c) Modélisation de refus

Ce second type de modélisation reçoit des qualifications qui laissent deviner la relative sévérité du procès : mais c’est aussi la fonction du metteur en scène, comme dit Vitez, de renvoyer aux acteurs « leur image, non point pour ce qu’ils ont cru faire, mais pour ce qu’ils ont fait en vérité » 738 . J.-F. Dusigne analyse la même posture chez Mnouchkine, lorsqu’il analyse en ces termes ses indications :

‘Quand un comédien rate une tentative, elle lui signale la cause de son échec en lui racontant ce qu’elle a vu, non ce que le comédien a voulu montrer. 739

Et le témoin du travail de Mnouchkine de citer ces réjouissants exemples : « Ta coiffe n’est pas bonne, on dirait un garde républicain » ; « Nehru est employé chez Mac Donald ! » ; « Je n’ai pas vu le messager du roi annonçant l’attaque imminente des armées rebelles, j’ai vu un coureur cycliste d’avant la guerre de 14-18, navré d’avoir égaré son vélo » 740 . Réjouissantes, ces modélisations le sont pour nous parce que, à nouveau, elles empruntent à la rhétorique sa propension a créer des figures, par rapprochements inattendus, analogies cocasses, et autres effets de trivialisation... Elles le sont évidemment moins pour les comédiens qui les reçoivent, puisqu’elles valent à chaque fois comme sanction négative de ce qu’ils viennent de proposer, et que l’effet d’incongruité sensible dans les propos de la metteur en scène n’est jamais qu’un reflet de l’incongruité - selon Mnouchkine - de leur jeu sur scène...

De telles modélisations de refus, où la rhétorique vient offrir ses ressources à la fonction critique, qui devient du coup assez moqueuse et acerbe, sont plus fréquentes chez les metteurs en scène volontiers autoritaires. La réputation de Mnouchkine, dans ce registre, n’est plus à faire ; peut-être plus inattendue est la présence dans le même registre de Grüber, perçu par chacun comme un metteur en scène très « aimant » ; mais, comme le signale Ludmila Mikaël à propos de Grüber, « quelqu’un qui vous aime, c’est quelqu’un qui vous dit non » 741 . Et le metteur en scène a bien des façons de dire « non » à une proposition de jeu, façons qui passent rarement par cette simple négation, et s’étendent souvent en de savoureuses modélisations de refus : ainsi tourne-t-il son commentaire face aux comédiens interprétant le chœur final de La Mort d’Empédocle :

‘Non, c’est Hyde Park ! Ce que vous avez à dire est si triste que vous mêmes n’avez pas à être tristes. Baissez le ton, sinon c’est du mauvais Stockhausen. [...] C’est le S.O.S le moins bruyant de l’histoire. 742

Ainsi les formations rhétoriques contribuent aussi bien à la modélisation de refus (avec les analogies vers Hyde Park, probablement pour les « speeches » qui peuvent y être faits , et vers le compositeur allemand Stockhausen, probablement pour ses symphonies dodécaphoniques) qu’à la figuration du modèle : les comédiens doivent tendre vers « le S.O.S le moins bruyant de l’histoire » - où, comme souvent chez Grüber, l’hyberbole travaille à l’envers, pour pousser à la litote extrême. On comprend qu’on ait pu dire que Grüber donne des indications utopiques, et que sa direction d’acteur est profondément travaillée par la métaphore, quand on constate que l’essentiel de ses indications donne lieu à des métaphores. À la différence de la plupart des metteurs en scène, qui adjoignent à l’indication métaphorique des indications formalistes, Grüber, semble-t-il, ne peut parler, ne peut voir, même, qu’à travers la métaphore : dans cet autre exemple puisé dans les répétitions de La Mort d’Empédocle, il dirige Bruno Ganz (Empédocle) et Hans Diehl (Pausanias), censés être parvenus au sommet de la montagne :

‘Ce sont des individus qui sont en compétition l’un contre l’autre. Il faut que cela soit beaucoup plus cruel et direct. Vous jouez comme si la terre dans laquelle vous vouliez creuser votre tombe était molle ; mais elle est bien plus dure, et depuis longtemps. Jouez-le de façon plus directe. Les froides exigences que le nord adresse au sud. Ne faites pas comme si la source était située derrière la maison. Non, votre jeu doit prendre en compte la distance de Nürtingen à Bordeaux, ou celle de Nürtingen à Délos. On doit ressentir ces deux mille kilomètres qui séparent le Nord et le Sud. C’est pour cela qu’il ne faut pas enrober les mots ! Pas d’atmosphère ! Un air arctique ! 743

Dans ce commentaire on passe directement des indications d’ordre psychologique (l’esprit de compétition, la cruauté, le caractère direct) qui relèvent déjà pour nous de la méthode rhétorique dans le sens où elles « persuadent » le comédien de produire de lui-même une forme périverbale qui n’est pas décrite en tant que telle, ni commandée de l’extérieur - aux indications « figurales », qui organisent d’une part les modélisations de refus : « vous jouez comme si la terre [...] était molle » ; « comme si la source était située derrière la maison » 744  ; « ne pas enrober les mots » ; « pas d’atmosphère » - et d’autre part le modèle à suivre : « la terre est dure », « les froides exigences que le Nord adresse au Sud », « ressentir les deux mille kilomètres qui séparent le Nord et le Sud », « un air arctique ». À aucun moment une clé formelle n’est donnée au comédien, susceptible de lui indiquer quelle manifestation périverbale est refusée, et quelle autre doit lui être préférée. On objectera que peut-être le témoignage de Rolf Michaelis a fait l’économie des retranscriptions de ce type d’indications, dénuées d’intérêt, trop « banales », voire trop « vulgaires » pour figurer dans un tel article. On se convaincra du contraire en observant les répétitions filmées, où Grüber dirige ses comédiens exactement de la même façon, en passant directement de l’indication psychologique à l’indication métaphorique, sans jamais donner d’indication formaliste. Ainsi le documentaire qui le montre dirigeant les répétitions de Iphigénie en Tauride, présente notamment une séquence où Angela Winkler (Iphigénie) fait une proposition de jeu refusée par Grüber, qui propose en retour un modèle métaphorique. Le travail porte sur la réplique d’Iphigénie : « Cette malédiction ne prendra donc jamais fin ? Prends donc tout. Prends donc tout. », dans laquelle Angela Winkler met semble-t-il encore trop de pathos au goût de Grüber, qui lui fait ce retour :

Cette fois la modélisation de refus n’a pas donné lieu à métaphore ; la proposition de la comédienne est seulement interprétée en termes psychologiques (c’est « décourageant et triste »), qui sont en eux-mêmes, on l’a compris, une contre-valeur pour Grüber, qui semble vouloir « dépsychologiser » tout le travail de l’acteur ; mais au lieu de le dire comme cela : « dépsychologisez tout », ce qui serait déjà une manière d’aller vers une indication plus formelle, ou même de dire très techniquement : « trouvez une diction la plus neutre possible, ne marquez pas excessivement les intonations, n’adoptez pas de mimique trop expressive », Grüber lui propose des métaphores : il faut dire la réplique comme on dirait : « E = mc2 », l’imaginer « écrite à la craie sur un tableau noir », comme un axiome sur l’espace ou le temps, qui n’ébranle pas parce qu’il est lui même inébranlable. Nous sommes là évidemment dans une esthétique typiquement grüberienne, qui tend, presque toujours, à l’érosion des manifestations périverbales.

Mais qui que soit le metteur en scène, et quelle que soit l’esthétique dans laquelle il se situe, il est intéressant de constater que dans tous les cas, la modélisation de refus, qui sanctionne une proposition de jeu jugée insatisfaisante, entraîne la production dans le discours d’un modèle à suivre : le metteur en scène ne se contente pas de refuser, il indique une direction à suivre, n’abandonnant jamais le comédien au sentiment de son échec sans lui offrir une « issue de secours ». Quelques derniers exemples puisés chez Jean-Pierre Vincent permettent de vérifier cette articulation entre modélisation de refus et modèle positif, qu’il soit métaphorique ou non : l’indication porte ici sur la scène de séduction entre Bertrand et Diana :

‘Ce n'est pas du Musset ; il faut restituer les vraies violences, les urgences, la véhémence du désir.’

La modélisation de refus prend donc la forme d’une qualification générique récusée (le genre « Musset » semble stigmatisé pour sa douceur), qui joue comme « contre-modèle », au profit d’indications psychologiques mettant l’accent sur la violence. Parmi les contre-modèles mobilisés dans la parole de mise en scène, et qui fonctionnent comme modélisations de refus des propositions de jeu des acteurs, on peut aussi évoquer Strindberg, incarnant ici le genre « sérieux », refusé pour la scène où Paroles affronte Lefeu :

‘C’est pas du Strindberg. Vous êtes trop sérieux ; il faut chercher la blague. Il y a un prolo couard, c’est Paroles, et un rouleau compresseur, c’est Lefeu.’

La modélisation de refus y est immédiatement contre-balancée par la production de modèles, dont l’un au moins est métaphorique (ce « rouleau compresseur » qu’on avait déjà aperçu). Enfin, fidèle à lui-même, Jean-Pierre Vincent mobilise également des contre-modèles issus de la culture télévisuelle : quand dans la scène IV, 1, où Paroles tombe dans le traquenard organisé par les Du Maine, les quelques soldats « figurants » se montrent trop indifférents à ce qui se joue, Jean-Pierre Vincent commente :

‘Ces phrases ont un sens. Il faut que les autres s’intéressent quand même un peu à la scène, sinon c’est trop Deschiens.’

Après l’effet « Deschiens », on rencontre l’effet « Mireille Dumas » : lorsque Bertrand fait le récit, dans le dernier acte, de son amour pour Madeleine, de sa liaison avec Diana, il se montre apparemment trop pathétique au yeux de Jean-Pierre Vincent, qui lui renvoie cette modélisation de refus, enrobée, comme il se doit, d’indications portant sur le modèle à suivre :

‘Cette histoire c’est comme un rêve : un conteur a été invité au château [...]. Ça ne doit pas être une histoire pour faire pleurer Mireille Dumas ; c’est léger, aérien. Le public a absolument besoin du visage du conteur. <Vous voyez, c’est merveilleux, j’étais très amoureux... c’est extraordinaire> Il faut quelque chose de presque gai.’

Si nous avons insisté sur l’apparition du « modèle » au cœur des énoncés porteurs d’une modélisation de refus, c’est pour nuancer par avance les considérations qui vont suivre, sur la fonction de jugement que le metteur en scène incarne dans la répétition de théâtre. Certes, comme le souligne Anne Ubersferld, « à chaque instant, le metteur en scène fonctionne comme conscience spéculaire (Althusser), comme miroir centralisant les signes produits et les renvoyant à leurs auteurs, avec le oui et le non du jugement qui les fixe ou les annule » 745 . Il est à l’évidence une instance d’observation, d’évaluation, de sanction, et de sélection des signes produits sur le plateau. Il est donc constamment dans la position d’un spectateur qui juge ; mais à chaque fois, le jugement s’articule à une relance positive du jeu, sous la forme d’un modèle à suivre. Il est bien sûr cet « homme du jugement » 746 , comme y insiste l’auteur de Lire le théâtre : « Il ne fait pas mais il juge. Il juge sans arrêt : [...] il juge à mesure, tout ce que lui montre le comédien, le comédien même qu’il a choisi » 747 . Il « fixe », il « annule », il ne « fait » pas... Il serait réducteur de ne voir dans sa fonction qu’une instance de fixation sélective, se contentant de sanctionner ce qui advient sur le plateau, en y apposant la marque du « oui » ou du « non ». Il nous semble que notre étude, dans son ensemble, a pris le soin de souligner que son art, dans la direction d’acteur, est essentiellement celui d’une parole surrectionnelle, propre à mobiliser l’imaginaire, motiver le comédien, dessiner des horizons utopiques : chaque fois qu’il refuse, il propose, fait beaucoup plus que dire « oui » ou « non », et s’il ne « fait » pas, au sens où ce n’est pas lui qui joue sur le plateau, il nous semble tout de même qu’il fait beaucoup pour que quelque chose naisse, sur le plateau.

Notes
738.

Antoine Vitez, Comédie-Française n°186, juillet 1990, cité dans “ Un regard Médiumnique ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.16

739.

Jean-François Dusigne, “ Chercher au présent le symptôme des passions ”, op.cit., p. 101.

740.

Op. cit., p. 101.

741.

Propos recueillis dans L’Homme de passage, document audiovisuel de Christoph Rüter, 1998.

742.

Rapporté par Rolf Michaëlis, “ Chaque phrase une catastrophe ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 27

743.

Op. cit., p. 24.

744.

Ce sont des métaphores : les personnages ne sont nullement en train de creuser une tombe, et il n’y a ni maison ni source au sommet de cette montagne...

745.

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II, p. 242.

746.

A. Ubersfeld, “ L’Homme du jugement ”, in L’Art du théâtre n°6, p. 73.

747.

“ L’Homme du jugement ”, op.cit., p. 74.