b) Unités distinctives, unités significatives ?

Le terme global de « manifestations périverbales » est commode pour rendre compte de la synergie des différentes unités non-linguistiques qui accompagnent la profération d’un énoncé, indépendamment du canal sollicité pour leur perception. En proposant ce terme, nous suivons le chemin proposé par Anne Ubersfeld, qui suppose que les signes émis par l’acteur fonctionnent comme des « constellations » mettant en rapport différentes substances de l’expression : « Il nous faudrait donc, dans les études sémiotiques de détail, tenter de montrer les moyens (canaux) comme liés : voix et gestuelle, voix et diction, parole et geste, mimique et geste » 684 . Mais montrer, et manipuler, ces substances de l’expression comme liées, c’est aussi révéler toute la difficulté qu’il y a à distinguer dans ces icones périverbaux des « unités »... Ce que nous appréhendons sous le terme de périverbalité regroupe en effet ce que la pragmatique interactionniste identifie comme des unités paraverbales, et des unités non-verbales. Appeler ces éléments de signification des « unités » témoigne encore de l’hégémonie, en matière d’analyse sémiotique, de la référence linguistique : cette dernière fonde sa théorie sur le principe de la double articulation du langage, selon lequel la parole s’organise en articulant des unités significatives (monèmes) douées d’une face Sa et d’une face Sé, elles mêmes formées à partir de la combinaison d’unités distinctives (phonèmes) qui ne signifient rien en elles-mêmes. La transposition de tels concepts à l’analyse de corpus non-linguistiques est fort malaisée : dans la répétition théâtrale les « unités » périverbales ne sont pas « distinctives » ou « significatives » par nature. Elles sont, nous semble-t-il, constituées comme telles par la parole de mise en scène, qui les isole (les érigeant alors en unités distinctives) et y adjoint éventuellement des signifiés (ce qui en fait des unités significatives). La nécessité de se référer à la parole articulée pour distinguer des unités, au sein de ce qui n’en présente apparemment pas, est déjà soulignée par Roland Barthes, qui la met en relation avec le caractère iconique de la représentation :

‘Les syntagmes iconiques, fondés sur une représentation plus ou moins analogique de la scène réelle, sont infiniment plus difficiles à découper, raison pour laquelle sans doute ces syntagmes sont presque universellement doublés par une parole articulée (légende d’une photo) qui les dote du discontinu qu’ils n’ont pas. 685

Dans l’interaction de répétition, c’est la parole de mise en scène qui vient « légender » le matériel périverbal advenant sur le plateau, et qui le découpe en unités signifiantes ; sans cette médiation par le langage et sa discontinuité, ce matériel demeure, dans une certaine mesure, « insignifiant ». On peut reprendre ici le fil des propositions de Vitez concernant la direction d’acteurs : « C’est à partir de ce qu’ils font eux mêmes, précise Vitez, de ce qu’ils livrent d’eux mêmes, volontairement et involontairement - le mélange de leur volonté et de leur hasard - c’est à partir de ça que moi je construis l’idée que je cherche à leur renvoyer. Au fond, je les fais travailler en leur renvoyant l’image de ce qu’ils font déjà » 686 . Le metteur en scène, donc, renvoie une image (verbale) de ce qui est advenu sur le plateau - d’une partie de ce qui est advenu sur le plateau : déjà, un découpage a lieu, parmi les manifestations périverbales advenues sur scène - certaines sont reprises par la parole de mise en scène, d’autres pas. Et dans la parole du metteur en scène même, un découpage s’organise : certaines unités du jeu (dans le discours, il s’agit bien d’unités) sont simplement décrites, de façon formelle, pour être exécutées à nouveau, modifiées ou effacées. Les voici devenues des unités distinctives. D’autres « unités » peuvent être commentées longuement, interprétées : dotées, en quelque sorte d’un « signifié », les voici devenues significatives. Par la médiation de la parole de mise en scène, un découpage entre unités distinctives et unités significatives dans le jeu d’acteur devient donc concevable.

Notes
684.

A. Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 157.

685.

R. Barthes, “ Eléments de sémiologie ”, op.cit., p. 58.

686.

Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, documentaire cité.