a) Iconicité, mimétisme ?

Dans le domaine du « théâtre de texte » qu’on s’est assigné comme corpus, qui raconte une histoire de manière figurative, ces « unités » fonctionnent le plus souvent comme des signes doubles, à la fois iconiques et indiciels : elles sont l’icone 676 d’unités périverbales avérées dans le monde - telle intonation descendante pour marquer la fin d’une phrase ressemble à ce qui se produit dans une véritable interaction verbale à la fin d’une phrase ; telle mimique de sourcil froncé exprimant la contrariété ou la colère ressemble aux manifestations expressives avérées dans le monde réel. Ces unités sont des icones en ceci qu’elles fonctionnent comme « simulacres du référent » 677 , identifiables du fait de leur ressemblance, partielle ou totale, avec une forme du monde à laquelle elles renvoient. En tant que telles, elles jouent comme indice de tel ou tel état, affect, contenu de pensée... Notons que c’est en vertu de leur caractère iconique qu’elles ont une valeur indicielle : c’est parce qu’elles sont identifiées, reconnues comme analogiques de formes du monde qu’elles peuvent être perçues comme indices des signifiés auxquels elles sont traditionnellement associées dans le monde. Une telle reconnaissance est possible même dans le cas d’icones très stylisés : c’est le cas pour les unités périverbales caractérisant ce que nous pourrions appeler « l’hyperthéâtralité » : déclamation emphatique, effets de pose... D’une part ces unités ont toujours un lien iconique plus ou moins lâche avec des unités du monde (il y a du « théâtre », de l’emphase et de la pose, dans bien des interactions réelles), d’autre part le théâtre - comme institution, cette fois - fait aussi partie du monde, de l’encyclopédie des spectateurs, qui les rend capables de reconnaître, dans un signe théâtral, l’icone d’un signe... théâtral. Enfin les effets « d’augmentation » ou de « diminution » des unités périverbales (Antoine Vitez affirme préférer ces termes empruntés au lexique musical plutôt que ceux « d’agrandissement » ou de « rétrecissement » liés à des métaphores spatiales) 678 n’obèrent nullement le caractère analogique de telles formes : il s’agit en quelque sorte d’anamorphoses de formes du monde, résultant d’opérations transformatives qui n’empêchent nullement leur reconnaissance comme « indices », attirant simplement le regard sur le travail de stylisation et de déformation qu’on a pu appliquer sur la forme de leur manifestation.

Si l’iconicité des signes periverbaux manifestés sur une scène de théâtre n’est pas douteuse, leur caractère « mimétique » pose un problème plus délicat : l’iconicité, souligne Tadeusz Kowzan, s’établit du côté de la réception du signe, dans la ressemblance perçue. Mais le caractère « mimétique » d’un signe « se détermine à l’étape de la création et de l’émission » 679  : est mimétique le signe produit dans l’intention d’imiter un référent quelconque. « Seuls les signes artificiels » précise-t-il, c’est-à-dire les signes émis intentionnellement, « sont susceptibles d’être mimétiques » 680 . À partir de cette distinction, on peut proposer quelques pistes d’analyse : dans le déroulement de la représentation devant les yeux des spectateurs, on peut postuler qu’une immense majorité de signes produits par l’acteur sont mimétiques, produits dans l’intention d’imiter. Pour Kowzan, cela ne fait aucun doute, « le signe théâtral est un signe artificiel » 681 , c’est-à-dire volontairement émis, dans l’intention de signifier. Au passage il évacue l’idée que les signes naturels de l’acteur (grain de la voix, stature...) puissent être tenus pour des « signes de théâtre », en quoi nous sommes tentée de le suivre - mais nous y reviendrons. Si l’intentionnalité est partout dans le jeu d’acteur au moment de la représentation publique, il y a fort à parier qu’il s’agisse d’une intention mimétique : non pas tant, à notre avis, pour imiter les formes du monde que signifient ses manifestations périverbales, que pour imiter le référent qui a été établi au fil des répétitions, référent instable et néanmoins balisé. Le travail de l’acteur, inutile d’y insister, consiste à « refaire » ce qui a été « fait » pendant les répétitions ; qu’il faille le refaire « comme si c’était la première fois » est un autre problème, à quoi travaille également la sémiose des répétitions. Il importe ici d’admettre que ce que l’acteur imite pendant la représentation publique n’est pas tant le réel qui jouxte la salle de spectacle, que le parcours qui a été défini pendant le temps des répétitions. Le théâtre tient décidément de la mémoire, de la « chose remémorée », comme dit Georges Banu 682 , mais d’abord parce que le spectacle porte et manifeste la mémoire de ses propres répétitions.

Justement, le temps des répétitions soulève bien des problèmes, en termes d’iconicité ou de mimétisme des signes du jeu de l’acteur. Un acteur, sur le plateau des répétitions, au moment où il se lance dans l’aventure d’une réplique, d’une tirade ou même d’un jeu muet, émet, déjà, une série considérable de « signes » ; quantité de manifestations périverbales, accompagnant la profération de ses énoncés, sont perceptibles. Leur statut de « signes » est cependant problématique, dans la mesure où l’établissement de leur signifié est aléatoire. Leur iconicité, dirons nous, est en suspens : la question de savoir si ces manifestations périverbales ressemblent à des formes du monde qu’elles sont susceptibles de signifier est aléatoire et subjective. Il dépend d’un regard que ces manifestations soient perçues comme analogiques de certains référents, et il dépend encore de ce regard, de décider à quel(s) référent(s) ces manifestations peuvent renvoyer. L’acteur, privé de ce regard, ne peut lui-même postuler le degré d’iconicité de ses manifestations, puisque, encore une fois, l’iconicité est affaire de réception, et non d’émission. Il ne peut établir avec certitude si ce qu’il émet « ressemble » à quelque chose, ni à quoi exactement cela ressemble. On aura compris que c’est le metteur en scène qui occupe la position de ce regard, qui décide du caractère iconique des formes advenues chez l’acteur, ainsi que du référent auxquelles elles renvoient. Quant à la question du caractère mimétique de ces manifestations périverbales, elle est, proprement, insondable : qui peut dire, parmi la multiplicité de signaux émis par l’acteur en travail, ce qui d’une part relève d’une intention significative, et ce qui d’autre part ne doit qu’à l’effort musculaire, à la fatigue ou au tonus, à une crispation ou à un relâchement passager, d’être apparu ? Qui peut faire le départ entre signes naturels, involontaires d’un côté, et signes « artificiels » de l’autre ? Sans doute l’acteur lui-même ne peut-il apporter de réponse à ces questions. L’expérience du plateau de théâtre (fût-il seulement symbolisé) est suffisamment singulière, atypique, pour brouiller les pistes de l’intentionnalité et de la non-intentionnalité ; à défaut de faire soi-même cette troublante expérience de l’indécidable entre « naturel » et « artifice » dès lors qu’on se tient dans la ligne de mire du regard d’un spectateur, on peut s’en remettre à cette observation livrée par Antoine Vitez à propos de « l’inspiration » du comédien dès lors qu’il est en scène. Dans un entretien avec Fabienne Pascaud, il met l’accent sur la présence très particulière des comédiens sur scène : «Dès qu’ils sont sur la scène, les acteurs sont inspirés ;  ils sont inspirés même quand ils ne sont pas inspirés, ils sont inspirés même quand cela ne va pas bien, ils sont inspirés même quand ils sont fatigués. Ils sont inspirés parce qu’inconsciemment, ils sont sur la scène, ils savent qu’on les regarde, en l’occurrence que je les regarde - enfin le metteur en scène, celui qui a pour tâche de les regarder - et donc quelque chose d’eux devient de l’acteur, devient de leur art » 683 . La frontière entre naturalité et artifice semble s’abolir dans ce que Vitez appelle « l’inspiration » du comédien en travail : dès qu’il est sur scène, « quelque chose » en lui devient de l’acteur, qui ne procède ni de son intentionnalité, ni de son naturel. Les signes qu’il émet prennent leur source dans une sorte de savoir inconscient - « inconsciemment, ils savent » dit Vitez - qu’un regard est porté sur eux, qui les fait jouer, volontairement et/ou involontairement. À ce stade, parler de mimétisme - d’intention d’imiter - dans les signes émis par l’acteur n’a donc guère de sens. C’est à un autre stade de la sémiose théâtrale que le mimétisme intervient, lorsque la parole du metteur en scène vient infléchir ces manifestations périverbales. Mais avant d’envisager cette étape, il convient encore de revenir sur le problèmes des « unités » identifiables dans ces manifestations, problèmes soulevés par les sémiologues du théâtre, et que nous rencontrons aussi.

Notes
676.

Pour l’orthographe et le genre de ce terme (“ un icone ” / “ une icône ”), on s’en tiendra à la distinction établie dans le dictionnaire Le Robert (Ed. 1993), qui retient la forme au masculin sans accent pour désigner le “ signe qui ressemble à ce qu’il désigne ”, et réserve la forme au féminin avec accent pour la “ peinture religieuse exécutée sur un tableau de bois ”.

677.

Il s’agit d’une formule proposée par le Groupe , qui la réserve aux icones visuels. Il nous paraît possible d’étendre cette définition du signe iconique au signe paraverbal, les analogies perçues par le canal auditif n’étant pas moins sensibles que celles perçues par le canal visuel. Cf. Groupe , Traité du signe visuel, pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992.

678.

Cf. Antoine Vitez, “ Réflexions sur l’école ”, in L’Art du théâtre n°8, Paris - Arles, Actes Sud/Théâtre National de Chaillot, Hiver 1987-Printemps 1988, p.32.

679.

Tadeusz Kowzan, Sémiologie du théâtre, p. 71.

680.

Tadeusz Kowzan, op. cit. , p. 71.

681.

Ibid.., p. 71.

682.

Georges Banu, Mémoires du théâtre, Arles, Actes Sud, 1987.

683.

in Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, document audiovisuel de Fabienne Pascaud et Dominique Gros, 1994.