a) Modélisations de perénnisation

On aura compris que seules les premières s’inscrivent dans cet art du refaire - du faire exprès, précise Daniel Mesguich - puisqu’elles ont pour vocation de valider une proposition de jeu, pour la pérenniser. L’aléatoire de la scène, des propositions impromptues des comédiens, s’y cristallise en un récit qui donne à entendre ce qui s’est vu, et la rhétorique, dans les énoncés de modélisation comme dans les indications pourvoyeuses de « modèles », vient y déposer ses mille et une figures. Ainsi, lorsqu’Ariane Mnouchkine observe ses comédiens, interprétant Dorine et Damis dans cette improvisation muette : Damis court vers le fond de la scène, Dorine s’interpose pour l’empêcher de sortir, il se retourne vers le public, fou de rage, elle enroule ses bras autour de lui et le force à marcher, presque en un pas de danse, une jambe puis l’autre, vers le devant de la scène. La metteur en scène, enthousiasmée par la proposition, renvoie à ses comédiens ce commentaire :

‘Moi j’adore, ça, quand c’est ça, c’est-à-dire quand c’est- parce qu’à ce moment-là tu sais ce que je revois ? Je revois Dorine, quand elle lui apprenait à marcher... ou à danser les premiers pas, tu sais, ta ta ti ta ta. Mais si vous pouvez garder ça, comme ça, et au fond Damis, c’est son corps qui se laisse faire, parce qu’il a tellement l’habitude c’est devenu comme, enfin l’habitude, c’est un souvenir d’enfance, voilà. Ça c’est magnifique.’

Et voici les marques advenues sur le plateau transformées en signe intégrant le récit théâtral, dotées d’une signification : la forme proposée vaut désormais comme signe renvoyant au « souvenir d’enfance », à la « mémoire du corps », à la réminiscence des premiers pas, au confort de « l’habitude », signe global de la relation de Damis avec sa nourrice... Plus qu’un signe, c’est tout un récit qui tient dans cette forme, une vision - on se souvient que le seul prolongement d’une syllabe dans la profération d’un mot (Juliana jouait Tartuffe avec un accent rauque sur la deuxième syllabe du verbe : « Mais il éta-a-ale en vous ses plus rares merveilles ») déclenchait chez Mnouchkine la vision des nuits d’insomnie de Tartuffe tourmenté par un désir confinant à la pulsion de meurtre... Ainsi une marque, même minimale, peut se révéler porteuse d’un monde sitôt qu’elle est diffractée dans la parole de mise en scène qui l’identifie comme un signe ; mais il n’y a pas à s’en étonner puisque c’est le propre de tout signe. Umberto Eco ne signale-t-il pas, après Greimas, que toute unité sémantique est un « programme narratif » 735 , que « le sémème » est un « texte virtuel » 736  ? Il en va du signe théâtral comme de n’importe quelle unité sémantique : il porte en lui une série de possibles discursifs, narratifs, et c’est à actualiser l’un de ces possibles que travaille la parole de modélisation. En l’occurrence, et les exclamations laudatives de la metteur en scène permettent de n’en pas douter, cette modalisation entend pérenniser cette forme promue au rang de signe : « vous pouvez garder ça », indique Mnouchkine, inscrivant ce signe, sinon définitif, du moins pérenne, sur la page de sa mise en scène. Naturellement, dans de telles modélisations, le modèle travaille encore : disant ce qui a été fait, et qu’il faut le refaire, la proposition développe une vision qui dessine aussi quelque horizon, plus ou moins utopique, vers lequel tendre : l’ambivalence de tels énoncés, à cheval entre le modèle et la modélisation, est lisible dans cette analyse que propose Jean-François Dusigne des indications de la metteur en scène du Soleil :

‘Les indications viennent en écho de ce que lui a proposé le comédien. Avec beaucoup de verve, elle transforme en métaphores ce qui a été et pourrait être source de jeu. « C’est Gengis Khan, il voit rouge, il fulmine, sa rage sort de ses naseaux, il est impatient de voler sur la steppe ou de conquérir les astres en chevauchant sur son dragon ailé ». 737

Ce n’est donc pas seulement « ce qui a été », mais aussi ce qui « pourrait être » source de jeu, qui est transformé en métaphores : entre modélisation de pérennisation, et modèle à imiter, la métaphore, décidément, ne cesse pas d’irradier en tous sens le procès sémiotique, figurant ce qui a été, ce qui pourrait être : qui peut dire si ce Gengis Khan (nous retrouvons ici nos antonomases...) est une figure que Mnouchkine a « vue » à travers le jeu des acteurs, ou une figure qu’elle voudrait voir ? Et par ce « tropisme », qui fait du grand Mongole un animal aux naseaux tempétueux, chevauchant lui-même une impossible chimère, animé d’un hyperbolique désir de conquête (les astres) - on retrouve décidément avec constance les quelques grandes figures de la rhétorique du discours de mise en scène - dit-elle encore ce qu’elle a « vu », ou ce qu’elle voudrait voir ? Dans les évaluations positives il n’est finalement plus guère possible de faire le départ entre la rhétorique du modèle et la dialectique de la modélisation, et l’on pourrait reverser ici bien des « visions » que nous avons répertoriées dans notre chapitre sur la rhétorique du metteur en scène. C’est dans le cas de sanctions négatives qu’une telle distinction reprend tout son sens.

Notes
735.

Umberto Eco, Lector in fabula, p.19.

736.

Op. cit., p.25.

737.

Jean-François Dusigne, “ Chercher au présent le symtpôme des passions ; quand le Théâtre du Soleil se prépare ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.101. Il s’agit des répétitions de Richard II, de Shakespeare.