a) Sémiotisation des marques

Le début de la séquence montre Shahrokh émettant un certain nombre de « marquèmes » : des manifestations périverbales sont perceptibles, non encore sémiotisées par la parole de mise en scène. Ce sont des signes en puissance que la médiatisation par le langage va permettre de révéler, de rendre lisibles - en l’occurrence, pour les exclure du « texte » de la représentation. La sémiotisation de ces marques passe ici par une double opération de verbalisation et d’ostension. C’est un cas un peu particulier puisque les images verbales que propose la metteur en scène s’accompagnent d’images corporelles ; notons bien que cet appoint communicatif, s’il s’intègre ici au procès de sémiotisation, n’en est pas une composante nécessaire : la verbalisation seule peut suffire à sémiotiser des marques. Ici Ariane Mnouchkine « imite » les marquèmes émis par Shahrokh, avec un effet d’augmentation dans le signifiant périverbal : la raideur du dos est accentuée par un effet de cambrure, la crispation est exhibée par une mimique de bouche en « cul de poule », et par un effet postural où le menton se retire vers le cou. Le commentaire qu’elle adjoint à cette imitation permet de faire advenir les signifiés sur le plan de la verbalisation : sa proposition hypertextuelle (<Comment ça va ?> pour « Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?») ne dénote pas explicitement le signifié, mais elle le connote : cette raideur corporelle exhibée, jointe à une voix suraiguë, dans la profération d’une question, évoque une crispation inquiète, un malaise certain. C’est ensuite qu’une dénotation plus explicite du signifié qu’elle associe à ce signifiant périverbal apparaît dans son discours : « tu as peur » dit-elle. En se livrant à cette sémiotisation, il nous semble que la metteur en scène révèle le signe théâtral que les manifestations périverbales de Shahrokh portaient en puissance : elle renvoie au comédien l’image (ici non seulement verbale, mais physique) de ce qu’il a émis. Elle lui apprend comment ses marques forment, à ses yeux à elle, à la fois icone et indice, renvoyant à la peur, à la crispation, au malaise. La question n’est évidemment pas de savoir si Shahrokh est réellement mal à l’aise ou s’il a intentionnellement proposé de telles marques : l’établissement de l’iconicité et du caractère indiciel du signe est affaire de réception, dans tout ce que la notion suppose de subjectivité. Car il y a un effet d’interprétation de la part de la metteur en scène : peut-être un autre metteur en scène aurait perçu et sémiotisé différemment les mêmes marquèmes (raideur corporelle, sécheresse vocale...), les tirant davantage vers, par exemple, les signifiés « solennité », « dissimulation » ; ainsi érigés en signes de théâtre, ces formes eussent pu fort bien intégrer le texte d’une représentation : un Tartuffe tout en crispation, du fait de la pose qu’il prend auprès de ceux qu’il cherche à duper, du fait de la dissimulation à laquelle il se livre, est tout à fait envisageable. Nous avons bien affaire ici à l’érotique du regard du metteur en scène, qui opère des focalisations, des interprétations et des vectorisations à partir de ce qu’il veut ou ne veut pas voir.

En effet, outre la sémiotisation des marques refusées - ce qu’elle ne veut pas voir - la metteur en scène se livre à la sémiotisation des marques désirées - ce qu’elle veut voir : la procédure est exactement la même, qui consiste à proposer une ostension des manifestations périverbales, avec un effet d’augmentation (photo 3 et 4), accompagnée par un commentaire qui verbalise les signifiés. Sur le plan de la connotation d’abord, avec la proposition hypertextuelle : <Ça va, je suis sûre que ça va>, qui évoque beaucoup plus d’assurance, proférée sur un ton mielleux où sourd le désir. Le signifié « désir » apparaît ensuite explicitement au plan de la dénotation (« c’est du désir, c’est du désir, tout brûle »), et le signifié « assurance » jaillira sur le plan de la connotation, avec cette proposition hypertextuelle indirecte : <Il va l’avoir, il va tout avoir, il va avoir le monde entier>. Ainsi, parmi le matériel périverbal manifesté sur le plateau, la metteur en scène a révélé et établi des « signes de théâtre » : elle a explicité leur caractère iconique et indiciel, formulé le signifié qu’elle y adjoignait, pour refuser l’un, et sélectionner l’autre.