1) « L’œil écoute »

Dans cette perspective, la responsabilité du metteur en scène, sa position magistrale et initiatrice semblent considérablement restreintes ; il n’est plus l’instigateur d’un faire mais son simple témoin - spectateur avant l’heure de la représentation en devenir. Cette posture du metteur en scène, qui en fait un regard, une oreille attentive avant que d’en faire le lieu d’une parole, semble originelle, première : la première chose que répond Vitez à Fabienne Pascaud qui l’interroge sur sa manière de travailler avec les acteurs, c’est : « Je les regarde », et de poursuivre :

‘Il faut avoir l’esprit parfaitement disponible et éveillé pour les regarder et les entendre. Et c’est à partir de ce qu’ils font eux-mêmes, de ce qu’ils livrent d’eux-mêmes, volontairement et involontairement, le mélange de leur volonté et de leur hasard, c’est à partir de ça que moi je construis l’idée que je cherche à leur renvoyer. 727

Naturellement, nous nous situons-là dans cette conception de la mise en scène, souvent revendiquée par Vitez, qui n’exige pas du comédien qu’il se fasse page blanche, mais qu’il propose au contraire une matière première déjà riche avec laquelle le metteur en scène pourra travailler. Mais à l’exception de Grüber, qui réclame lui cet utopique « zéro signe » qu’on a déjà évoqué, la plupart des metteurs en scène mettent en avant, et toujours comme le seuil initial du procès sémiotique, la primauté du regard sur ce qui se fait : Fabienne Pascaud, déjà surprise par la réponse de Vitez (elle lui avait alors rétorqué, désemparée : « Mais vous ne leur demandez rien  ? »), ne s’est apparemment pas remise quelques années plus tard, de cette découverte, et semble toujours aussi perplexe lorsque Chéreau propose cette définition de sa fonction :

‘Un metteur en scène, ça sert simplement à ce qu’il y ait quelqu’un dans la salle qui regarde alors que tous les autres sont sur le plateau, hein ? Ah ben si, c’est essentiel, c’est le premier regard. 728

On devine, évidemment, à quoi tient la perplexité de la journaliste, devant cette affirmation assez coquette qui prétend réduire le rôle du metteur en scène, que toutes les répétitions montrent comme un intarissable bavard, à un simple « regard », fût-il « premier ». Et pourtant, c’est une « coquetterie » que l’on retrouve dans bien des témoignages ; chez Marcel Maréchal, par exemple, qui affirme que « le travail d’un metteur en scène, ce n’est pas de parler, c’est d’écouter ; un peu comme un analyste » 729 , où la première écoute se substitue au premier regard, avec la même idée de base selon laquelle le travail du metteur en scène consiste d’abord en une concentration perceptive, et non pas prescriptive. Poussé à l’extrême, ce principe aboutit à ce conseil en forme de boutade que Jacques Lassalle dit avoir reçu de « son vieux professeur » : « Un metteur en scène doit apprendre deux choses : d’abord à écouter, ensuite à la fermer « 730 . On se doute bien que le conseil ne vaut que comme garde-fou contre l’inclination à la logorrhée dont on peut suspecter le metteur en scène d’être coupable. Si réellement le metteur en scène devait se contenter « d’écouter et de la fermer », sa présence dans les répétitions finirait par être totalement absurde ; ce qu’il faut entendre dans cette formule ce n’est pas tant une injonction au silence qu’une invitation à écouter et à regarder d’abord.

Notes
727.

Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, documentaire cité.

728.

Portrait de Patrice Chéreau, épreuve d’artiste (1990), documentaire cité.

729.

Entretien avec Emmanuelle Polle, “ Tout passe par le concret du plateau ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.174

730.

Jacques Lassalle, “ Après la répétition ”, Théâtre en Europe, janvier 1985, réed. in “ Pauses II ”, Journal du TNS n°7, février 1985, réed. in Pauses, p.45.