1) L’acteur comme signe : icone, symbole ?

L’activité théâtrale conçue comme « sémiotisation d’un être humain » a pour vocation de faire de cet être humain - l’acteur - un signe : sa présence doit représenter une forme absente - le personnage. Le préalable en tant que tel ne fait aucune difficulté, mais se complique sensiblement lorsque l’on soulève la question de la nature de la relation qui unit ces deux relata : peut-on parler d’icone ou de symbole, donc d’une relation analogique entre les deux relata du signe, alors que le « personnage » est une donnée virtuelle, imaginaire et variable selon les mises en scène ? Si le rôle de Dom Juan a pu être interprété au cours du siècle par des comédiens aussi divers que Louis Jouvet, Michel Piccoli, Gérard Desarthe, Andrzej Seweryn (et tant d’autres), que dire de la relation analogique censée lier chacun d’entre eux au personnage ? Encore une analogie restrictive, dans cet exemple, peut-elle être formulée sans trop de difficulté : il s’agit à chaque fois d’un homme, d’une quarantaine d’années... Mais quand on sait que Sarah Bernhardt a pu prêter sa voix et son corps au personnage d’Hamlet, et que l’on prend en considération la liberté créative du metteur en scène dans la mise en place de sa distribution, on ne peut plus guère postuler une quelconque stabilité dans la relation entre le personnage et son « icone » vivant sur scène.

Certes, il y a, du côté du personnage, un invariant, constitué par l’ensemble des énoncés que le texte lui attribue ; mais à partir de ce support les différents metteurs en scène élaborent une lecture, une interprétation du personnage qui se manifeste dès le choix de l’acteur distribué dans tel rôle, et se traduit en outre par des indications de mise en scène propres à cette lecture, qui infléchiront la manière de proférer les énoncés. On peut reprendre ici l’opposition formulée par Peirce, et commentée par Anne Ubersfeld, entre le type et le token ; si l’on admet que le « type » est la « signification générale d’un énoncé, quelles que soient les conditions où il est émis », et que le « token » (ou occurrence) est la « manifestation concrète, unique, au cours de laquelle l’énoncé est proposé » 671 , on comprend bien que le type du texte théâtral peut donner lieu à un nombre infini de token, et que c’est dans cette vaste marge de manœuvre que prend place la créativité théâtrale. Choisir tel acteur plutôt que tel autre pour jouer un rôle, c’est déjà infléchir le token ; puis, réclamer que tel énoncé soit proclamé ou chuchoté, adressé au public, à soi-même ou à un partenaire de jeu, dans une attitude physique de repli ou d’ouverture, c’est, toujours et encore, de la part du metteur en scène, une manière de façonner le token conformément à l’idée qu’il se fait du personnage.

Aussi convient-il de préciser que si analogie il y a, ce n’est pas de l’acteur au personnage stricto sensu, mais de l’acteur à l’idée que le metteur en scène se fait du personnage - d’où l’importance de la parole de mise en scène, qui exprime d’abord verbalement cette représentation « idéale », en décrivant ce référent imaginaire. Mais, là encore, de l’acteur au référent imaginaire, l’analogie doit être relativisée : le metteur en scène ne crée pas de toutes pièces, comme un peintre ou un sculpteur, l’icone qui représentera fidèlement la forme que sa lecture de la pièce a façonnée dans son imagination : il choisit un acteur. Or, chez l’acteur aussi, il y a de l’invariant : il se caractérise par ce qu’Anne Ubersfeld appelle des « signes involontaires » 672 qui sont le timbre ou le grain de sa voix, sa stature, la forme de ses traits, son éventuelle aura, toutes données sur lesquelles il n’a pas prise. Ces qualités sémiotiques propres et invariables, le metteur en scène les a certes choisies (encore n’est-il pas toujours totalement libre dans l’élaboration de sa distribution 673 ), mais comme un ensemble insécable, un « texte » déjà complexe ; tout au plus le metteur en scène pourra-t-il nommer certaines de ces « qualités », et témoigner de leurs effets, afin de faire prendre conscience à l’acteur des signes dont il est naturellement porteur, mais ce n’est pas sur eux que le procès de sémiotisation visé par la parole de mise en scène aura prise.

En somme le procès de sémiotisation propre à l’activité théâtrale a affaire à un matériel dont une grande part est invariable : c’est en quelque sorte la « partie positive », le « support de la signification » 674 , constitué d’une part par le texte de théâtre, matériel linguistique qui ne saurait subir de modification 675 , et d’autre part par la personne de l’acteur, « matériau » humain dont certaines déterminations sont invariables. Bien sûr, la rencontre de ces deux matériaux est déjà à elle seule une opération qui « fait » sens - faire jouer le rôle du Dealer de La Solitude par un homme noir ou un homme blanc est déjà un parti pris de mise en scène, suffisamment significatif pour que Koltès se soit offusqué de l’une des deux options - mais qui n’épuise nullement le procès de sémiotisation dont la répétition est le laboratoire. Pour qu’il y ait procès de sémiotisation, il faut pouvoir fabriquer du différentiel, il faut qu’il y ait variabilité, transformation possible : il faut qu’il y ait, comme on dit, du « jeu »... d’acteur, en l’occurrence.

Notes
671.

Cf. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 43.

672.

Cf. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 140.

673.

Pour d’évidentes raisons économiques (certains acteurs sont plus “chers” que d’autres), pratiques (disponibilité des uns et des autres) et parfois institutionnelles (lorsque le théâtre dispose d’une troupe permanente).

674.

Roland Barthes fait remarquer que, à la différence du système linguistique exclusivement constitué d’unités différentielles, “dans les systèmes sémiologiques, [...] la matière n’est pas originellement signifiante, [...] par conséquent les unités comprennent probablement une partie positive (c’est le support de la signification) et une partie différentielle, le variant”. Cf. “ Eléments de sémiologie ”, in L’Aventure sémiologique, p. 65.

675.

Nous nous situons là dans une perspective quelque peu théorique, où le metteur en scène s’interdit de modifier la lettre du texte. C’est d’ailleurs la ligne de conduite de nombreux metteurs en scène, mais elle souffre évidemment quelques exceptions : dans le cas de textes particulièrement longs il peut y avoir des coupures (Vitez avec le Soulier de Satin, Jean-Pierre Vincent avec Tout est bien qui finit bien) mais qui portent le plus souvent sur des séquences entières (toute une scène) ; beaucoup plus rarement, il peut y avoir transformation d’unités minimales - nous n’avons rencontré ce type de pratique que dans le cas de figure, assez particulier, où le metteur en scène est l’auteur du texte. Ainsi Roger Planchon, dans la mise en scène des Libertins, se fait-il un honneur de modifier son texte chaque fois qu’une difficulté d’interprétation surgit pour le comédien.