3) Du bon usage des locomotives

Chez Ariane Mnouchkine, il existe une autre façon de montrer, qui ne passe pas par le pokaz du metteur en scène, mais par le recours à ce qu’elle appelle les « locomotives ». Le procédé est intrinsèquement lié à la méthode de travail propre à l’équipe du Théâtre du Soleil, qui consiste, dans un premier temps, à envoyer (successivement ou simultanément) tous les comédiens s’essayer à tous les personnages sur le plateau, indépendamment des critères d’âge et de sexe : ceux d’entre eux qui s’avèrent les plus inspirés dans telle ou telle scène, et qui font les propositions les plus stimulantes sur tel ou tel personnage joueront ensuite le rôle de locomotive pour ces scènes et ces personnages dans lesquels ils ne sont pas distribués. Une fois la distribution à peu près stabilisée, le comédien-locomotive rejoint ainsi sur le plateau le comédien chargé d’interpréter tel personnage, et l’accompagne dans les propositions gestuelles et intonatives, jouant simultanément, à ses côtés. La fonction de locomotive n’est bien entendu nullement exclusive d’un autre rôle : ainsi Juliana Carneiro da Cunha, qui est fréquemment envoyée aux côtés de Shahrokh en tant que locomotive pour le rôle de Tartuffe, est par ailleurs distribuée dans le rôle de Dorine. La chose est assez spectaculaire : les deux comédiens portent alors le même costume, ont le même maquillage, et jouent ensemble, simultanément, côte à côte, dans une gémellité troublante : le texte est proféré soit par l’un, soit par l’autre, en continu et sans que les segments soient répétés. Ils se passent le relais sur l’indication d’Ariane Mnouchkine, qui prononce simplement le prénom de l’un ou de l’autre pour signaler le changement de locuteur.

L’objectif d’un tel procédé est clair : il s’agit de « dépanner » un comédien qui peine à accoucher de la périverbalité de son personnage, en lui proposant un modèle (la locomotive) qui travaille en continu et en simultané à ses côtés. Le comédien « wagon » (appelons ainsi faute de mieux, et pour filer la métaphore, celui qui suit la locomotive...) adopte au fur et à mesure les signes périverbaux émis par son modèle, entre dans le corps du personnage tel qu’il lui est proposé, et lorsqu’il est gagné par son énergie, propose spontanément ses propres signes périverbaux ; la locomotive doit alors immédiatement se faire wagon à son tour, pour ne jamais rompre le rapport de gémellité qui unit les deux partenaires, dans une interaction si subtile qu’il devient souvent impossible de percevoir lequel des deux, à telle fraction de seconde, se fait locomotive ou wagon. En somme il s’agit de l’exercice classique employé dans la formation de l’acteur, connu sous le nom de « travail du miroir », dans sa dernière étape qui consiste à abolir la distribution de fonctions distinctes (l’instigateur-le reflet) : l’exercice est rendu plus difficile encore dans le cas des locomotives du fait que les partenaires ne se font pas face, et qu’ils doivent assujettir la production commune de signes périverbaux à la profération du texte de théâtre.

Pour difficile qu’il soit, le procédé a d’incontestables avantages : il évite au metteur en scène d’avoir à proposer de lui-même des pokaz, ce qui, on l’a vu, risque toujours d’être confondu avec une position de pouvoir abusive qui fait de la direction d’acteur une manipulation de marionnettes. Dans le cas des locomotives, c’est de ses pairs que le comédien reçoit un modèle de jeu, sans que soit engagée une relation de pouvoir, et l’interactivité entre l’un et l’autre partenaire est rendue possible par la simultanéïté de leurs propositions. Mais le procédé a ses limites aussi, et n’est pas sans créer des blessures affectives : il faut en effet bien de l’humilité et de l’abnégation pour consentir à se laisser guider pas à pas dans l’accouchement d’un personnage qu’on voudrait sien. Dans les répétitions du Tartuffe, Juliana est dans la gratifiante position d’être à la fois distribuée dans le rôle de Dorine (perçu comme l’un des plus intéressants, comme en témoigne la « scène de ménage » entre Ariane Mnouchkine et Myriam Azencot qui souhaitait se voir attribuer le rôle) et d’assister Shahrokh en tant que locomotive de Tartuffe ; mais la satisfaction de cette double responsabilité ne lui fait pas oublier l’époque de ses débuts dans le Théâtre du Soleil, où elle ne faisait que suivre : on l’entend ainsi en voix off tenir ces propos :

‘Quand je suis arrivée c’était pour Clytemnestre..... C’était Simon qui me montrait le chemin donc je le suivais, de temps en temps je démarrais toute seule, et quand j’étais trop épuisée Simon revenait. C’était comme ça une façon d’apprendre, avec Milou aussi, avec Catherine. J’étais celle qui... apprenait... derrière les autres mais, ce n’est pas facile, ce n’est pas facile, je comprends que ce soit pas facile, on a des réticences humaines, normales à mon avis, de se dire, d’être obligé comme ça de suivre quelque chose qui pour moi est une contrainte. À partir du moment où tu comprends que ce n’est pas une contrainte, ça devient merveilleux.’

Suivre, être derrière, se plier à la contrainte... La position de ceux qui sont assistés par les locomotives est évidemment peu gratifiante, et contraignante en effet, quoi qu’en dise Juliana ; il y faut, à l’intérieur du modèle proposé, trouver une force de créativité. Être soumis, mais non point passif ; respecter la forme imposée jusqu’à ce que l’inspiration vienne... Ce qui vaut pour la période où les rôles sont distribués vaut aussi pour l’étape préparatoire, où les uns et les autres s’essaient sur tel ou tel personnage, et doivent accoucher du personnage tout en respectant les formes élaborées par leurs prédecesseurs. Un tel rapport à la figure imposée ne va pas sans heurt, et l’on a déjà eu l’occasion de rapporter quelques sermons de la metteur en scène qui venaient justement sanctionner la difficulté d’un comédien à s’y plier : c’était tantôt telle comédienne, à qui la metteur en scène reprochait, dans une scène de « locomotive collective » (plusieurs comédiens sur le même rôle, simultanément) de ne pas suivre le mouvement (« Tu suis pas, suis, fais comme les garçons, ils le font très humblement, ils se suivent l’un l’autre, ils vomissent dans les coins, ils se couvrent d’eau, et et et qu’est-ce tu veux que j’te dise, c’est beau comme travail, alors arrête de bouder, travaille, fais pas la gueule, je trouve que tu fais un peu la gueule. Arrête, arrête. Ça me fatigue et ça ne te fait pas avancer »), c’était tantôt Jocelyn, réprimandé pour n’avoir su reprendre le modèle composé par ses prédécesseurs pour le rôle de Damis, sans pour autant faire preuve de force de proposition :

La figure imposée est loin d’être simple, et le propos de Mnouchkine n’est pas dénué d’ambiguïté : manifestement, les autres comédiens ont fait des propositions de jeu allant dans le sens de la folie ; celui qui leur succède doit reprendre cette forme (tant qu’il ne « propose pas mieux », il doit « prendre ce que les autres avant lui ont fait » - mais comment alors proposer, lorsqu’il est invité à suivre pas à pas le modèle ? Et comment savoir ce qui sera « mieux » ?) reprendre cette forme, donc, mais ne pas la traiter comme une pure forme : il doit être « rendu fou », pour les raisons qu’Ariane Mnouchkine expose longuement, et non pas « être fou », sans raison... Une série de formes périverbales sont commanditées (« se taper la tête par terre », « courir », « crier »), mais aussi motivées (« il y a de quoi se taper la tête par terre ») : le comédien doit adopter tout ensemble les intentions et les formes élaborées par ses partenaires, abandonner la direction de travail qu’il avait d’abord esquissée, c’est-à-dire sa propre interprétation (« Lâche-la ton image d’avant ! ») et néanmoins, se montrer capable d’inventer... Il y a, là aussi, de quoi se taper la tête par terre... Où l’on voit que, « montrer » à un comédien c’est toujours un peu, si bienveillantes soient les intentions, le contraindre.

En outre le procédé a ses effets pervers : la position de locomotive est apparemment beaucoup plus stimulante que celle de qui est distribué dans le rôle, officiellement. Martial en fait la cuisante expérience, en se montrant très inspiré dans des propositions de jeu sur le rôle de Damis, et totalement inhibé une fois qu’il est en effet nettement pressenti pour le rôle ; s’ensuit alors une conversation en coulisse entre la metteur en scène et le comédien, qui va se voir tout simplement retirer le rôle, afin de retrouver sa liberté créatrice :

Toute la question que pose une telle méthode de travail réside dans cette alternative entre la liberté d’un personnage à construire, et l’aliénation d’un rôle à tenir ; Martial n’est pas le seul à faire cette expérience de l’inhibition qui gagne celui qui est « dans la course », et se voit échoir la responsabilité d’un rôle. À l’issue d’une séance de répétition, un autre comédien s’interroge sur ce contraste entre la liberté et la disponibilité ressenties par celui qui n’est là que « pour un autre », et le blocage induit par la quasi-certitude d’avoir le rôle : après un bref témoignage de Juliana sur la bienheureuse expérience des locomotives, il poursuit sur ce thème et adresse à Ariane Mnouchkine une question à laquelle il apporte lui-même la réponse :

La solution, donc, pour n’être jamais meurtri, empêché, inhibé dans un rôle ou derrière une locomotive, serait en somme de se vivre soi-même comme une perpétuelle locomotive, de toujours jouer « pour un autre », que cet autre fût un comédien, ou un personnage : alors tout s’ouvrirait plus facilement, parce que ce n’est pas soi-même qu’on défendrait, mais cet autre à naître, comme ce Valère à venir, dont chacun prépare avec une religieuse patience l’avènement tant attendu.