1) Evaluations « tacites »

Ainsi, lorsque le metteur en scène se contente de dire « oui » pendant que l’acteur en scène lui propose un certain nombre de signes, on est en présence, à l’évidence, d’une sanction positive, sans pour autant que cette sanction se développe en une évaluation qualifiée : l’acteur devine que sa proposition est identifiée par le metteur en scène comme un « bon signe », sans savoir en quoi et pourquoi ce signe est « jugé » bon. Naturellement, les qualités périverbales accompagnant la profération de ce « oui » (plus ou moins tonique, prolongé, et donc révélant le degré de satisfaction de celui qui l’émet), sont également des indices pour celui qui le reçoit, qui peut (pré)juger par là de la qualité de ce qu’il propose... De même, dans des scènes à vocation plus ou moins comique, le rire du metteur en scène, qui vient répondre à certaines propositions inédites, est aussi une forme d’évaluation positive, qui encourage le comédien à poursuivre dans cette voie : tandis que les comédiens du Soleil esquissent un pantomime où Dorine tente désespérement de rassembler au centre du plateau Valère et Marianne, qui lui échappent tour à tour, et s’enfuient incessamment à la périphérie de la scène (II, 4), on entend retentir le rire sonore de Mnouchkine, ce qui semble avoir pour effet d’inciter les comédiens à pousser à l’extrême cette proposition, en la répétant indéfiniment... La sanction positive transite ici par une manifestation expressive de la part du metteur en scène, qui ne donne pas lieu à un jugement de valeur. Pour être rigoureux, il faudrait reverser au titre des évaluations tacites tous les énoncés du metteur en scène qui prennent la forme d’un acte de langage expressif du type : « J’aime x », ou « x me plaît », « me touche », « m’émeut »... - « x » étant bien sûr une proposition de jeu. De tels énoncés ne sont pas des jugements de valeur, puisqu’ils n’affirment rien concernant le signe produit : ils ne font qu’exprimer l’état psychologique ou affectif induit par ce signe, sans se prononcer sur sa « valeur » intrinsèque. Mais en matière d’évaluation esthétique le seul fait qu’un signe soit capable de produire un effet psychologico-affectif, de l’ordre du plaisir, du rire, de l’émotion, peut le désigner comme « bon signe », sans qu’il soit besoin de le qualifier davantage : on se souvient peut-être que c’est le type d’évaluation tacite auquel se livrait Ariane Mnouchkine, lorsqu’à l’issue d’une scène où Martial Jacques s’était montré particulièrement inspiré dans son improvisation sur le rôle de Valère, elle lui avait fait ce retour, bredouillant, presque gêné, attestant de son émotion, qui s’achevait sur « moi, ça m’émeut, voilà. ». Pas une fois, dans l’énoncé de la metteur en scène, les « signes » produits par Martial n’ont été qualifiés, aucune argumentation selon des critères esthétiques n’y figure, et pourtant, le comédien ne peut pas douter de la nature du message qui lui est adressé : les signes qu’il a produits sont jugés « bons », et il est invité à les « fixer », c’est-à-dire à les produire à nouveau ultérieurement.

Car l’autre dimension implicite de ces évaluations, qu’elles soient tacites ou non - ceci vaut en effet également pour les qualifications explicites que nous allons voir par la suite - c’est leur caractère prescriptif. Disons-le une fois pour toutes, tout jugement de valeur positif en répétition a une vocation normative : signalant que le signe est jugé bon, il indique aussi qu’il devra être refait. Et cela est si évident, que la plupart du temps, cela n’est pas dit. Mais cela ne va pourtant pas toujours « sans dire », car à force d’être tacites, certaines évaluations finissent par perdre leur capacité à fixer les propositions de jeu des comédiens : le cas est fréquent, où dans une reprise de la scène, certains signes, qui avaient été estimés bons sans que leur qualification comme tels soit suffisamment formulée, ne réapparaissent pas, et où le metteur en scène doit les réclamer explicitement pour les voir exécuter à nouveau. On peut citer un exemple rapporté par Odette Aslan des répétitions des Trois Sœurs : travaillant sur le deuxième acte, Andreï (Pascal Bongard) se met « à quatre pattes pour ramasser un jouet derrière le piano » et Natalia-Ivanonvna (Laurence Calame) « lui caresse le visage comme s’il était Bobik ». Matthias Langhoff, remarque Odette Aslan, « apprécie le geste et le réclame lors d’une reprise où les acteurs l’ont oublié » 750 . Il semblerait donc que « l’appréciation » du geste n’ait pas fait l’objet d’une qualification (notamment sous la forme d’une modélisation) suffisamment explicite pour que les comédiens soient informés de ce qu’il était identifié comme un « bon » signe, destiné à être reproduit. Ce qui est une nouvelle manière d’éclairer la propension des metteurs en scène à déployer une parole proliférante : on perçoit ici combien, en ce qui concerne la parole de « retour », de « fixation » (ce que nous appelons la modélisation), la verbalisation est une opération absolument nécessaire au procès sémiotique : sans elle, l’acteur ne peut savoir ce qui de ce qu’il a proposé, peut ou doit être refait, et l’on comprend que Mesguich puisse dire que « plus cette parole fait défaut, plus elle manque à l’acteur » 751 . Aussi n’est-il pas rare de voir les comédiens réclamer eux-mêmes une évaluation, lorsqu’elle n’a pas eu lieu, et solliciter des jugements sur leur travail, sans lesquels ils ne peuvent poursuivre. On rencontre ainsi ce genre de demande dans la bouche de Jérôme Huguet, qui travaille le personnage de Richard III sous la direction de Patrice Chéreau : le cas de figure est intéressant, car à en juger par la présence, déjà, d’éclairages, d’éléments de costumes pendant cette séquence, nous sommes ici à un stade assez avancé des répétitions, et malgré le long travail qui a précédé, certains « signes » n’ont manifestement pas fait l’objet d’une évaluation suffisamment explicite pour rassurer le comédien. Il semble douter de la qualité de son jeu - il a le sentiment de traîner en longueur pour l’attaque de sa tirade, retardée par un déplacement parasite : il doit tirer en fond de scène le corps sans vie de celui qu’il vient d’occire 752 - et, par voie détournée, fait en sorte d’obtenir de la part du metteur en scène une sanction concernant ce déplacement :

  • J é r ô me Huguet   : Est-ce que je suis obligé de partir sur le...
  • Patrice Chéreau : Sur ?
  • Jérôme Huguet : Parce qu’à chaque fois j’suis en carafe, en fait, sur la longueur...
  • Patrice Chéreau : Sur ?
  • Jérôme Huguet :Ben en traînant le corps est-ce que je suis forcé de partir sur « Toi, je vais jeter ton corps dans une autre salle » ?
  • Patrice Chéreau : Oui oui, pourquoi, ça te- qu’est ce qui t’gêne ? Ça va.
  • Jérôme Huguet :OK, ça va ?
  • Patrice Chéreau : Oui oui, très bien.
  • Jérôme Huguet :J’ai l’impression que...
  • Patrice Chéreau : Non, non, du tout.
  • Jérôme Huguet : C’est bon ?
  • Patrice Chéreau : Non non, du tout.
  • Jérôme Huguet : OK.

Il n’est pas douteux, à observer cette séquence de répétition, que le comédien est ici en « mal d’évaluation » : non content d’avoir obtenu une réponse positive à sa question (« ça va ? » -  « oui oui, très bien »), il relance l’échange en témoignant de son doute (« j’ai l’impression que... »  - « non, non pas du tout »), et sollicite encore une estimation positive (« c’est bon ? ») : il s’y reprend donc par trois fois avant de pouvoir clore cet échange évaluatif, et l’on a presque le sentiment que ces relances sont autant d’invites adressées au metteur en scène pour qu’il développe davantage ses évaluations, qui se contentent d’être positives sans être qualificatives. On remarquera que la meilleure manière d’obtenir une évaluation explicite est évidemment d’en proposer une soi-même, éventuellement négative, afin de susciter chez l’interlocuteur une réaction compensatoire : dans la séquence que nous venons d’observer, Jérôme Huguet esquissait de lui-même un jugement négatif (« Je suis en carafe sur la longueur ») qui appellait la réponse de Chéreau. Il ne fait pas autrement, dans cette autre séquence, où il s’agit de questionner le metteur en scène sur un signe proposé précédemment, mais non validé explicitement : Jérôme avait interprété la scène en s’agenouillant et, la proposition n’ayant pas fait l’objet d’une modélisation verbale de la part du metteur en scène, le « signe » avait disparu dans les reprises suivantes, ce que semble regretter le comédien :

  • J é r ô me Huguet   : ...( à genoux, soupirant bruyamment) Une fois j’l’avais- tu vois j’l’avais fait comme ça, en fait, mais c’est peut-être trop, quoi ? Que ma ( ?) ce soit comme ça : <Et maintenant Clarence> (il se rel è ve) mais, j’sais pas...
  • Patrice Chéreau :Et ça tu tu tu peux pas l’faire debout ça, la même chose ?
  • Jérôme Huguet : Si, j’sais pas.
  • Patrice Chéreau :Non ?
  • Jérôme Huguet : J’sais pas...Si ouais... Mais j’ai l’impression que je suis vachement sur le souffle, ouais.
  • Patrice Chéreau : Non, pas là.
  • Jérôme Huguet : Pas là ?
  • Patrice Chéreau : Non, pas là.
  • Jérôme Huguet : Et c’est pas encore assez net, non, ça peut être plus net, les trois parties.
  • Patrice Chéreau : Ouais, mais c’est bien dans l’élan, c’est bien dans l’élan, celui là, tu sais ?

Cette fois, pas de chance, l’évaluation est plutôt négative : si le signe avait disparu, c’est en effet que Chéreau ne souhaitait pas le voir pérenniser. La (dis)qualification est implicite, mais néanmoins aisément reconstituable : « tu peux pas faire debout, la même chose ? » ; et Jérôme Huguet de solliciter une nouvelle évaluation, en anticipant sur un jugement négatif : « J’ai le sentiment que je suis sur le souffle ». La réponse, censée le rassurer, est à double tranchant : ce « non, pas là » que lui rétorque le metteur en scène lui laisse bien deviner qu’ailleurs, peut-être, le problème est sensible, et le comédien l’entend bien, qui sollicite plus d’explications : « Pas là ? ». Et le voilà parti pour une nouvelle demande d’évaluation : « C’est pas encore assez net, les trois parties » (du monologue), qui cette fois, débouche sur une sanction positive : « c’est bien dans l’élan ». Par quoi l’on voit que si le metteur en scène ne se montre pas bavard, ce qui peut manifestement arriver, le comédien, travaillé par le doute, l’incertitude et l’insatisfation, ne manque pas de le rappeler à l’ordre d’une parole évaluative, dont les jugements, même sévères, sont indispensables au jeu d’acteur, pour se construire et se pérenniser.

Notes
750.

Odette Aslan, Théâtre/Public n°122, p. 20.

751.

Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, p. 48.

752.

Il s’agit du corps de Henry VI, que Richard assassine à la toute fin de Henry VI, troisième partie : du fait du montage de cette pièce avec Richard III, le comédien doit enchaîner sur le monologue qui ouvre la première scène de Richard III.