2) Une pratique contestée

Précisément parce qu’il induit un brouillage des rôles, voire une usurpation du travail de l’acteur, le pokaz et ses avatars constituent une pratique souvent contestée, que les metteurs en scène s’emploient à relativiser et à justifier. Dès l’apparition de la notion, avec la répétition meyerholdienne, le pokaz est suspecté d’assujettir les comédiens à une forme de totalitarisme de la part du metteur en scène. Béatrice-Picon Vallin rapporte (et invalide) les soupçons qui pèsent sur le bien-fondé de l’ostension de jeu chez celui qui en fut le créateur officiel :

‘On a souvent répandu l’idée que Meyerhold imposait aux comédiens son propre jeu, que le pokaz devait être reproduit. Le témoignage d’acteurs comme Ilinski ou Tiapkina incite à penser le contraire. Meyerhold n’attendait aucunement de ses « tragi-comédiens » une imitation simiesque de ce qu’il leur montrait, il voulait éveiller en eux d’autres couches de sensibilité ou d’intelligence que celles qui sont normalement atteintes par les mots. 719

« Imitation simiesque » : l’expression est lancée, et ne cessera pas de hanter les metteurs en scène qui, à la suite de Meyerhold, ont recours à l’ostension de jeu, comme l’écueil honteux auquel elle risque de conduire. Et tous de s’en expliquer, de justifier au nom des limites incontournables du verbal, l’usage nécessaire de l’ostension périverbale, à commencer par Meyerhold lui-même dans ses Écrits sur le théâtre, dont Béatrice Picon-Vallin cite quelques extraits significatifs :

‘[...] il montre quand le geste, le mouvement, le rythme peuvent exprimer « plus simplement et plus brièvement » aux acteurs ce qu’il attend d’eux, quand il veut vérifier lui-même si ses propositions sont viables, et « contrôler, en quelque sorte (ses) idées sur (sa) propre peau de comédien », ou quand les indications qu’il veut donner ne sont plus transmissibles par des mots. 720

Aujourd’hui plus que jamais sans doute, les metteurs en scène, qui ont toujours à se justifier de leur pouvoir, éprouvent le besoin de légitimer leur tendance à montrer plutôt que dire ; la ligne de force de leur argumentation est au fond toujours la même, indiscutable : les mots ne peuvent pas tout dire. L’art du pokaz marque en quelque sorte le seuil de productivité ou d’efficacité du verbal : il vient suppléer une insuffisance du discours. Insuffisance, lorsque l’indication n’est « plus transmissible par des mots », comme le déduit Béatrice Picon-Vallin, comme le confirme encore Luc Bondy : « Lorsque les mots ne suffisent plus, je montre »... Sous la plume de B. Picon-Vallin comme dans les propos de Bondy émerge une logique diachronique du recours au pokaz : il vient après que les ressources de la langue sont épuisées, lorsque celles-ci ne suffisent plus. Il y aurait, à les en croire, primauté du verbal dans la chronologie du travail, qui ne serait supplanté qu’une fois ses limites rencontrées. Mais il semble que l’insuffisance de la langue n’ait pas toujours besoin d’être avérée, pour que le pokaz vienne pallier ses manques : a priori, et sans qu’il soit besoin de faire les frais d’une expérimentation systématique, « montrer, ça va plus vite qu’un long discours ». C’est sur cette économie de temps que se fonde l’argumentation de Gildas Bourdet concernant son recours à l’ostension de jeu :

‘Je joue le texte, physiquement et vocalement pour créer ce que j’ai envie d’entendre et de voir, mais si je profère le texte moi-même, ce n’est pas pour donner le ton, c’est pour donner un exemple, c’est parce que j’ai quelque chose à dire à l’acteur et que de cette manière ça va beaucoup plus vite qu’un long discours. 721

Non pas pour « donner le ton » donc, mais pour « donner un exemple » : la nuance est subtile, et réclame d’être un peu explicitée. Il semblerait que, comme de nombreux metteurs en scène, Bourdet jongle avec le procès virtuel qu’il craint qu’on lui intente pour « totalitarisme scénique » : dans cette perspective, « donner le ton » serait imposer un modèle (ce dont il se défend) tandis que « donner un exemple » (parmi d’autres) n’est qu’une inoffensive suggestion. Il est en effet de bon ton, pour un metteur en scène, d’ » accoucher » les comédiens de leur propre jeu, pour n’en pas faire les « singes » de leurs indications : le champ sémantique du dressage est souvent à l’horizon des discours sur la mise en scène, comme un contre-modèle, ainsi dans ces propos de Giorgio Strehler déjà aperçus :

‘Je ne veux pas avoir de singe apprivoisé, je ne suis pas un dompteur. [...] Je me considère comme un acteur, un d’eux qui s’est détaché à un certain moment, dans une situation ambivalente et quelquefois ambiguë. Je monte sur le plateau et je tâche de montrer, mais ce n’est jamais quelque chose qui doit être fait comme ça. Moi, si je le faisais, je ferais comme ça. 722

Non pas imposer la forme, mais proposer une forme possible ; montrer un possible, ou même, selon Daniel Mesguich, montrer simplement que c’est possible :

‘En général, je ne monte pas sur le plateau : il faut laisser l’acteur faire ce que le metteur en scène dit. Parfois, pourtant (très rarement) je montre à l’acteur ce que je lui demande : parfois il faut lui montrer non la chose à faire, mais que la faire est simplement possible. 723

Ici, si le pokaz est d’abord décrié (« il faut laisser faire l’acteur »), il est bientôt « avoué », non sans quelque précaution (sa rareté est sans doute censée tenir lieu de circonstance atténuante). Chez Jean-Louis Martinelli, le plaidoyer pour l’ostension de jeu passe par une subtile pirouette de dénégation : « Quand je le montre, je dis : « je vous montre, mais il ne faut surtout pas faire ça » », mais rejoint finalement l’argumentation des autres metteurs en scène : « Ce n’est pas pour appliquer un geste, mais c’est pour donner la sensation de ce qui pourrait être produit »... Il ne faut donc « surtout pas faire ça », mais il faut tout de même tendre vers ça, geste ou sensation. Et toujours, ultime alibi : l’insuffisance des mots - « Quand on est à cours de mots, on peut bien arriver à montrer » 724 . Parmi les exemples dont nous disposons, qui révèlent que l’ostension de jeu est une pratique tout à fait massive dans l’interaction de répétition, il n’est guère que Luc Bondy, en définitive, pour revendiquer sans malaise apparent un recours constant au pokaz : pour ce metteur en scène qui se méfie des « indications trop psychologiques » et pour qui, on l’a vu,  « le travail sur le physique est essentiel et libérateur », il n’y a nulle honte à passer beaucoup de temps sur le plateau, parmi les comédiens, à jouer avec eux ou à leur place. Lorsque Georges Banu lui soumet les critiques qui sont traditionnellement associées à une telle pratique (que « cette manière de montrer a été violemment contestée, au nom de la liberté d’invention de l’acteur, du refus de subordination à un modèle extérieur imposé par le metteur en scène »), Bondy ne se laisse nullement démonter :

‘C’est ridicule. Je n’imite pas pour terroriser mes acteurs, comme on le croyait jadis, mais je reconnais que j’ai l’intuition du fonctionnement morphologique des gens, de la vie, et je ne vois pas pourquoi je ne m’en servirais pas dans les répétitions. Souvent, quand je n’arrive plus à trouver les mots qui conviennent, je réussis bien à le montrer par le jeu. [...] Très peu de metteurs en scène savent jouer eux-mêmes, et ils sont rares ceux qui saisissent ce qui se passe dans le corps d’un comédien et encore moins ceux qui peuvent lui montrer physiquement ce qu’il cherche. Il leur manque la capacité de sentir de l’intérieur du corps et de capter son processus spécifique. 725

Montrer n’est donc plus un abus de pouvoir condamnable, mais un talent, un savoir-faire revendiqué ; sans doute ce qui donne tant d’aisance à Luc Bondy dans la revendication de cet art de l’ostension, c’est qu’il ne la confond nullement avec une prise de pouvoir sur le comédien ; au contraire, si l’on en croit ses propos, c’est sa capacité à observer et à imiter les êtres, à se fondre dans leur « fonctionnement morphologique » qui lui permet de trouver les voies physiques qui libèreront l’acteur : il ne s’agit pas d’imposer une forme de l’extérieur, mais d’abord de « saisir ce qui se passe dans le corps de l’acteur ». Ecoute du corps de l’autre avant d’être modèle à reproduire, le pokaz selon Bondy est un assujettissement réciproque, une interaction entre deux gestualités. Ainsi conçu comme un procès dialectique, le pokaz restaure une part de la créativité de l’acteur, qui participe à la genèse de la forme gestuelle : c’est apparemment dès l’origine qu’il faut le comprendre en ces termes puisque, même chez Meyerhold, où l’ostension de jeu pouvait prendre un tour spectaculaire susceptible d’annihiler l’autonomie de proposition des comédiens, ces derniers ne s’en trouvaient nullement réduits à l’admiration et à la pure imitation. Béatrice Picon-Vallin puise chez l’acteur Ilinski ce témoignage qui met en lumière l’interactivité créative qui se jouait au cœur du pokaz meyerholdien :

‘Meyerhold lui montre une phase de jeu où il enroule ses jambes l’une sur l’autre ; plus petit et plus corpulent que le metteur en scène, l’acteur ne peut jouer avec ses jambes de la même façon, il a donc à comprendre l’image et à la réinterpréter avec ses propres données corporelles : il s’agit bien non pas de l’inciter à la copie, mais à la création. Tiapkina note encore que « c’était un plaisir incomparable de voir comment Meyerhold travaillait avec Ilinski ou Babanova. Il leur montre quelque chose, ils le font, il ajoute un détail, ils ajoutent des éléments personnels, c’est ainsi que s’obtient le résultat final. » 726

Non point incitation à la copie, mais à la création, le pokaz se fait, selon ce témoignage, exemple de liberté créatrice, et non pas exemple tout court : le message qu’il porte n’est pas tant dans sa forme même, dont il faudrait reproduire les contours, que dans l’énergie de proposition qui le porte, à laquelle le comédien est censé répondre par sa propre énergie, et des propositions personnelles...

Notes
719.

B. Picon-Vallin, “Répétitions en Russie-URSS ”, op.cit., p. 220.

720.

B. Picon-Vallin, citant des extraits de V. Meyerhold, Ecrits sur le théâtre, tome IV, Lausanne, L’Age d’Homme, 1992, p. 371, in Alternatives Théâtrales n°52-53-54.

721.

“ Produire du jeu pour le plaisir ”, Entretien avec Gildas Bourdet, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 154.

722.

Document audiovisuel C.N.R.S, réalisé par Odette Aslan, 1978.

723.

D. Mesguich, L’éternel éphémère, p. 147.

724.

Jean-Louis Martinelli, Rêves de sable, p. 35.

725.

Luc Bondy, La Fête de l’instant, pp.85-86.

726.

B. Picon-Vallin, “ Répétitions en Russie-URSS ”, d’après un entretien avec I. Ilinski (Moscou, 1981), in Alternatives théâtrales n°52-53-54.