1) Méthode « formaliste » 

Ce qu’à défaut d’un autre terme nous appelons « méthode formaliste » consiste en la production, dans les énoncés du metteur en scène, de termes techniques désignant les aspects formels de la périverbalité qu’il veut voir et/ou entendre sur scène, indépendamment des motivations qui les justifient : elle invite ainsi le comédien à l’exécution d’une partition où vocalité et gestualité sont réglées « comme du papier à musique », sans considération d’ordre sémantique. Il s’agit donc de fixer ce que nous avons identifié comme des « marques  », en les faisant basculer du côté de l’intentionnalité : ces formes restent des marques, des signes en puissance, puisqu’aucun signifié explicite ne leur est attribué, mais elles deviennent intentionnelles, puisqu’elles doivent être tout de même produites « exprès », signalées par la parole de mise en scène comme des unités distinctives nécessaires. Dans cette séquence où Patrice Chéreau dirige Pascal Gréggory, c’est le débit de la diction qui est orchestré avec rigueur et précision, au moyen d’indications purement formelles :

  • Pascal Greggory : « Il n’y a pas de commerce dans le commerce illicite »
  • Patrice Chéreau : Allez !
  • Pascal Greggory : « ...il n’y a que la menace et la fuite »
  • Patrice Chéreau : N’accélère pas.
  • Pascal Greggory : « ...et le coup »
  • Patrice Chéreau : N’accélère pas, ralentis de nouveau, t’as accéléré sur le- la climatisation hein, ralentis de nouveau
  • Pascal Greggory : « ... et le euh, et la menace »
  • Patrice Chéreau : Oui.
  • Pascal Greggory : « ... et la fuite »
  • Patrice Chéreau : Oui, ne durcis pas inutilement.
  • Pascal Greggory : « ... et le coup» 
  • Patrice Chéreau : Voilà.
  • Pascal Greggory : « ... et le coup »
  • Patrice Chéreau : Continue.
  • Pascal Greggory : « ... sans objet à vendre »
  • Patrice Chéreau : N’accélère pas, continue.
  • Pascal Greggory : « ... et sans objet à acheter »
  • Patrice Chéreau : Continue, ce n’est pas fini.
  • Pascal Greggory : « et sans monnaie valable, et sans échelle des prix... »

À l’exception d’une occurrence où l’indication de Chéreau concerne la qualité intonative et l’intensité articulatoire (« ne durcis pas »), toute la séquence est consacrée à l’orchestration du tempo, au moyen d’un lexique restreint et technique : « (ne pas) accélerer »/ » continuer ». Il est très remarquable ici que cette forme à laquelle le metteur en scène veut arriver ne soit à aucun moment justifiée par quelque intention du personnage : en le dirigeant ici « à la baguette » il ne lui fournit nullement les motivations susceptibles d’expliquer ce choix interprétatif, mais sculpte sa diction comme une forme pure, une véritable musique (fût-elle monocorde), indépendamment des signifiés qu’elle est susceptible d’exprimer. On notera d’ailleurs que cette direction d’acteur métronomique n’est pas sans déclencher chez le comédien des perturbations : interrompu sans cesse, mais sans explication, il semble devoir fournir un effort considérable pour ne pas perdre le fil de son texte, effort qui se traduit par un essoufflement, des reprises et des hésitations, et les interventions du metteur en scène semblent dans l’immédiat avoir l’effet exactement opposé à ce qu’elles visent.

Ce qui vaut pour la vocalité vaut aussi pour la gestualité : une posture, un mouvement sont descriptibles aussi aisément et aussi techniquement que le tempo de la diction ou l’intensité vocale, et le metteur en scène peut choisir de travailler l’image que le comédien donne de lui de l’extérieur plutôt que de chercher à la faire survenir de l’intérieur. Luc Bondy souligne les vertus de ce type d’approche en remarquant qu’il est « plus efficace de proposer à un comédien : « Aie la main gauche plus lourde que la main droite » que de lui demander « d’être jaloux» » 712 . Et le metteur en scène suisse de proposer cette explication, illustrée d’une anecdote :

‘Les affects ne s’expriment pas directement. Le langage de l’acteur est plus réel, plus physique. On raconte que Peter Stein était jeune assistant à la mise en scène et qu’un jour où une comédienne ne réussissait pas du tout à trouver ce qu’elle cherchait, il lui a dit : « Si tu t’appuyais plutôt sur la fesse gauche et posais le coude droit sur le dossier, ce serait mieux. » Ainsi elle a reconnu en lui le futur grand metteur en scène qu’il serait. Il est toujours physique. 713

Cette anecdote mettant en scène Peter Stein confirme l’existence d’une orchestration du matériel périverbal (en l’occurrence, le non-verbal) purement formelle : telle qu’elle est rapportée (mais peut-être y a-t-il là un effet d’ellipse propre à toute légende...), elle ne présente aucune justification psychologique venant motiver la posture réclamée, qui est simplement décrite, sans la moindre connotation. La chose est d’autant plus étonnante qu’on suppose que si le périverbal fait l’objet d’une demande aussi précise, c’est qu’il est perçu comme éminemment significatif sur une scène de théâtre : la suite des propos de Bondy le confirme, qui met en avant ce « second langage » que constitue le périverbal :

‘La physionomie et le mouvement des gens, pendant qu’ils parlent, constituent un second langage. [...] Le mouvement des mains ou les diverses modalités de se toucher ou de ne pas se toucher sur scène sont très significatifs. Le débit ou l’articulation de la parole, la manière de bouger diffèrent selon le rapport qu’on a avec l’autre et elles ne disent pas toutes les deux la même chose. 714

On se prend alors à rêver d’un lexique de la gestualité et de la vocalité dont les metteurs en scène détiendraient le secret, qui expliciterait le potentiel sémiotique de telle attitude, telle posture, telle manière de bouger ou de parler ; mais l’étonnant de la méthode formaliste est de miser sur ce potentiel sémiotique sans en expliciter les rouages : les éléments de périverbalité sont à n’en pas douter des signes, mais leur signifié est toujours passé sous silence. Bondy nous dit bien que les différents aspects de la périverbalité ne « disent pas la même chose », mais il ne nous dit jamais ce qu’ils disent, précisement, et la comédienne invitée à modifier sa façon d’être assise n’est informée que d’une chose concernant l’effet de sa posture : « c’est mieux ». Mieux pour la lisibilité de l’image offerte au spectateur, signifiant de l’extérieur l’état affectif supposé caractériser le personnage, ou mieux pour la comédienne elle-même, informée par son propre corps de l’état vers lequel elle doit aller ? On peut se souvenir ici de ce qu’Ariane Mnouchkine disait à son comédien interprétant Tartuffe : « Tu ne donnes pas les bons signes du corps, donc ton corps t’envoie des signes qui te font jouer autrement ». L’idée sous-jacente à ce diagnostic est bien que le corps envoie des signes au comédien, qui lui font trouver (ou pas, lorsque ce ne sont pas les « bons » signes), l’état le plus juste - et la conséquence pragmatique d’une telle conception du jeu d’acteur coule de source : il peut suffire d’infléchir sa posture, de commander à son corps (dans ses productions périverbales), pour déclencher, susciter « l’état » ou l’émotion visée par la mise en scène. C’est là une question essentielle que pose la méthode formaliste : quel est son destinataire réel ? Quand Chéreau orchestre le tempo de la diction de Gréggory sur telle réplique, travaille-t-il une musicalité à destination des « auditeurs-spectateurs », dont le comédien n’a pas besoin d’interroger le sens, ou le harcèle-t-il techniquement afin de l’amener réellement à un état (second) d’où les signes justes pourront advenir ? Car le harcèlement technique peut être une méthode de travail, jugée « libératrice », par Luc Bondy :

‘Le travail sur le physique est essentiel et libérateur. J’ai lu qu’un jour Ozu rencontrait des difficultés avec son acteur préféré qui était particulièrement maladroit. Alors, il a multiplié les tâches. Il fallait qu’il remplisse le verre de saké jusqu’en haut, il fallait qu’il ne déborde pas et ainsi de suite. Cette concentration a libéré l’acteur. Glenn Gould raconte, lui aussi, qu’il ne parvenait pas à jouer un accord malgré d’innombrables reprises, jusqu’au jour où il a eu l’idée de brancher deux postes de radio pendant qu’il répétait, au point de ne plus rien entendre. Alors il a fini par réaliser physiquement sa tâche. 715

Pour Ozu comme pour Glenn Gould, ce n’est pas strictement la méthode formaliste qui est appliquée (la notion n’a d’ailleurs guère de pertinence en ce qui concerne le travail d’interprétation musicale) mais une dérive de celle-ci en forme de harcèlement, qui consiste à multiplier les handicaps techniques afin de « libérer » l’interprète. La question qui se pose alors concerne l’objet de cette émancipation : de quoi libère-t-on le comédien en multipliant les indications formelles relatives au matériel périverbal, en ne travaillant que sur des manifestations dont la signification n’est jamais explicitée ? De quoi le libère-t-on sinon de l’intention de signifier ? Dans cette méthode de direction d’acteur, il semblerait que le metteur en scène ne mise pas sur le « vouloir-être » qu’on a identifié comme le fondement de sa rhétorique : ce vouloir-être que sa parole s’employait à figurer, que le comédien devait imiter à son tour, inventant de lui-même les formes de sa manifestation, est ici purement et simplement aboli. Il ne s’agit pas d’amener le comédien à vouloir être quelque chose qu’on aura figuré par la parole, mais de faire en sorte qu’il soit ce quelque chose, sans qu’il sache ni ce que c’est, ni pourquoi il doit l’être. C’est de son propre vouloir, nous semble-t-il, que le comédien est ainsi « libéré », et c’est en quoi la méthode peut être jugée aliénante... Elle est en tout état de cause arbitraire, si l’on s’en tient à la proposition définitionnelle de Roland Barthes, puisque dans ce cas, le signe n’a nullement été élaboré de manière dialogique : il n’y a aucun contrat de signification dans ce procès, et le comédien n’a pas accès à ce que peut ou doit signifier la forme périverbale qu’on lui demande de manifester.

Notes
712.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, p. 83.

713.

Op. cit., p. 83.

714.

Ibid., p. 83.

715.

Ibid., p. 84.