b) La poésie de l’acteur : vers une « critique » de la rhétorique du metteur en scène

Nous avons évoqué, allusivement, le fait que la richesse de la méthode rhétorique résidait notamment dans l’ignorance où se trouve l’orateur des formes auxquelles il cherche à donner naissance : il faut être plus précis. S’il ne nomme pas explicitement les manifestations périverbales qu’il souhaite voir advenir, peut-être, parfois, en a-t-il une idée, plus ou moins latente. Mais le fait, précisément, de ne pas les nommer, incite l’acteur à élaborer de lui-même une réponse, lui ouvre un espace de créativité où se developpe ce que Vitez appelle « la poésie de l’acteur ». Dans un entretien filmé, avec Fabienne Pascaud, qui l’interroge sur sa méthode de travail avec les acteurs, il tient ces propos :

‘Je leur fais des propositions, des demandes qu’ils n’exécutent jamais exactement, naturellement. C’est-à-dire que ce n’est pas très intéressant que quelqu’un exécute exactement la demande qu’on lui a faite. Ce qui est intéressant c’est la différence entre ce qu’on lui demande et ce qu’il fait. Dans cette différence, comme dirait Ritsos, gît la poésie de l’acteur. 716

Cette poésie, c’est ce qui ne se laissait pas prévoir dans la parole de mise en scène, ce qu’elle n’a pas commandé mais qu’elle a suscité pourtant. En ce sens, le metteur en scène peut considérer que l’acteur « n’exécute » pas tout à fait ce qu’il a verbalisé - simplement parce que la manifestation périverbale n’est pas nécessairement conforme à la vision que portait son énoncé. Il nous semble que ce différentiel poétique, c’est la méthode rhétorique qui l’autorise : une indication formaliste ne peut guère susciter d’écart entre la demande et l’exécution. Seule une parole déployée, qui transite par des formes verbales polysémiques, complexes, ouvre à l’acteur un espace d’interprétation qui le rend libre d’entendre, dans ce qui est dit, ce qui est propre à être joué, et d’inventer encore la manière de le jouer. Aussi lorsque Vitez affirme que les comédiens « n’exécutent pas » ce qu’il a demandé, il faut bien comprendre que cet écart n’est perçu que par lui, relativement à la vision qui animait sa proposition : ses indications, en effet, sont rarement formalistes, et n’indiquent pas techniquement des formes périverbales. Dans la suite de cet entretien avec Fabienne Pascaud, il développe lui-même ce commentaire relatif à ses indications de mise en scène :

‘Je demande aux acteurs de faire toutes sortes de choses, je leur suggère, je leur raconte des histoires, [...] qui me passent par la tête mais qui ne sont pas du tout par hasard passées par ma tête.’

Suggestion, demande multiple, détour par « des histoires » : on retrouve bien là les caractéristiques de la rhétorique du metteur en scène telles que nous les avons observées dans le chapitre précédent. Une telle parole ne saurait induire une « exécution » pure et simple, dans la mesure où elle n’est pas porteuse d’un message univoque. Et pourtant, Vitez parle d’une différence entre la demande et la réponse : c’est, nous semble-t-il, que le metteur en scène mise sur la polysémie de son expression pour déclencher des formes qu’il n’a pas prévues. C’est là une dimension essentielle de la direction d’acteur, que nos considérations sur la toute-puissance du metteur en scène n’ont probablement pas laissé suffisamment émerger : la parole rhétorique ouvre à l’acteur un espace de créativité dans lequel les réponses qu’il propose, non seulement ne sont pas programmées, mais encore peuvent n’être pas conformes à l’attente du metteur en scène, et cette non-conformité-même est précieuse, souhaitée, agencée par le metteur en scène. Il y faut évidemment des acteurs suffisamment maîtres de leur art pour jouer librement des indications de mise en scène, et activer comme bon leur semble des visions que le metteur en scène a suscitées, presque malgré lui. À l’issue de son expérience de mise en scène avec les élèves-comédiens du Conservatoire, Patrice Chéreau remarque ainsi que ces praticiens néophytes manquent encore un peu de cette capacité à faire écart, dans leur réponse aux indications de mise en scène :

‘J’crois que j’ai travaillé avec eux vraiment comme j’ai travaillé avec d’autres comédiens. Mais sans l’apport critique des autres comédiens[...] c’est-à-dire qu’ils étaient prêts à donner exactement ce que je leur demandais. Alors que je pense qu’il y a une correction naturelle qui se fait avec des comédiens qui est que- en fait les comédiens en prennent et en laissent, ils en prennent ils en laissent, c’est-à-dire que y a des choses qui leur conviennent et y a des choses qui leur conviennent pas puis ils adaptent, en s’disant ça ça ne me convient pas, j’vais essayer de me trouver un autre chemin. Et c’est dans cet autre chemin qu’implicitement les comédiens me proposent que euh euh que finalement je trouve ma nourriture et que c’est dans une critique permanente de mon travail, et dans une adaptation permanente de mon travail aux nécessités des comédiens. 717

Ainsi, il y a bien décidément dialogisme, et même dialectique, dans l’élaboration du signe théâtral : de même que la rhétorique du metteur en scène nourrit le jeu d’acteur, le jeu d’acteur nourrit le metteur en scène, non pas seulement parce qu’il prolonge sa vision en l’incarnant, mais parce qu’aussi il la « critique » : les propositions d’acteurs perçues comme une « critique permanente » du travail du metteur en scène constituent ainsi un seuil d’évaluation et de sanction de la parole de mise en scène, qui vient en retour évaluer et sanctionner ces propositions. C’est ici un nouveau « mimétisme » paradoxal qui se joue entre parole de mise en scène et jeu de l’acteur : la première est pour le second un modèle, non seulement dans sa créativité figurale, mais aussi dans la fonction critique qu’elle incarne, et que le jeu d’acteur peut - ou doit - à son tour s’approprier, jusqu’à éventuellement refuser une indication. Le passage par la négation, principe fondamental de toute dialectique, n’est pas l’apanage de la parole de mise en scène (par exemple lorsque le metteur en scène refuse une proposition de jeu) : l’acteur aussi peut « refuser » une indication. Ainsi Chéreau déplore-t-il plus tard que les jeunes comédiens du Conservatoire ne « refusent rien » : « ils ne savent pas encore ce à quoi ils peuvent dire oui ou non, surtout ce qu’ils peuvent refuser. Ils ne refusent rien, en fait, c’est peut-être ça l’erreur... ». Ce « refus » ou cet écart consenti comme forme possible de la réponse à l’indication, est précisément ce qui nous la fait considérer comme « rhétorique » : à l’opposé du tyran qui manipule, et impose un faire qui ne doit pas être interrogé, l’orateur qui développe une rhétorique sait bien qu’il propose un discours auquel chacun est libre d’adhérer ou de ne pas adhérer.

Notes
716.

Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, document audiovisuel de Fabienne Pascaud et Dominique Gros, La Sept, FR3, INA, 1988.

717.

La leçon de théâtre, “ Leçon V : Paroles d’élèves ”, 1999.