2) La « voix du regard » : le travail de modélisation

Leur parole a ensuite pour vocation de verbaliser le visible, en renvoyant au comédien l’image (verbale) de ce qu’ils ont fait : ainsi, aux « modèles », plus ou moins utopiques, que sa parole peut porter, comme on l’a vu précédemment, s’adjoignent des « modélisations ». La modélisation, qui consiste dans le vocabulaire scientifique en la mise en équation d’un phénomène complexe, désigne pour nous dans l’interaction de mise en scène la « mise en discours » de ce qui est advenu sur scène, phénomène plus que tout autre complexe, et que la parole de mise en scène tente de fixer par des mots - on retrouve ici le processus langagier qui tend à transformer des marques en signes : pour être érigé en signe théâtral, la phénoménalité des manifestations advenues sur le plateau doit transiter par une expression linguistique, qui sert d’abord de miroir à l’acteur :

‘Diriger les acteurs, c’est rarement de la direction, justement. C’est de les observer et de leur restituer l’image qu’ils produisent déjà eux-mêmes, donc de les rendre conscients de l’image qu’ils construisent. [...] Je transforme en fiction ce qui leur est naturel. 731

C’est ce qui fait dire à Antoine Vitez que l’art de la mise en scène est un art du faire refaire : « il ne s’agit pas de leur dire : « vous allez faire ceci ou cela », mais de voir ce qu’ils font et de leur demander de le refaire » 732 . Ici, le terme de « répétition », pour qualifier le travail qui s’y joue, est plus motivé que jamais : faire naître un signe de théâtre consiste pour beaucoup à faire répéter (exécuter à nouveau) une forme qui était advenue « naturellement » ; à vrai dire, le terme de « naturel », qui apparaît dans les propos de Vitez ne nous plaît guère : rien, sur une scène de théatre, n’est tout à fait naturel, et Antoine Vitez le sait bien qui insistait sur le fait que dès qu’un acteur est sur scène, « il est inspiré », et ce « même quand il n’est pas inspiré » 733 . Naturel, intentionnel ? - pour nous ce qui advient sur le plateau, avant d’être relayé par la parole de mise en scène, ne peut être analysé selon ces critères, et nous n’y voyons que des « marques » : mais dès que ces signes en puissance sont modélisés par le metteur en scène, et appelés à être produits à nouveau, ils deviennent des signes théâtraux. Est-il besoin de rappeler, d’ailleurs, que selon Saussure, c’est de la répétition que naît le signe, et que, comme le glose après lui Roland Barthes, « c’est parce que les signes se répètent que la langue est possible » 734 . Il est tentant - même si, reconnaissons-le, nous faisons subir au sens de l’énoncé une torsion par rapport à son horizon de signification premier, purement linguistique - d’appliquer telle quelle la formule à notre objet d’étude : c’est de la répétition (de théâtre), évidemment, que naît le signe (de théâtre), et c’est parce que chaque forme périverbale s’y répète qu’elle devient signe, et peut entrer dans la langue dans laquelle on écrit les mises en scène.

Chaque forme périverbale s’y répète ? Non : il en est aussi certaines qu’on modélise, qu’on verbalise, pour les exclure, et il convient de marquer une distinction entre les « modélisations » de pérennisation, et les modélisations de refus.

Notes
731.

Antoine Vitez, in L’Ane n°7, mai-juin 1982, réed. in “ Un regard médiumnique ”, Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 16.

732.

Antoine Vitez, in Théâtre/Public n°100, juillet-août 1991.

733.

Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, documentaire cité.

734.

Roland Barthes, “ Eléments de sémiologie ”, in L’Aventure sémiologique, p. 63.