2) Méthode rhétorique

a) Création dialogique du signe théâtral

La méthode rhétorique, elle, indique ce « vouloir-être » auquel doit s’identifier le comédien, afin qu’il produise de lui-même les manifestations périverbales susceptibles de l’exprimer : on peut y verser pratiquement tous les énoncés du metteur en scène, à l’exception, donc, de ceux qui décrivent des marques destinées à être exécutées telles quelles. Il n’est pas besoin que des tropes se présentent dans la parole de mise en scène pour qu’on identifie l’énoncé à une indication rhétorique : tout ce qui vient nourrir l’imaginaire du comédien, expliciter les intentions de son personnage, ses motivations, son état affectif, constitue un matériel verbal qui produit les « signifiés » pour lesquels le comédien doit trouver, et manifester, les « signifiants » périverbaux. Mais ici il nous faut bien reconnaître la difficulté où nous sommes d’illustrer notre propos : comment isoler, dans le deploiement proliférant de la parole de mise en scène, ce qui, précisément, a valeur « motivante » pour l’acteur et se traduit par un changement dans ses manifestations périverbales ? Et, bien plus délicat encore : comment « isoler », dans ces manifestations, des formes susceptibles de constituer des unités, et donc propres à être décrites précisément ? Le propre de la méthode rhétorique est de ne pas nommer (justement parce qu’elle les ignore, c’est là toute sa richesse) les formes périverbales par lesquelles peuvent se manifester les signifiés qu’elle véhicule, et le témoin que nous sommes, qui perçoit bien qu’il y a changement dans le jeu d’acteur, après que le metteur en scène a proposé des énoncés plus ou moins complexes, est bien en peine de rendre compte de ce changement dans les termes d’une description objective. Nous voilà confrontée à cet « inanalysable » du jeu d’acteur qu’évoquait Anne Ubersfeld, et réduite à ce subjectivisme que nous prétendions éviter. On tâchera tout de même d’esquisser un exemple, fût-il très sommaire : nous optons pour une séquence que nous avons déjà rencontrée, il y a quelque temps déjà, où Chéreau dirige Greggory pour l’amener vers une adresse « pour soi, contre soi » au moment de « l’aveu d’écart » du Client de Dans la solitude des champs de coton. Cette séquence présente l’avantage de s’organiser autour « d’unités » minimales, les énoncés de Chéreau étant très brefs, non « formalistes » (mais très peu figurés), et déclenchant au fur et à mesure des modifications dans le jeu de Greggory, qui reprend la même réplique avec des nuances dont on peut tenter une description :

  • Pascal Greggory : (Reculant, les sourcils relevés, ne quittant pas des yeux son interlocuteur, la tête légèrement oblique) « Et si vous m’avez abordé c’est que finalement vous voulez me frapper. «➔
  • Patrice Ch é reau : Re-reprends, sur toi, à l’intérieur...
  • Pascal Greggory : (Cette fois immobile, sourcils relevés, tête oblique, regarde son interlocuteur)
    « et si j’ai fait un écart ➔
  • Patrice Ch é reau : C’est plus contre toi que contre lui...
  • Pascal Greggory : (Mouvement d’oscillation de la tête - comme une dénégation - froncement de sourcils, fuite du regard à l’oblique puis regard à nouveau sur l’interlocuteur)
    « et si j’ai fait un écart ➘1
  • Patrice Ch é reau   : T’es pas forcé de le regarder, peut-être...
  • Pascal Greggory : (Mouvement d’oscillation de la tête, froncement des sourcils plus accentué, regard oblique mobile, ne regarde plus l’interlocuteur)
    « et si j’ai fait un écart➔ ➘
  • Patrice Ch é reau : Oui, parce que tu l’as fait tu vois...
  • Pascal Greggory : (Tête oblique, yeux mi-clos)
    « bien que ma ligne droite➔
  • Patrice Ch é reau : Oui.
  • Pascal Greggory : « bien que ma ligne droite du point d’où je vais- d’ou je viens au point où je vais n’ait pas de raison, aucune, d’être tordue tout à coup, (il redresse la tête, relève les sourcils, regarde son interlocuteur, le désigne d’un doigt tendu) c’est que vous me barrez le chemin ➘ - c’est que vous- c’est que vous me barrez le chemin ➘1
  • Patrice Ch é reau : Et- c’est le début de l’idée, ça...
  • Pascal Greggory : « c’est que vous m’barrez le chemin 
  • Patrice Chéreau : Oui...
  • Pascal Greggory : « c’est que vous me barrez l’chemin➚1
  • Patrice Ch é reau : Non, non, continue, c’était juste.
  • Pascal Greggory : « c’est que vous me barrez le chemin ➚1
  • Patrice Ch é reau : Non.
  • Pascal Greggory : « plein d’inten-
  • Patrice Chéreau : Non, c’que j’veux dire c’est que c’est le début de l’idée, c’est-à-dire, « si j’ai fait un écart, c’est que vous me barrez le chemin ➚ (inspiration) plein d’inten- »
  • Pascal Greggory : Ah oui, d’accord, excuse-moi.
  • Patrice Chéreau : Tu comprends, c’est le début de l’idée ; attention que l’idée, elle continue jusqu’à la fin, là.

Il est bien clair qu’un tel type d’analyse réclame l’outil vidéo, et des conditions de captation extrêmement précises - la caméra ne doit pas quitter le comédien pendant la profération des énoncés du metteur en scène, le cadrer suffisamment large pour percevoir la totalité de ses manifestations corporelles, mais suffisamment près pour ne rien perdre des nuances d’expressivité mimique. Le fait que cette brève séquence rassemble à peu près l’ensemble de ces conditions nous a fait la choisir, alors que les énoncés du metteur en scène, on l’aura remarqué, ne s’envolent pas précisément en des développements rhétoriques qui brillent par leurs figures. Notre transcription, qui s’emploie à rendre compte tant bien que mal des modifications dans le jeu d’acteur, montre les limites auxquelles se heurte toute entreprise de restitution de la périverbalité sous forme graphique : elle est évidemment un artefact, une interprétation, qui en sélectionnant certaines caractéristiques paraverbales (les qualités intonatives en fin d’intervention) en abandonne d’autres, et qui, en ayant recours à des unités sémiotiques limitées (le système des flèches) échoue à rendre compte des phénomènes complexes, protéiformes, par lesquels la périverbalité se manifeste. Comme tout système sémiotique, le nôtre est nécessairement discontinu, fait d’unités distinctes qui ne valent que par leur opposition entre elles, tandis que le flux périverbal dont il prétend rendre compte est caractérisé par la continuité, et une différenciation progressive des formes signifiantes. Aussi avons-nous opté pour la combinaison de deux signes pour exprimer une intonation ambivalente, qu’une écoute naturelle (non relayée par des outils informatiques d’analyse du son) ne permet pas de qualifier nettement. Et notre description du non-verbal est évidemment tributaire de notre subjectivité : nous avons probablement axé notre regard sur certaines caractéristiques, au détriment d’autres, qu’un autre observateur eût peut-être perçu, avons cédé à l’interprétation - disant que telle oscillation de tête évoquait une « dénégation », et les qualifications techniques auxquelles nous avons recours pour compenser ces évaluations trop personnelles dénoncent d’elles-mêmes leur impertinence s’agissant de rendre compte du jeu d’acteur : on n’a évidemment pas dit grand-chose de ce qu’il évoque, de ce qu’il exprime, de ce qu’il suggère, lorsqu’on se contente de signaler qu’il « lève les sourcils » ou qu’il « détourne le regard à l’oblique »...

Pour être très partiel ce compte-rendu  de séquence de répétition n’en est pas moins porteur d’éléments instructifs quant à ce que nous appelons la « méthode rhétorique ».Dans cette séquence, en effet, Chéreau « informe » le jeu d’acteur en donnant des indications qui ne sont pas formalistes  : « reprendre sur soi, à l’intérieur », parler « contre soi » plus que contre l’autre, sont des indications psychologiques et non techniques ; de même, lorsqu’il signale que tel segment « n’est que le début de l’idée », il délivre une information au niveau de la logique de la phrase et de la pensée, au lieu de réclamer formellement telle qualité prosodique. Or toutes ces indications se traduisent, on peut l’observer, par des modifications dans les manifestations périverbales de l’acteur : « reprendre sur soi, à l’intérieur » déclenche une immobilisation du comédien, « parler contre soi » modifie l’intonation (désormais descendante) et l’intensité vocale (plus faible), fait faire à Gréggory des mouvements de tête en forme de « dénégation », détourne son regard en une fuite oblique et mobile... En somme, il nous semble que les énoncés de Chéreau élaborent peu à peu un signifié complexe - l’idée d’une auto-accusation - pour lequel Greggory propose peu à peu un signifiant périverbal lui aussi complexe (mobilisant des caractéristiques vocales, intonatives, posturales, mimiques...). Le procès est évidemment dialogique : c’est de la circulation entre les deux instances émettrices-réceptrices que naît peu à peu le signe de théâtre, au point de contact entre ces deux faces que sont, d’une part l’énoncé du metteur en scène qui élabore le signifié, d’autre part la périverbalité de l’acteur qui crée un signifiant adapté, sanctionné ou validé par l’instance de contrôle qu’est aussi le metteur en scène. Les signes ainsi produits ne sont donc nullement arbitraires (dans le sens où l’entendait Barthes), puisque leur élaboration résulte de l’interaction entre la proposition verbale du metteur en scène et la proposition périverbale de l’acteur : se joue, tacitement, un contrat de signification, où la relation signifiant-signifié est mise en place par deux instances en dialogue, et que l’évaluation positive du metteur en scène vient « signer », en quelque sorte. Il va sans dire que la mise en place de ce signe théâtral par « contrat » ne saurait cependant entrer dans un « système » sémiotique stable : si nous avons pu établir ici une correspondance entre un signifiant périverbal et son signifié, rien ne prouve que cette relation soit nécessaire, et qu’elle vaille pour d’autres interactants, dans un autre contexte. Tout au plus peut-on postuler que ce signe vaut dans le contexte de cet échange, pour le comédien qui le produit, et pour le metteur en scène qui le reçoit : on peut en effet supposer que s’il laisse le comédien poursuivre, c’est qu’il juge avoir obtenu le signifiant périverbal adéquat au signifié qu’il exprimait.