IV L’avènement dialectique du signe théâtral

La vaste investigation qui précède pourrait sembler bien vaine si elle ne tournait son regard, in extremis, vers la scène et ce qui y advient en « réponse » à ce flot baroque de la parole de mise en scène. Puisqu’il nous a semblé que la rhétorique du discours de mise en scène pouvait notamment être qualifiée telle pour ce qu’elle visait une efficace pragmatique, nous ne pouvons guère nous dérober à l’observation concrète de cette efficace, sur le plateau. Puisqu’en outre il est apparu que la parole de mise en scène avait essentiellement pour vocation de nourrir le jeu de l’acteur, c’est sur cet « objet » problématique, le jeu de l’acteur, qu’il nous faut désormais concentrer nos forces, afin de déceler la manière dont parole et jeu s’articulent et s’infléchissent réciproquement. Il nous faut alors nous aventurer dans la description et l’analyse de signes non-verbaux, puisque c’est par eux que se manifeste le jeu de l’acteur, et recourir à des concepts et à une terminologie élaborés par la sémiologie.

Des analyses sémiologiques ont déjà entrepris de baliser un tel champ d’étude : Tadeusz Kowzan, Anne Ubersfeld, Patrice Pavis 655 , en établissant une sémiologie théâtrale, ont mis en place un certain nombre d’outils conceptuels propres à décrire le « texte » qu’est le jeu de l’acteur. Mais de ce balayage théorique il est souvent sorti plus de questions que de réponses : Tadeusz Kowzan, par exemple, s’arrête sur le problème des signes « naturels » ou « artificiels », « motivés » ou « arbitraires », voire « conventionnels » dans le jeu d’acteur, signalant leur enchevêtrement, et notant l’extrême difficulté de leur partage pour le récepteur 656 . Il ajoute que le problème de « l’unité comme base de découpage du spectacle » est « la pierre philosophale » 657 de la sémiotique du théâtre, et il est évident que ce problème des unités est plus aigu encore dans le découpage du jeu de l’acteur que dans celui des autres composantes de la représentation... Patrice Pavis, lui, évacue et invalide définitivement cette question des unités minimales : il est « inutile de chercher dans le continuum de la représentation des unités minimales », et « l’unité minimale n’est plus la pierre philosophale qui décomposerait le spectacle comme par enchantement » 658 . Malgré cette éviction, la question du « découpage » vient tout de même grossir « l’énumération attristée des questions en suspens et des blocages » 659 auxquels se heurte tout sémiologue de la représentation... Une des échappatoires possibles consiste alors à aborder le spectacle en respectant « la ou les vectorisations possibles de l’ensemble de la mise en scène  », la vectorisation étant conçue comme un groupement dynamique de signes, tendant vers une signification plus qu’ils ne l’articulent de manière stable et définitive 660 . La question qui se posera alors pour nous est de savoir comment on peut appliquer cette approche « vectorielle » des signes à l’analyse du jeu de l’acteur, particulièrement rétif à un déchiffrement organisé. Pour Anne Ubersfeld, en effet, les questions en suspens se font « irritantes » 661 , s’accumulant notablement autour de la question du jeu de l’acteur : le comédien est ce sur quoi « se fait la butée de toute sémiotique du théâtre » 662  : « Le comédien émet une série considérable de signes qui sont non-linguistiques, et qui peuvent - ou non - être traduits linguistiquement par le spectateur. Des signes non seulement justiciables des codes non verbaux, mais qui sont enchevêtrés, polyvalents, difficiles à isoler. La tentation est grande de tenir le travail de l’acteur pour inanalysable, et de se replier sur une vue subjectiviste et mystique. » 663

Sans prétendre résoudre tous les problèmes auxquels se heurte une utopique « sémiologie du jeu d’acteur », il nous semble que l’approche spécifique de notre propre entreprise, qui consiste en une observation de la genèse verbale de la représentation, et donc de la mise en forme, par la parole, de ses signes, offre une salutaire échappatoire pour tenter d’explorer ce « mystère » sans céder à cette « tentation ». C’est là un changement de regard pour le moins radical : la sémiologie s’est constituée dès l’abord en se tenant du côté de la réception des signes, et Anne Ubersfeld ne déroge pas à ce principe, qui affirme que « qui parle de sémantique tourne nécessairement son regard vers la réception » 664 . Certes, les signes de théâtre ne sont tels que parce qu’ils sont perçus et « lus » par un public - de nos jours on dit plutôt « le spectateur » - qui achève le procès sémantique de la représentation ; mais l’assemblée des spectateurs ne constitue pas à elle seule l’instance de réception de la sémiotique théâtrale. Pour advenir, cette sémiotique réclame d’être constituée par les inventeurs de signes que sont les praticiens de théâtre, selon un procès créatif qui en passe nécessairement, nous le verrons, par des étapes de « lecture » du signe. Aussi nous semble-t-il possible d’apporter notre propre pierre à la sémiotique théâtrale, en levant le voile sur la genèse du signe théâtral ; ce faisant nous pourrons apporter un modeste éclairage aux épineuses questions qu’une sémiologie de la seule réception laissait en suspens : en vrac, et telles qu’elles figurent textuellement dans le deuxième volume de Lire le Théâtre, « signe arbitraire, signe motivé, comment les distinguer sur scène ? » 665 , « Le comédien est-il la chose du metteur en scène, objet sémiotique comme les autres objets de la représentation, ou bien est-il l’auteur des signes qu’il émet ? » 666  ; enfin, last but not least : « Peut-on dire que le signe théâtral ait un signifié, même isolé ? » 667 .

Cette dernière question, relative au signifié du signe non linguistique, en a « irrité » plus d’un, et excède amplement la problématique de la sémiotique théâtrale : elle se trouvait déjà soulignée par Roland Barthes dans l’Aventure sémiologique, où pourtant il esquissait une piste de travail propre à la résoudre qui nous semble ne pas avoir été exploitée  :

‘En sémiologie, on peut cependant rencontrer des systèmes dont le sens est inconnu ou incertain : qui peut assurer qu’en passant du gros pain au pain de mie, ou du bonnet à la toque, on passe d’un signifié à un autre ? Le sémiologue disposera ici d’institutions-relais ou métalangages qui lui fourniront les signifiés dont il a besoin pour commuter  : l’article gastronomique ou le journal de mode ; sinon, il lui faudra observer plus patiemment la constance de certains changements et de certains retours, comme un linguiste qui se trouverait devant une langue inconnue. 668

Un point d’appui au sémiologue en quête de signifiés est donc identifié ici, sous la forme de « métalangages » et « d’institutions-relais » : les articles gastronomiques, le journal de mode... Pour la sémiologie théâtrale, donc, les articles critiques ou scientifiques relatifs à tel ou tel spectacle. Mais c’est encore s’en tenir scrupuleusement à la posture du récepteur, et se contenter de ce qui est donné à lire « au public ». Y a-t-il donc une transgression suprême de la méthode sémiologique dans le fait d’aller voir du côté de la fabrication des signes, dans ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Barthes, « la cuisine du sens » 669 , où justement le métalangage, si précieux au sémiologue, se déploie abondamment, sans aucune contrainte éditoriale ? Pourquoi se contenter de l’étude des institutions-relais, et se priver de celle de l’» institution-matrice », ou de « l’institution-source » que constitue, à sa façon (très libre et chaotique), la répétition théâtrale, creuset au cœur duquel se façonne le signe théâtral ? Si, comme l’affirme Anne Ubersfeld, « le processus théâtral est celui de la sémiotisation d’un être humain » 670 , il peut sembler fort instructif d’aller voir de plus près le processus même de cette sémiotisation...

Notes
655.

Cf. Notamment : Tadeusz Kowzan : Sémiologie du théâtre, Paris, Nathan, 1992 ; Anne Ubersfeld : Lire le théâtre, Paris, Belin, 1996 ; Patrice Pavis : L’Analyse des spectacles, Paris, Nathan, 1996. Il s’agit d’un aperçu des principales publications francophones.

656.

Tadeusz Kowzan, Sémiologie du théâtre, p. 44.

657.

Kowzan reprend ici l’expression de Keir Elam, in The semiotics of Theatre and Drama, London-New York, Methuen, 1980, p. 49. Cité dans Sémiologie du théâtre, p. 176.

658.

Cf. L’Analyse des spectacles, p. 16.

659.

Patrice Pavis, op.cit., p. 27.

660.

Cf. Patrice Pavis, ibid. : “ On conçoit plutôt les signifiants comme en attente de signifiés possibles et on repense la notion de signes individualisés pour établir des séries de signes groupés selon un procédé que l’on pourrait décrire comme une vectorisation ”, in L’Analyse des spectacles, p. 18.

661.

Anne Ubersfeld intitule ainsi tout un chapitre de son ouvrage consacré à la sémiotique du jeu de l’acteur : “De quelques irritantes questions préalables”...

662.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, L’École du spectateur, p. 138

663.

Op. cit. , p. 138

664.

Ibid., p. 25

665.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 48.

666.

Op. cit., p. 139.

667.

Ibid., p. 24.

668.

Roland Barthes, “ Eléments de sémiologie ”, in L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 60.

669.

Roland Barthes, “ La cuisine du sens ”, titre d’un article paru dans Le Nouvel Observateur, 10 décembre 1964. Il écrit notamment dans cet article que “ le sémiologue, comme le linguiste, doit entrer dans la cuisine du sens ”. Réed. in L’Aventure sémiologique, p. 228.

670.

Lire le théâtre II, p. 138.