b) Zéro signe et signe zéro ; le cas des « italiennes »

Notons tout de même que même si la question de la responsabilité du signe ne fait guère plus l’objet de conflits parmi les praticiens, une (légère) ligne de démarcation est encore perceptible, séparant deux conceptions du procès sémiotique de la théâtralité, au niveau du point de départ de ce procès : on peut en effet distinguer, parmi les metteurs en scène, ceux qui réclament que le comédien se présente d’abord comme une « page blanche », n’émettant de son propre chef aucun signe particulier - du moins aucun signe intentionnel (reste, toujours, le support de la signification, et tous ses signes naturels), afin de laisser libre cours à la résonnance du texte et à l’imagination du metteur en scène, de ceux qui préfèrent au contraire que le comédien fasse des propositions de jeu que le metteur en scène pourra ensuite façonner à sa guise. Cette seconde catégorie de metteurs en scène est illustrée par une citation, rapportée par Anne Ubersfeld, d’Antoine Vitez à ses comédiens : « Si vous ne me montrez rien, déclarait-il, je ne peux rien faire » 699 . L’initiative sémiotique est donc clairement attribuée ici au comédien, même si par la suite le metteur en scène s’intègre dans le processus d’élaboration des signes. En revanche, chez un metteur en scène comme Klaus Michaël Grüber, il est exigé du comédien qu’il se fasse page blanche, qu’il émette « zéro signe » - c’est-à-dire le moins possible de « marques » - au départ du procès sémiotique, pour que le metteur en scène puisse travailler ; ainsi le documentaire qui lui est consacré le montre au cours d’une séance de répétition (sur Iphigénie en Tauride), tenant ces propos à ses comédiens :

‘Lorsque vous m’offrez un texte vierge, je vous en suis reconnaissant car je peux le modeler. Quand vous me le proposez déjà enrobé de nuances, j’ai alors quelque chose de prédigéré, et je ne veux pas qu’on prive mon imagination de cela, qu’on ait ce comportement dictatorial ! 700

On s’amusera à relever dans cette argumentation assez retorse l’attribution de la posture dictatoriale au comédien qui propose une interprétation, une forme déjà signifiante : si Grüber lui conteste la légitimité de cette initiative, c’est précisément pour se l’arroger exclusivement, ce qui est une manière, à l’évidence, bien qu’implicitement, de se poser en « dictateur ». Le cas Grüber, reconnaissons-le, se complique nettement du fait qu’il manifeste un attachement pour le « signe zéro » tout à fait singulier, qu’on a déjà eu l’occasion d’apercevoir (cf. infra, chp.II) : l’absence de signe n’est pas seulement pour lui le point de départ du procès sémiotique (zéro signe), ce peut être, dans certains cas, son point d’aboutissement (signe zéro). Le travail d’élaboration de la représentation peut alors consister en la recherche de ce qui s’apparente au « degré zéro du signe ». On aura reconnu, derrière la formule, la signature de Roland Barthes, qui le définit en ces termes :

‘Le degré zéro n’est pas à proprement parler un néant, c’est une absence qui signifie ; on parle de « signe zéro » dans le cas où l’absence d’un signifiant explicite fonctionne elle-même comme signifiant. 701

On le voit, la recherche du « signe zéro » n’est nullement incompatible avec le procès de sémiotisation, puisqu’il s’agit d’une « absence qui signifie ». On est d’autant plus fondé à recourir à l’expression de Barthes et à sa définition que Grüber lui-même, dans le cadre de ses indications de mise en scène, y recourt. Rolf Michaëlis rapporte ainsi ce témoignage relatif aux répétitions de La Mort d’Empédocle, de Hölderlin :

‘Pour bannir tout « sens » des mots prononcés, Grüber fait répéter deux fois chaque phrase d’une scène entière. Et quand pour finir les deux hommes s’étreignent, il ordonne, oui, ordonne : « degré zéro ! degré zéro ! Je ne veux plus voir que des pieds ! » Et de citer alors le vers de Mnémosyne, un des hymnes demeurés inachevés que Hölderlin écrivait à la même époque qu’Empédocle : « Un signe, tel nous sommes, et de sens nul ». Cette phrase, souvent répétée, est une autre clé ouvrant à l’interprétation grüberienne d’Empédocle [...]. 702

La recherche du degré zéro du signe dans ce travail particulier se fonde donc sur une citation de l’auteur, que Grüber met en quelque sorte en exergue de sa mise en scène : « un signe, tel nous sommes, et de sens nul ». L’abolition du signifié postulée par cette citation, et réclamée par le metteur en scène à ses comédiens, est sans doute loin d’être pour eux une sinécure : il est probablement aussi difficile de produire des « signes zéro », que de trouver ce qu’Ariane Mnouchkine appelle les « bons signes », dotés, eux, d’un signifié (mais c’est alors la découverte du signifiant adéquat qui est problématique). On peut juger de cette difficulté pour les comédiens à ne pas faire sens dans la récurrence des indications du metteur en scène allant dans ce « sens » (si l’on peut dire) : toujours à propos de la mise en scène de Hölderlin (puisque c’est apparemment cet auteur qui justifie un tel procès sémiotique d’a-signification), Rolf Michaëlis relève d’autres indications émises par Grüber invitant les comédiens à n’être qu’une « matérialité » dénuée de signification :

‘Vous n’êtes rien de plus que ce que vous êtes ; cette surface fantastique ; pure matérialité. 703

Pour être plus explicite l’indication peut verser dans des formes qui ne sont pas dénuées d’humour, invitant le comédien, dans une scène de mastication, à ne pas dépasser la « dimension du gorgonzola » :

‘Abandonne-toi aux gestes. Ne pas donner de sens. Tu n’es rien d’autre qu’une bouche ; ce n’est pas toi qui mastiques, c’est le pain qui détermine ce que fait ta bouche. Ne jamais dépasser la dimension du gorgonzola ou de l’emmental [...] Mange, Werner, mange. Ils ne le comprendront jamais. Ça ne fait rien. C’est cela l’utopie. 704

Grüber n’est apparemment pas sans savoir, à en juger par cette dernière indication, qu’un tel procès d’a-signification ne met pas seulement les comédiens en difficulté, mais également les spectateurs qui « ne comprendront rien ». Pour les parlêtres que nous sommes, qu’ils sont, spectateurs et comédiens ensemble, habitués à faire sens de tout, un tel projet d’éradication de la signification relève évidemment d’une utopie.

Mais il s’agit là d’un cas très particulier, où l’exigence du « zéro signe » de la part du comédien au départ du procès de sémiotisation se double d’une exigence du « signe zéro » à l’arrivée de ce même procès. Beaucoup plus fréquent est le passage récurrent, en répétition, par « l’italienne » qui est une forme de degré zéro de l’expressivité théâtrale. L’italienne, rappelons-le, est cette modalité de profération du texte de théâtre qui consiste à le réciter rapidement et exhaustivement (à l’échelle d’une scène, le plus souvent), sans « jouer », et sans le doter d’intonations trop marquées. Ou encore, « le texte dit vite, et à plat, sans mise en place significative » comme la définit Jean-Pierre Vincent : chez ce metteur en scène, chaque séance de répétition s’ouvre par une italienne :

‘Cela permet de redécouvrir le cœur du texte, d’abaisser les défenses conventionnelles de chacun, de sentir que le chemin le plus court est le plus droit, de nettoyer les surcharges de la répétition précédente, etc. 705

Jean-Pierre Vincent n’est pas le seul metteur en scène à avoir recours à ce type d’exercice, pratiqué de toute façon spontanément par la plupart des comédiens comme un échauffement et un entraînement mnémonique ; mais l’intérêt qu’y voient les metteurs en scène excède largement cette simple gymnastique mnésique : c’est précisément parce qu’elle permet, cycliquement, de faire un retour au degré zéro de l’expressivité théâtrale, abolissant, dans la rapidité de la profération du texte, la plupart des signes périverbaux qui ont été élaborés précédemment, que les metteurs en scène semblent avoir recours à ses vertus abrasives. Odette Aslan remarque ainsi que Langhoff (au cours des répétitions des Trois Sœurs) en réclame fréquemment à ses comédiens :

‘Pour Matthias Langhoff, l’italienne est une tentative désespérée pour balayer les fioritures. Le filage rapide lamine le texte, fait enchaîner les phrases à l’accéléré pour atteindre le sens final, ou la finalité du texte. La vitesse mentale déblaie le ponctuel au profit du global et abolit la mélodie (Matthias Langhoff appelle ainsi une diction chantante obéissant à une convention plutôt qu’au naturel de la vie). 706

Ainsi les vertus prêtées à l’italienne sont à peu près les mêmes pour l’un et l’autre metteur en scène : il s’agit en somme de « nettoyer des surcharges de la répétition précédente », de « balayer les fioritures », et ainsi de revenir à la seule dynamique textuelle, dans sa « globalité », et dans son « cœur » même. Y aurait-il donc quelqu’irrépressible tendance de la répétition à donner dans la surcharge expressive, dans les « fioritures », dans la multiplication excessive des signes périverbaux, qu’il faille ainsi revenir périodiquement, voire quotidiennement, à ce degré zéro de la théâtralité ? Il semblerait que se joue déjà, dans ce va-et-vient entre recherche expressive, et abolition des formes qu’elle a produite, une sorte de cheminement dialectique, comme si la mise en scène ne pouvait naître, progressivement, que de sa propre négation, pour se dépasser elle-même en renaissant chaque fois nouvelle.

Notes
699.

Anne Uberfeld, Lire le théâtre II, p. 140.

700.

L’Homme de passage, documentaire audiovisuel de Christoph Rüter, 1998.

701.

Ibid., p.68.

702.

Rolf Michaëlis, “ Chaque phrase une catastrophe ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, pp. 24-25.

703.

Op. cit., p.26.

704.

Ibid., p. 25

705.

Jean-Pierre Vincent, La Gazette jaune, Théâtre d’Evreux n°4, février 1992, p. 13.

706.

Odette Aslan, “ Matthias Langhoff/Trois Sœurs ”, Théâtre/Public n°122, p. 37.