Les « marques » dans le jeu d’acteur

En affirmant le rôle de la rhétorique du metteur en scène - car c’est toujours d’elle que nous parlons - dans l’établissement du « texte » qu’est la représentation, nous ne supposons nullement que dans le jeu d’acteur tel qu’il est donné au public, « tout » est signe théâtral, préalablement sémiotisé par la parole de mise en scène, c’est-à-dire doté d’un signifié explicite, et produit intentionnellement à des fins de signification. D’abord parce que les signes naturels stables (grain de la voix, couleur de la peau, stature, etc.) sont toujours là, que le metteur en scène a pu choisir mais qu’il n’a pas façonnés : ils intègrent la signification globale de la représentation, sont sa chair, son opacité, sa matière, et participent du texte du spectacle, bien qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une « écriture » en répétition. Ensuite parce que les signes instables peuvent continuer de se déployer. Ce que nous appelons ici provisoirement les signes instables, ce sont les manifestations périverbales qui ne sont pas sémiotisées par le metteur en scène. En répétition, on l’a aperçu, il y a toujours un « reste » non sémiotisé : la parole du metteur en scène est la verbalisation d’une érotique du regard qui ne passe pas au crible du langage le « tout » du jeu de l’acteur. Elle découpe, sélectionne, interprète ce qu’elle veut voir à nouveau, ou ce qu’elle ne veut plus voir. Mais ce faisant elle délaisse toujours une part qui peut disparaître ou réapparaître, qui est aussi du signe en puissance ; peut-être ces signes en puissance perdureront-ils jusqu’à la représentation publique, bien qu’ils n’aient pas été sémiotisés pendant le temps des répétitions. Peut-être aussi disparaîtront-ils aussitôt : c’est là le péril qui menace toute manifestation périverbale qui n’a pas été relayée par la parole du metteur en scène. Ces manifestations, qui demeurent dans une forme « pré-linguistique » en quelque sorte, mais qui portent un évident potentiel sémiotique, qui peut se révéler à tout instant dans la répétition - quand la « flamme » de la parole de mise en scène agit sur l’encre sympathique du jeu de l’acteur - ne sont pas facile à décrire ni à nommer. Peut-être le terme de « marques » est-il le plus prudent : il ne préjuge pas de l’intentionnalité ou de la naturalité de telles manifestations, puisqu’on parle de « marques de fatigue » aussi bien que de « marques d’amitié ». Le dictionnaire historique de la langue française précise que le terme de « marque » (de l’ancien norrois « merki »), apparu au XVème siècle « pour désigner un signe mis intentionnellement sur un objet pour le rendre reconnaissable [...] se répand au XVIème siècle, réalisant à travers de nombreux emplois particuliers le double concept de «signe apposé intentionnellement» ou de «trace naturelle, indice, symptôme» » 687 . Le terme de marque - qu’on pourra peut-être décliner profitablement en une constellation de « marquèmes », plutôt que « d’unités » - offre en outre l’intérêt de ne pas préjuger non plus de la pérennité ou de la caducité des formes qu’il désigne : taillée dans l’écorce, une marque peut durer des siècles, imprimée dans le sable, elle disparaît en un instant. Durable ou labile, intentionnelle ou pas, une marque renvoie, possiblement, mais pas nécessairement, à quelque chose qu’elle signifie, à condition que quelqu’un se présente qui la perçoive et l’interprète. Le terme peut sembler vague, mais c’est là nous semble-t-il toute sa vertu opératoire : pour un sémiologue de la répétition - dans l’hypothèse ou cette espèce viendrait à se répandre - le terme permet en effet de désigner les manifestations périverbales non sémiotisées par la parole de mise en scène : soit qu’elles ne soient pas encore relayées et médiatisées par les images verbales que le metteur en scène renvoie et qui les constituent comme signes théâtraux (lorsqu’on observe la phénoménalité de ce qui advient sur le plateau avant l’intervention du feed back du metteur en scène), soit qu’elles constituent « reste » du jeu d’acteur, une fois que cette parole a constitué des signes parmi ces manifestations, délaissant une part non sémiotisée. Les marques, ou marquèmes, c’est donc dans le visible ou l’audible, ce qui n’est pas (pas encore, ou toujours pas) « lisible ». Il n’est pas exclu que la sémiologie de la réception puisse s’emparer de cette proposition terminologique, pour la reverser dans des analyses de la représentation désormais à même de désigner précisément les formes perceptibles ne ressortissant pas du domaine trop strict de la « signification ».

Notes
687.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, article “ marque ”.