c) Axe paradigmatique et champ de dispersion

C’était prévisible : en déplaçant le regard analytique depuis la représentation comme forme résultative de la mise en scène (sémiologie de la réception) vers le procès créatif qui a permis son élaboration (sémiologie de la répétition, qu’on pourra qualifier de « génétique »), les outils conceptuels divergent sensiblement. Les préalables théoriques sont les mêmes, mais non point l’usage qui en est fait : ainsi en ce qui concerne la notion d’axe paradigmatique, fondamentale dans toute étude sémiologique. Rappelons que l’axe paradigmatique est le plan des associations virtuelles et des substitutions possibles entre un signe et des signes voisins, tandis que l’axe syntagmatique s’étend de façon linéaire, irréversible et concerne la combinaison effective des signes entre eux. Pour Anne Ubersfeld, le « paradigme théâtral » est une construction, un travail d’encodage produit par le metteur en scène que le spectateur peut décoder après lui, qui met en relation, dans une même représentation, divers signes appartenant au même paradigme :

‘La construction des paradigmes est d’une importance capitale, construction que fabrique le metteur en scène, mais que la lecture du spectateur refait après lui. Il va sans dire que si l’on peut découper des paradigmes à l’intérieur de la R.T. 688 , il s’agit très précisément d’un travail d’encodage-décodage des systèmes de signes. Dans une R.T., on peut construire un paradigme Femmes : le spectateur verra le rapport entre les femmes dans un événement théâtral ; il est clair, que pour que ce rapport soit perçu, il faut qu’il soit construit et qu’une certaine mise en rapport entre les divers signes-femmes soit établie par la présence de signes identiques ou « semblables » au sens géométrique du terme. 689

Le paradigme en question ici n’est pas un axe de substitution, mais d’association, qui n’est « virtuelle » que parce que de tels signes ne sont pas nécessairement coprésents à un instant T de la représentation. Il s’agit d’un travail d’encodage-décodage qui porte sur des signes analogues (la figure féminine), disséminés dans l’espace et le temps de la représentation, c’est-à-dire avérés bel et bien sur le plateau : c’est leur association qui est virtuelle, non leur présence. Si nous ne récusons nullement la pertinence d’une telle conception de l’axe paradigmatique, nous ne saurions cependant y avoir recours. Car dans l’étude du procès génétique de la représentation, où le signe s’invente peu à peu, se cherche, s’efface et se corrige, par approches successives, ce sont bien des substitutions auxquelles on assiste, et qu’il nous faut identifier comme des sélections opérées sur l’axe paradigmatique : de cet axe là, le spectateur, à l’arrivée, n’aura nulle connaissance, il pourra l’imaginer mais non point le reconstituer à partir de ce qui est visible sur scène, puisque ce qui aura été sélectionné sur cet axe l’aura été au détriment des signes voisins. Nous sommes là très loin de l’axe paradigmatique tel qu’il est conçu et analysé par Anne Ubersfeld, et ce qu’elle décrit s’apparente plutôt pour nous à l’axe syntagmatique, puisqu’il résulte de la combinaison qui aura été adoptée en effet au fil des répétitions, entre les signes qu’on aura décidé de retenir.

Sa proposition définitionnelle soulève un autre problème, lorsqu’elle évoque des « signes identiques ou ‘ semblables ’ au sens géométrique du terme », portés par divers supports de signification (en l’occurrence, par exemple, par diverses comédiennes dans une même représentation, puisqu’elle prend en exemple le paradigme « Femmes ») susceptibles d’apparaître dans un spectacle. Dans la sémiologie génétique, il arrive fréquemment qu’un « même » signe glisse d’un support à un autre, par mimétisme. Lorsque par exemple le metteur en scène montre une forme (mimogestuelle, intonative, kinésique...) à l’acteur, forme qu’en outre il commente, délivrant ce que nous appelons le « signifié » du signifiant périverbal qu’il propose, l’acteur est invité à produire à son tour le signe proposé en exemple, avec sa propre corporéïté : le support de la signification change, donc, mais le signe reste le « même ». Les guillemets s’imposent ici, car l’effet produit est à l’évidence sensiblement différent, et l’on n’est plus très sûr qu’il s’agisse bien du même signe, malgré la similitude du signifiant périverbal, et la stabilité du signifié - livré par la parole du metteur en scène. Cette variation légère ne ressortit pas à nos yeux de l’axe paradigmatique : l’intention de signification est la même, et la forme du signifiant très proche, c’est pour nous le même signe (et non pas des signes voisins). Pour rendre compte de la différence d’impression qui se dégage malgré tout de ces diverses interprétations du même signe théâtral, il nous semble plus pertinent de parler ici de ce que Roland Barthes appelle le « champ de dispersion ». Constituépar les « variétés d’exécution d’une unité tant que ces variétés n’entraînent pas un changement de sens » 690 , le champ de dispersion d’une même unité présente des variantes sur le plan de la connotation, non sur celui de la dénotation.

Notes
688.

L’abréviation désigne la Représentation Théâtrale.

689.

A. Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 29

690.

R. Barthes, “ Eléments de sémiologie ”, op.cit., p.74.