c) Champ dialectique, champ rhétorique

Comme le souligne Anne Ubersfeld, les considérations relatives à l’identification de l’instigateur du signe théâtral, et la question du « zéro signe » au départ du procès, n’éludent pas « le problème de la transformation des signes (produits par le comédien) en texte scénique, œuvre du metteur en scène ». Mais concernant les modalités mêmes de cette « transformation des signes en texte scénique » 707 (nous parlerions plus précisément de la transformation des marques en signes de théâtre), et la part qui revient à chacun dans ce procès, l’auteur de Lire le théâtre s’arrête précisément là où nous tâchons de commencer ; c’est en ces termes qu’elle clôt le bref paragraphe consacré à ces questions :

‘Nous n’en dirons pas plus : c’est un problème typiquement dramaturgique et non sémiotique. Nous considérerons le comédien comme producteur de ses propres signes, que l’origine en soit son vouloir, le vouloir d’autrui, voire l’aléatoire de la scène. L’analyse des signes nous permet de faire l’économie des cent formules par lesquelles se définissent les rapports du metteur en scène et du comédien. 708

Peut-être, en effet, est-ce un problème plus « dramaturgique » que sémiotique ; la sémiologie permet cependant de le traiter avec une précision qui nous donne justement les moyens de dégager, parmi les « cent formules par lesquelles se définissent les rapports du metteur en scène et du comédien », les structures principales du procès de sémiotisation à travers différentes actualisations. Que le signe s’origine dans « son vouloir », le « vouloir d’autrui » ou « l’aléatoire de la scène », le parcours que décrit son élaboration comme tel - comme signe de théâtre, intentionnel et pérenne - relève la plupart du temps d’un procès dialectique qu’il faut appréhender dans son ensemble, dans un va-et-vient constant de la salle (lieu du metteur en scène) à la scène (lieu du comédien).

Et c’est justement ici la plus forte réserve que l’on peut opposer à la notion de rhétorique dont nous avons (ab)usé dans le chapitre précédent pour rendre compte de la parole de mise en scène : l’observation de l’interaction de répétition fait en effet apparaître une articulation entre la parole et l’action qu’elle vise (en l’occurrence, la production de signes périverbaux) beaucoup plus étroite que celle impliquée par le contexte traditionnel de la rhétorique : la rhétorique, entendue comme art de la persuasion, travaille en effet à susciter une disposition à l’action, mais le passage à l’acte est différé dans un hors-scène plus ou moins éloigné du temps de la production du discours - la scène du discours et la scène de l’action y sont assez nettement clivées. En revanche dans l’interaction de répétition, qui se présente comme une interaction mixte (alternance d’indications de mise en scène et de propositions de jeu), l’efficace du discours est censée trouver une vérification quasi-immédiate, parfois même simultanée, lorsque le discours est proféré pendant que le comédien joue. En outre la notion de rhétorique laisse supposer une antériorité de la parole sur l’action, dans une relation unilatérale où, toujours, c’est le discours qui engendre l’acte ; dans l’interaction de répétition, au contraire, parole de mise en scène et actio semblent s’engendrer mutuellement, sans que l’on puisse toujours déceler une instance première qui soit fondamentalement générative de la seconde : le discours et le jeu sont dans un constant rapport d’interaction réciproque, et la représentation s’élabore peu à peu dans ce va-et-vient. La rhétorique du discours de mise en scène s’intègre ainsi dans une dynamique qui la transcende : une « dialectique ».

Nous ne nous référons pas cette fois au sens classique, originel, de la notion, qui prend place dans le rigoureux système platonicien de la théorie de la connaissance ; autant les fondements posés par Aristote dans sa Rhétorique offraient de remarquables points d’appui pour étayer notre propos concernant la rhétorique du discours de mise en scène, autant les fondements platoniciens nous éloignent de notre objet ; attribuant à la dialectique une vocation essentiellement théorétique (il s’agit, par l’enchaînement de propositions s’élevant des données sensibles jusqu’aux idées abstraites, de parvenir à la contemplation des Idées Pures) 709 , la philosophie platonicienne se propose d’atteindre au vrai, selon un cheminement linéaire depuis le concret jusqu’à l’abstrait, tandis que la dialectique qui nous occupe ne s’assigne guère de vocation théorétique, et que son procès est celui d’une circulation, voire d’une circularité, entre deux instances poétiques où la question du vrai n’est tout simplement pas envisagée : s’il est un critère d’évaluation valable pour la parole de mise en scène comme pour l’actio, c’est le « juste » (dont nous verrons que l’extrapolation est au moins aussi problématique que celle du « vrai »). Aussi, passant avec désinvolture par dessus toute l’histoire de la dialectique, et ses différentes acceptions, nous abandonnons le champ de la philosophie, pour nous en tenir à l’acception commune, et pour ainsi dire vulgaire (selon les philosophes) de la dialectique, à savoir l’idée d’un procès dynamique permis par la tension et la confrontation entre des instances distinctes, susceptibles de se « critiquer » l’une l’autre.

Notes
707.

Anne Uberfeld, Lire le théâtre II, p. 140.

708.

Op. cit., p. 140.

709.

Cf Platon, La République [env. 380 av. J.C.], Paris, G.F Flammarion, 1966.