B. Du jeu au jeu

1) Les différents degrés du pokaz

Cette pratique de l’exemple, de l’ostension de jeu par le metteur en scène, que l’on peut appeler « pokaz », n’est pas facile à délimiter : le pokaz originel suppose que le metteur en scène monte sur le plateau, et s’engage sans concession dans un jeu très physique. C’est dans le cadre de la répétition meyerholdienne que cette pratique est identifiée et nommée, et la façon dont le disciple dissident de Stanislavski animait ses répétitions semble avoir posé les bases définitionnelles de la notion : les témoignages relatifs à ces répétitions, relayés et commentés par Béatrice Picon-Vallin, en donnent un éloquent aperçu, qui permet d’étoffer un peu la seule indication fournie par les sténogrammes qui ont conservé des traces écrites de son travail de mise en scène, qui se contentent de signaler que « Meyerhold montre » :

‘L’acteur Igor Ilinski décrit ces moments magiques, souvent salués par les applaudissements de la troupe : « En répétition, qui, plus léger et plus jeune que le plus jeune, improvise une danse en scène, s’envole sur le praticable, fait preuve d’une énergie d’adolescent ? Meyerhold, avec ses soixante ans. [...] Qui pleure sur scène, en interprétant une jeune fille de seize ans abusée ? Retenant leur souffle, ses élèves regardent le plateau, sans remarquer les cheveux blancs, le nez fort : ils voient devant eux une jeune personne aux gestes juvéniles et féminins, ils entendent des intonations si fraîches, si inattendues qu’aux larmes qui perlent aux yeux de chacun se mêlent la joie, un enthousiasme sans limites, face à ces sommets de l’art de l’acteur. » 718

Dans sa définition originelle, donc, le pokaz ne désigne pas seulement une ostension de jeu : il connote l’idée d’une performance spectaculaire, « souvent saluée par des applaudissements » qui marquent la reconnaissance d’un « sommet de l’art de l’acteur ». De tels moments de théâtre sont devenus rares, à notre connaissance, dans les répétitions actuelles, peut-être parce que les metteurs en scène d’aujourd’hui se situent moins comme des rénovateurs de la scène théâtrale, maîtres à jouer autant que maîtres à penser. La relative « précarité » de leur position les fait désormais demeurer dans une position plus discrète à laquelle ne siéraient guère des exhibitions censées rallier tous les suffrages. Pourtant ils continuent, pour beaucoup, de monter sur le plateau pour jouer quelques fragments de texte, remplaçant l’acteur auquel ils donnent l’exemple, jouant avec les autres partenaires qui lui donnent la réplique. Mais il s’agit moins alors d’une performance spectaculaire, autonome, qui vaudrait pour elle-même, que d’un strict appoint pédagogique que les comédiens observent avec rigueur, sans manifester d’admiration. Ainsi lorsque Giorgio Strehler, qui n’est pas le moins « spectaculaire », pourtant, des metteurs en scène, monte sur scène pour se livrer à d’énergiques ostensions (ce qui est fréquent), ses partenaires de scène lui donnent la réplique normalement, conscients que l’exercice n’a valeur d’exemple que pour le comédien qui est remplacé.

Aussi le pokaz glisse-t-il peu à peu vers la simple ostension de jeu, sans mise en valeur spécifique, sur des unités de texte parfois très réduites ; il se banalise et se fond dans la répétition sans susciter d’émoi particulier, au point de devenir difficile à identifier. Certes, le fait, pour le metteur en scène, de monter sur le plateau, qui n’est pas son espace propre mais celui du jeu des acteurs, peut constituer un critère d’identification du pokaz. Mais d’abord, ce critère est insuffisamment discriminant, dans la mesure où le metteur en scène rejoint parfois les comédiens dans l’aire de jeu, non pour jouer avec eux, mais pour s’adresser à eux plus étroitement, sur certaines questions de détail ; ensuite il est peu fiable, puisque l’ostension de jeu, qui porte parfois sur des caractéristiques périverbales minimales et autonomes, non reliées aux partenaires de jeu, peut aussi se faire depuis la salle. C’est ce qui se produit ici dans les répétitions de Dom Juan, où Jacques Lassalle dirige Andrzej Seweryn dans le rôle éponyme : sans quitter sa table de travail, le metteur en scène donne l’exemple de l’intonation qu’il voudrait entendre sur telle réplique, qu’il répète à de nombreuses reprises :

  • Jacques Lassalle : « C’est une affaire entre le ciel et moi ➔ et nous la démêlerons bien ensemble » ; « c’est une affaire entre le ciel et moi ,
  • Andrzej Seweryn   : Oui oui.
  • Jacques Lassalle : « et nous la démêlerons bien ensemble sans que le ciel- » « sans que le ciel- »
  • Andrzej Seweryn : « Sans que tu t’en mettes en peine. »
  • Jacques Lassalle : Voilà : « c’est une affaire entre le ciel et moi (brève pause) et nous la démêlerons bien ensemble sans que tu t’en mettes en peine. »
  • Andrzej Seweryn   : Que je fasse, donc, que je fasse la- la...(geste de la main, tranchant l air de haut en bas)
  • Jacques Lassalle : la fracture (geste de la main, tranchant) oui oui. Voilà : « c’est une affaire entre le ciel et moi ➘,(geste de la main, qui tranche verticalement puis qui écarte horizontalement) et nous » euh, « c’est une affaire entre le ciel et moi- »
  • Andrzej Seweryn : Oui oui (retournant en scène, s’adressant à son partenaire) « Va, va, c’est une affaire entre le ciel et moi ➘et nous la démêlerons bien ensemble sans que tu t’en mettes en peine. »
  • Jacques Lassalle   : (Geste d approbation)
  • Que fait Jacques Lassalle ici, sinon donner l’exemple (qui a du mal à passer, mais c’est néanmoins, à en juger par les nombreuses reprises auxquelles il se livre, son intention...) ? Certes, il s’agit là d’une ostension minimale, qui ne porte que sur la prosodie de l’énonciation, illlustrée par un élément de gestualité (ce geste de la main, dont on ne sait pas s’il est repris ou non dans le jeu de Seweryn, dont la dernière réplique est jouée hors-champ) ; mais de telles unités, si ténues soient-elles, font partie des caractéristiques périverbales qui constituent la matière du jeu de l’acteur, et leur caractère discret ne doit nullement les exclure d’un corpus recensant les ostensions de jeu.

Un autre critère d’identification de l’ostension de jeu se fait jour dans cette séquence, qui réside dans la nature des énoncés : on peut considérer que lorsque le metteur en scène prononce lui-même les énoncés constitutifs du texte de théâtre, il donne l’exemple sur les caractéristiques périverbales qu’on peut lui adjoindre, et se livre ainsi à une « ostension de jeu », un « petit » pokaz. Là encore, le critère est insuffisant : bien souvent, le metteur en scène ne connaît pas par cœur le texte, et pour donner l’exemple, lui substitue un texte proche, équivalent en substance mais non rigoureusement identique « à la lettre ». Si dans la séquence qui précède, la méconnaissance du texte ne donnait lieu dans l’énoncé de Lassalle qu’à une petite erreur, qui parasitait certes la clarté de l’indication, mais que Seweryn corrigeait aisément (<sans que le ciel>/ « sans que tu t’en mettes en peine »), dans cette autre séquence qu’on a déjà abordée, le metteur en scène pour diriger Jeanne Balibar dans Elvire joue un autre texte, censé équivaloir au texte original : on retrouve ici les fameuses propositions hypertextuelles, dont on avait annoncé, sans l’approfondir, qu’elles pouvaient être le support d’une ostension de jeu où la périverbalité manifestée par le metteur en scène portait autant d’information que le strict matériau verbal :

‘Il faut continuer la pression : « le plus grand »- mais vous commencez à l’avoir ; « le plus grand de tous les malheurs »- « le plus grand de tous les malheurs »- <pour moi, Dom Juan,je vous somme de croire que je vous-, que je ne vous parle pas de moi, que moi c’est arrangé, que moi je suis en règle, que je-> D’ailleurs il y a quelque chose de très beau dans cette véhémence, dans cette ostentation d’affirmer- vous voyez ? Et quelque chose ne cesse pas de- (geste du bras).’

Cette fois Jacques Lassalle a rejoint la comédienne sur le plateau ; il ne prend pas totalement sa place puisqu’elle est restée agenouillée aux pieds de Andrzej Seweryn/Dom Juan, tandis que le metteur en scène, agenouillé lui aussi, se tient proche d’elle, jouant sur elle plus que sur Dom Juan. L’ostension de jeu à laquelle il se livre est ici repérable d’abord du fait de sa posture (analogue à celle de la comédienne), et du fait de l’irruption dans son énoncé d’une proposition hypertextuelle, par laquelle il se substitue au personnage, et parle en ses lieu et place ; aussi la comédienne doit-elle recevoir les éléments périverbaux manifestés dans l’énonciation du metteur en scène comme un « modèle » à suivre. Mais on le voit cette ostension est fondue dans son discours, s’entre-tisse avec des adresses directes, des indications explicites (« il faut continuer la pression », « vous commencez à l’avoir ») et des commentaires (« d’ailleurs c’est très beau... ») : la posture agenouillée indique qu’il « joue », comme Jeanne Balibar, mais la posture est conservée lorsqu’il commente l’interprétation au lieu de s’y livrer, et prend alors un autre sens : il marque une proximité, une solidarité dans le travail d’accouchement du personnage. Au niveau des caractéristiques mimo-gestuelles, c’est en définitive essentiellement la direction du regard qui distingue les moments d’ostension de jeu des moments de commentaire : plutôt tourné vers la comédienne lorsque le metteur en scène parle en son nom propre, son regard a tendance à se détourner lorsqu’il interprète lui-même le personnage. La rapidité de tels changements, portés par une parole en flux continu, rend leur lisibilité parfois aléatoire, et absorbe la différence entre les deux niveaux d’indication (le commentaire/l’ostension) qui se mêlent en un énoncé un peu hybride.

L’apparition, dans l’énoncé du metteur en scène, de fragments du texte de théâtre, ou de leur équivalent sous forme de proposition hypertextuelle, ne saurait guère constituer un critère fiable d’identification de l’ostension de jeu, puisqu’il est aussi des formes d’ostension totalement « hors-texte », qui ne concernent que des éléments de gestualité : le metteur en scène y engage son corps, donnant l’exemple d’un mouvement ou d’une posture, mais sans cesser de discourir. Ce que nous appelons « hors-texte » correspond donc au fait qu’il joue sans proférer de réplique empruntée ou dérivée du texte de théâtre : l’ostension n’est portée que par le corps, tandis que la parole développe une fonction de commentaire. Un tel modèle de gestualité apparaissait déjà dans la séquence de (fausse) répétition montrant Lavaudant mettant en scène un fragment du Cercle de craie de Brecht ; ayant rejoint les acteurs sur le plateau pour leur donner des indications, il montrait la façon dont il souhaitait voir porter l’enfant (dans une étreinte très refermée, très protectrice) tout en commentant cette posture « Prends le peut être plus à toi, Marie, prends-le carrément, essaie de te le réapproprier, prends-le carrément, prends-le comme ça, j’sais pas, exagère peut-être cette chose... »). Le cas de figure est extrêmement fréquent, et il n’est guère de metteur en scène qui n’ait recours à ce genre d’ostension purement gestuelle. On se souvient aussi de la séquence où Ariane Mnouchkine rejoignait ses comédiens en scène, les reprenant sur une attitude d’ » autruche » face à la menace, à laquelle elle préférait une posture de « guenon » - autruche et guenon qu’elle ne manquait pas d’incarner elle-même sur scène, tout en ponctuant son ostension de commentaires visant à justifier son choix.

Il apparaît nettement, à l’issue de ce panorama des diverses formes de modèles d’interprétation proposés par les metteurs en scène, que la notion d’» ostension de jeu » couvre un champ très vaste, difficile à circonscrire, qui ne saurait se réduire à la seule définition originelle du pokaz, spectaculaire interprétation, sur le plateau, d’une scène du texte de théâtre. L’ostension de jeu, on l’a vu, peut porter sur des unités sémiotiques ténues, sans aucun caractère spectaculaire, être proposée depuis la salle ou sur le plateau, « en texte » ou « hors-texte », à côté du comedien à qui s’adresse le modèle ou à sa place... Dans tous les cas les éléments de périverbalité adjoints à la parole de mise en scène deviennent essentiels, porteurs du message : le metteur en scène s’y fait, d’une manière ou d’une autre, un peu acteur, et le tableau que nous présentions dans notre première partie pour distinguer nettement les deux types d’intervention se trouve singulièrement brouillé par ce jeu de rôles.

Notes
718.

Igor Ilinski, Sur moi-même, Moscou, Iskusstvo, 1973. Cité par Béatrice Picon-Vallin, “ Répétitions en Russie-URSS ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 219.