4) La dialectique générative du signe théâtral

a) L’auteur du signe

Une question est demeurée en suspens à l’issue de cette mise au point théorique, qui est de savoir qui est l’auteur du signe théâtral : au moment de la représentation, la chose ne fait aucun doute, c’est le comédien qui en est l’émetteur manifeste. Mais dans le laboratoire de la répétition, qui façonne le signe théâtral, à qui revient la paternité de son invention  ? L’histoire du théâtre et de la mise en scène a apporté des réponses tranchées à cette question : au XIXème siècle, époque d’un théâtre sans metteur en scène où les acteurs étaient ces « monstres sacrés » guidés par le seul souci de leur propre prestation, la responsabilité des signes qu’ils émettaient leur incombait totalement. Par la suite, certains des théoriciens qui entreprirent de rénover l’esthétique théâtrale mirent un point d’honneur à redistribuer les rôles dans l’élaboration de la représentation, en érigeant le metteur en scène en maître d’œuvre entièrement responsable des opérations de signification : la théorie de la sur-marionnette proposée par Gordon Craig 692 , qui entendait réduire le comédien au statut d’éxécutant d’un programme entièrement établi par le metteur en scène, est symptomatique de ce courant qui réduit la part créative de l’acteur à néant. Aujourd’hui, dans les diverses pratiques, nulle réponse catégorique n’est possible ; les comédiens n’y sont plus les « monstres sacrés » de jadis, mais les metteurs en scène n’y sont pas non plus les « monstres » tyranniques qu’ils eussent pu devenir à tenir leurs comédiens pour de simples marionnettes... Surtout, la responsabilité vis-à-vis des opérations de signification ne paraît plus faire l’objet d’un conflit ou d’un débat parmi les praticiens - il semblerait que cette question-là ne soit plus irritante que pour les théoriciens qui s’en emparent.

Et l’on comprend qu’elle le soit : c’est en effet la réponse à cette question qui détermine le caractère « arbitraire » ou non du signe théâtral. Précisons que l’usage que nous faisons de ce terme est nettement déviant par rapport à sa définition originelle, établie par Saussure : dans son Cours de linguistique générale, tel qu’il a été retranscrit par ses disciples, il pose comme premier principe du signe linguistique son caractère arbitraire, c’est-à-dire le caractère « immotivé » de la relation entre signifié et signifiant : « l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant » 693 . Il prend le soin de préciser que le terme d’arbitraire « ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant » 694 et Tullio de Mauro, dans ses notes critiques, propose une paraphrase éclairante de la conception saussurienne de l’arbitraire : « l’adjectif exprimait l’inexistence de raisons naturelles, logiques, etc., dans la détermination des articulations de la substance accoustique et sémantique » 695 . Si la notion d’arbitraire a fait l’objet de nombreux débats dans la linguistique post-saussurienne, cette définition même n’a guère été remise en question, qui identifie l’arbitraire à « l’immotivation », l’absence de relation logique ou analogique entre les relata, et l’oppose à la motivation. Dans le champ qui nous intéresse, c’est-à-dire celui des signes dans le jeu d’acteur, tels qu’ils se déploient dans le théâtre de texte, à vocation globalement mimétique, la plupart des signes semblent motivés : les manifestations périverbales émises fonctionnent comme des icones (représentations analogiques) de formes du monde auxquelles elles renvoient, et peuvent à ce titre être perçues comme les indices d’états qu’elles expriment. Mais elles ne s’épuisent pas dans cette iconicité : l’analyse à laquelle nous venons de procéder, qui tentait de cerner la dynamique du procès de sémiotisation de l’acteur, visait à montrer qu’il ne s’agit pas de le réduire à l’icone d’un personnage. Son jeu ne consiste pas à produire des simulacres formels mais à mobiliser un vouloir-être qui tend à dépasser les espaces balisés de la signification. C’est sans doute ce travail, qui fait qu’à la réception on parle volontiers de « présence », « d’énergie » de l’acteur, qu’on pourrait encore paraphraser en évoquant le paradoxal rayonnement d’une opacité. Motivés, les signes de l’acteur le sont, donc, mais ils ne le sont pas seulement. Ils sont, disons, quand l’acteur recherche, travaille, c’est-à-dire joue véritablement, bien plus que cela.

Mais en considérant l’opposition arbitraire/motivation sous un autre jour, on peut aussi dire qu’ils ne le sont pas tous, ou pas toujours. Prenant des libertés avec les définitions orthodoxes de l’arbitraire et de la motivation du signe, Roland Barthes propose un nouvel usage de ces termes, qui pour n’être pas académique n’en est pas moins fertile en hypothèses de travail. S’il ne s’éloigne guère des définitions habituelles en considérant qu’un signe est motivé « lorsque la relation de son signifié et de son signifiant est analogique » 696 il revient sur la définition de l’arbitraire, faisant mine d’ignorer que Saussure avait clairement exclu de sa définition l’idée de « libre arbitre » qu’on lui associe spontanément. Au seuil des Eléments de sémiologie, Barthes pose en effet ce principe : « On dira qu’un système est arbitraire lorsque ses signes sont fondés, non par contrat, mais par décision unilatérale » 697 . Cette redéfinition peut être utile pour un sémiologue attaché à décrire des systèmes non linguistiques : tandis que les signes de la langue sont élaborés au fil du temps par la « masse parlante », selon des procédures que l’on peut dire contractuelles, Barthes croit pouvoir observer, et généraliser, que « dans la plupart des langues sémiologiques, le signe est véritablement arbitraire, puisqu’il est fondé d’une façon artificielle par une décision unilatérale » 698 . Ici, nous ne suivrons pas l’auteur de L’Aventure sémiologique : la sémiosis de la représentation théâtrale, et particulièrement celle du jeu de l’acteur, est à l’évidence une « langue sémiologique » - son langage est fait de signes complexes, paraverbaux et non-verbaux - mais elle ne nous paraît pas être systématiquement « arbitraire », « fondée de façon artificielle par une décision unilatérale » ; bien au contraire, dans ce que nous avons appelé l’aire rhétorique de la mise en scène, cette sémiosis nous paraît être le produit d’une interaction constante entre le comédien et le metteur en scène, elle s’élabore dans le va-et-vient entre ces deux instances qui sont à la fois, et mutuellement, émettrices et réceptrices, va-et-vient qui tisse peu à peu une forme de contrat de signification : le signe théâtral, envisagé ainsi dans le procès de son avènement, quitte le champ de l’arbitraire pour entrer dans un champ que l’on pourrait dire « dialectique ».

Notes
692.

Gordon Craig, De l’art du théâtre [1911], Paris, Lieutier, 1942.

693.

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 100.

694.

Op. cit., p. 101.

695.

Notes de Tullio de Mauro ajoutées au Cours de linguistique générale, op.cit., p. 446.

696.

“ Eléments de sémiologie ”,,op. cit., p. 48.

697.

Ibid., p. 48.

698.

Ibid., p. 34.