de cette activité, sinon « exigence esthétique » ? S’il y a censure en effet dans l’activité créatrice, elle réside dans ce contrôle exercé par la conscience du créateur en référence aux valeurs esthétiques qui sont les siennes ; à la différence de l’élaboration secondaire observée par Freud dans le travail du rêve, cette instance ne vise pas tant une cohésion intelligible (encore celle-ci, comme nous le verrons, est-elle la plupart du temps recherchée par les metteurs en scène figurant dans notre corpus), qu’une conformité de l’œuvre à des principes esthétiques que l’artiste se fixe à lui même. C’est au nom de ces principes, formulés ou non, conscients ou non, que le metteur en scène peut être amené à sélectionner, lier, déplacer des éléments de jeu advenus sur le plateau, procédures liées au jugement esthétique : ces éléments de jeu sont désormais tenus pour des « signes » susceptibles de s’inscrire ou non dans le « texte » de la représentation qu’il entend écrire, en fonction de leur « justesse » en terme de signification, ou de leur« valeur » sur le plan esthétique. C’est sur l’élaboration, l’évaluation et la sélection progressive de ces signes qu’il convient maintenant de se pencher.

Notes
653.

Précisons : rechercher de tels phénomènes de “refoulement” nous conduirait à entreprendre une psychanalyse sauvage des artistes dont nous observons le travail, débusquant partout où il est possible dans leurs œuvres le non-dit, en termes de contenu et non plus de principe. Ceci n’est évidemment pas notre propos.

654.

S.Freud, L’Interprétation des rêves, p.417.