d) Dynamique du figural

On pourrait dire en quelque sorte que la metteur en scène, à partir de sa propre représentation (mentale) de Tartuffe, dessine les contours verbaux d’une référence imaginaire, elle esquisse un signifié « idéal » : ce Tartuffe sûr de lui, porté par l'ardeur de son désir à manifester une certaine assurance, comme dans une scène de drague, n’existe alors que dans son discours. C’est un horizon de signification, auquel seul le langage peut d’abord donner forme ; et il convient que ce soit bien un horizon, une zone où convergent les lignes de fuite du sens, et non pas une signification enclose dans une forme arrêtée. Cette quête d’un vecteur de signification dynamique est sensible dans les derniers propos de la metteur en scène, au cours desquels elle se livre à la sémiotisation d’une marque apparue dans le jeu de Nirupama Nytianandan (Elmire) : « Ce qui était beau par contrec’est quand tu as failli partir et puis tu t’es rassise. Ça c’était beau tu vois, parce que effectivement on sent qu’elle sait pas quoi faire, quoi, et que c’est fascinant, et que c’est terrible et que ça fait peur et qu’en même temps on sait p- ça j’voudrais tellement le garder sans qu’à aucun moment on commence à me raconter qu’elle est amoureuse de Tartuffe, tu vois, ça m’énerve, ça... ». L’effort dans ce commentaire pour préserver la complexité et le caractère fuyant du « signifié » de ce qu’elle identifie comme un signe théâtral est sensible : la marque émise par celle qui interprète Elmire (se lever, hésiter, se rasseoir) est ainsi érigée en signe théâtral - c’est-à-dire établie comme forme pérenne et significative - mais non point enclose dans un signifié stable, étroit, réducteur. Ariane Mnouchkine tâche de tenir sa parole dans l’espace d’un déchiffrement sensible (« on sent qu’elle sait pas quoi faire »), propre à maintenir la polysémie irréductible de ce signe : elle cumule des éléments de signification plus qu’elle n’arrête un signifié - ainsi, /se lever, hésiter, se rasseoir/ signifie « c’est fascinant, c’est terrible, ça fait peur », mais « en même temps on ne sait pas ». En aucun cas on ne saurait se satisfaire, ou se contenter, du signifié : « elle est amoureuse de Tartuffe », signifié qui « énerve » Ariane Mnouchkine, probablement parce que précisément, il est étroit, par trop stable et réducteur. Aussi, pour diriger Shahrokh dans la recherche des signes propres à construire une représentation de Tartuffe révélant la force de son désir, il ne suffit pas de dire que « c’est du désir », de « l’assurance » et de la « drague ». Ces mots-là ne suffisent pas pour imbiber le comédien et le faire jouer, c’est-à-dire le mettre en mouvement vers une signification dynamique : la dénotation explicite des signifiés pose des balises, à partir desquelles d’autres modalités de verbalisation sont nécessaires, pour irriguer l’imaginaire, créer une énergétique figurale. Faire affleurer ces signifiés sur le plan de la connotation, grâce au jeu des propositions hypertextuelles, permet de les faire voir et sentir sans les nommer : c’est déjà une manière d’ouvrir le sens, de l’engager dans des formes non réductibles à des significations stables et arrêtées. Et la rhétorique figurale vient encore enrichir ce procès de sémiotisation : l’hyperbole, dans la proposition hypertextuelle indirecte - « il va l’avoir, il va tout avoir, il va avoir le monde entier, suffit d’attendre  » - mobilise une dynamique de la signification, dessine le vecteur d’un désir vorace qui semble excéder les possibilités de la langue littérale : le code de la langue normée doit en effet être brusqué, rompu, pour faire place à la désignation d’un excès qu’il faut faire sentir dans son énergie transgressive - le désir de Tartuffe déstabilise l’ordre du langage comme il déstabilisera l’ordre du monde et de la maison d’Orgon. La metteur en scène se livre au même travail de verbalisation dynamique des signifiés, lorsqu’elle entreprend de sémiotiser la proposition paraverbale de Juliana Carneiro da Cunha dans la profération de telle réplique (« Mais il éta-a-a-le en vous ses plus rares merveilles ») : pour faire de ce marquème un signe théâtral, elle y adjoint un commentaire verbal qui propose une dynamique de signification plus qu’un simple « signifié » : « on a l’impression d’entendre toutes les nuits, tu vois, où il s’est retourné dans son lit, comme ça, en se disant < c’est trop, elle en a trop des beautés, elle en a trop, j’vais la tuer parce qu’elle en a trop > tu vois ». Le détour par un micro-récit (Tartuffe la nuit, dans son lit) y prend la forme d’une vision, qu’il s’agit de transmettre - les expressions « tu vois », que répète Mnouchkine, sont un peu plus, à notre avis, que de simples phatiques - dans toute sa force suggestive : la proposition hypertextuelle vient offrir ses ressources en termes de dramatisation et de familiarisation, et donne à voir plus qu’à comprendre l’énergétique désir de Tartuffe pour lequel Shahrokh doit trouver les « bons signes ».

C’est donc d’abord à la metteur en scène de trouver les bonnes « images verbales » qui sauront dessiner le vecteur de la signification sans la réduire : l’analogie, et bientôt la métaphore, viennent offrir leurs ressources imageantes pour verbaliser le signifié visé : Tartuffe « draguant » Elmire, c’est ainsi dans la bouche d’Ariane Mnouchkine « Cupidon qui lance ses flèches ». Par voie de métaphore, les paroles de l'imposteur sont ainsi identifiées à des flèches (d'amour), et cette matérialisation se poursuit dans les métaphores suivantes, puisque ces mêmes paroles de Tartuffe se feront bientôt sirop (« c'est du sirop ») et enfin appât (il faut trouver « comment tu appâtes avec ce mot »- d'amour). On retrouve là toutes les vertus du figural : il y a bien sûr synthétisation des sèmes constitutifs du signifié visé - l’idée du piège que tend ce désir plein d’assurance se décline ainsi à travers le motif de la « flèche » qui blesse le cœur dans lequel elle se fiche, du sirop qui englue celui qui s'y laisse prendre, et de l'appât qui est une ruse qui annonce l'hameçon... Mais surtout ces tropes opèrent une matérialisation de la parole de Tartuffe, et privilégient le mouvement (de la flèche lancée, du sirop qui coule, de l'appât jeté...), organisant dans la langue elle-même une figuration du signifié auquel le comédien devra à son tour donner matière et mouvement, avec sa voix, son regard, son corps. On retrouve bien là les effets des métasémèmes portant sur le jeu d’acteur et le personnage, qui préfigurent, dans la langue, et de manière « utopique », le jeu auquel doit parvenir l’acteur. Ce qu’il doit imiter, ce n’est pas « un homme désirant », ou « un homme plein d’assurance » : son modèle, c’est, selon notre hypothèse, l’énergétique même d’une langue qui s’ouvre au figural, cette dynamique qui tend à confondre une parole avec une flèche, un désir avec du sirop, selon les lois de la métaphore qui tend à établir des identités parmi le dissemblable. Comme la métaphore, le comédien ne propose pas des « imitations » : il met en mouvement des ressemblances, vectorisées vers un horizon de signification impossible à circonscrire.

L’analyse de cette séquence de répétition nécessite encore quelques éclaircissements : la méthode que nous employons, qui consiste à conjuguer l’observation scrupuleuse d’une pragmatique de la répétition avec une théorie du figural, qui peut sembler abstraite, débouche sur des propositions nécessairement hypothétiques, pratiquement invérifiables. Il s’agit d’une piste d’analyse du jeu d’acteur, que des témoignages de comédiens complèteraient (et peut-être infirmeraient) de manière profitable. En outre, nos propositions ont l’air de réduire le jeu d’acteur à une conception stanislavskienne schématisée, qui viserait une identification en profondeur du comédien avec l’état qu’il s’agit de figurer. Quelques précisions s’imposent donc : nos considérations sur le « vouloir-être » du comédien ne doivent pas être comprises comme un  vouloir-être-le-personnage : nous avons insisté sur le fait que le modèle visé par l’intention mimétique du comédien est un référent imaginaire dynamisé par le figural, et que c’est moins ce référent que cette dynamique qu’il tend à « imiter ». Ce travail sur le vouloir-être est par ailleurs relativisé par le processus d’élaboration secondaire observable pendant la dernière période des répétitions, où le comédien est souvent invité à prendre du recul par rapport aux effets d’identification, afin de contrôler la lisibilité de la fable donnée en spectacle au public. Brecht ne travaillait pas d’une autre manière, qui ne récusait nullement la fécondité d’une démarche d’identification du comédien à son personnage (ou, dans notre hypothèse, aux signifiés instables et dynamiques qui peuvent lui être associés) au cours des répétitions, le travail de Verfremdungseffekt pouvant être réservé à une étape ultérieure des répétitions. Enfin, pour les besoins de notre exercice (appliquer nos propositions conceptuelles et terminologiques à un corpus réel de répétitions), nous avons constitué un fragment : nous avons sélectionné une séquence, imposant arbitrairement un début et une fin à une forme inscrite dans un processus que nous trahissons en le sectionnant ainsi. Nous avons érigé les « marques » dans le jeu d’acteur comme le matériau originel et le point de départ du procès de sémiotisation, avant toute parole de mise en scène, et notre analyse semble esquisser une chronologie linéaire dans l’élaboration du jeu de l’acteur. Cette vue, nécessaire pour travailler sur le détail, est néanmoins réductrice, et il convient maintenant de l’intégrer dans la saisie du processus global de sémiotisation, qui prend la forme d’une circulation incessante entre parole de mise en scène et jeu de l’acteur, circulation dans laquelle il est pratiquement impossible de désigner une origine « pure ».