a) Qualifications et disqualifications : un programme à construire

Certes, il y a bien quelques paradigmes esthétiques formant « systèmes » : par le terme de paradigmes nous désignons cette fois les ensembles de signes possibles regroupés en fonction de leur connivence esthétique : ainsi, pour chacune des « formes » de représentation identifiées par Bernard Dort - épique, naturaliste, symboliste, expressionniste, mais encore la représentation « théâtralisée » (qui dit d’abord la situation théâtrale) et la représentation « synthétique », qui les conjugue toutes 753 - on peut postuler les paradigmes des signes possibles correspondants, relativement stables et prévisibles. Mais qui peut dire quel système de signes « convient » à telle ou telle pièce ? On se souvient des hésitations qui traversaient les répétitions des Trois Sœurs dans la mise en scène de Langhoff, tournant autour de la question d’une interprétation plus ou moins burlesque (tendance expressionniste), ou au contraire psychologisante (tendance naturaliste), de la pièce de Tchekhov, et bien des signes esquissés d’abord, relevant du genre burlesque, devaient se trouver abandonnés tôt ou tard, jugés désormais inadéquats. Il n’y a aucune « règle » esthétique susceptible d’organiser toute une mise en scène, et particulièrement de nos jours où les metteurs en scène récusent la pertinence d’une interprétation univoque, même en termes génériques, de la pièce. Le temps des « grilles de lecture » est révolu, qui permettait de passer toute une pièce au crible d’un seul paradigme interprétatif, et donc de la mettre en scène au moyen d’une série de signes formant système entre eux : l’heure est semble-t-il à la « représentation synthétique », qui conjugue des signes empruntés à divers paradigmes, selon des principes non pas aléatoires, mais qui n’ont rien de préalable et ne présentent aucun systématisme. Chaque spectacle, désormais, développe ses propres « règles » esthétiques, qui n’en sont d’abord pas pour la bonne raison que les praticiens les découvrent à mesure qu’ils expérimentent, en scène, les différentes modalités sémiotiques possibles, sélectionnant à mesure celles qui leur paraissent les plus pertinentes, ou les plus fécondes.

On peut ici s’en remettre aux élégantes formulations d’Eloi Recoing à propos de ces « règles » qui adviennent peu à peu à la conscience des praticiens pendant les répétitions du Soulier de satin :

‘L’ensemble des conventions qui s’imposent au fil des répétitions à la conscience de tous constituent notre instrument de mesure de l’invraisemblance. La plupart du temps, nous n’avons qu’une saisie intuitive de toutes ces règles non écrites qui pourtant sous-tendent notre travail. Ces règles ne valent-elles que pour nous et pour cette œuvre ou bien existe-t-il une grammaire profonde régissant notre appréhension des signes théâtraux ? 754

On tâchera de revenir sur cette hypothétique « grammaire profonde » régissant l’appréhension des signes théâtraux, indépendamment des œuvres et des artistes, dont il semble qu’on puisse esquisser quelques invariants d’une équipe à l’autre. Pour ce qui est des conventions qui s’imposent au fil des répétitions relativement à un texte, une mise en scène, il n’est évidemment pas possible d’en produire un compte-rendu, puisque comme nous l’avons dit, chaque spectacle invente ses propres règles. On se contentera donc d’observer ici quelques structures récurrentes dans la manière dont se construit et se formule un discours esthétique « spécifique », c’est à dire propre à un spectacle.

Au niveau de la parole de mise en scène, ce discours prend la forme d’assertions normatives, du type : « il faut jouer comme ceci telle séquence», « on doit jouer comme cela tel fragment » - ces injonctions marquent bien le caractère régulateur de ces énoncés, qui définissent, sinon des nécessités, du moins des conventions de jeu apparemment non négociables, qui « s’imposent » dans le discours afin de s’imposer à la scène ; la manière dont ces conventions sont qualifiées (le « comme ceci » et le « comme cela ») consiste très souvent en des caractérisations communes ou génériques. Cette distinction entre le « commun » et le « générique » est aisément observable dans cette série d’exemples prélevés dans le corpus de répétitions de Jean-Pierre Vincent :

‘I,1 : la scène d’exposition ne doit pas sombrer dans la conversation élégante ; ça doit rester dru et ferme
III, 1 : Ce doit être une scène active, pas une conversation diplomatique
IV, 3 : Il doit y avoir quelque chose de malsain dans le regard que vous portez sur la victime des ragots de Paroles [...] Il ne faut pas donner dans la comédie légère. Tous les témoins foudroient du regard la victime. [...] Ça doit suinter la violence potentielle.
- Là c’est trop parlé à la française : il faut passer par un jeu plus expressionniste.
V, 2 : -  Il faut accroître le rire ; ce n’est pas une scène réaliste, c’est du clown.
- La situation concrète ne doit pas noyer le texte ; ça devient une sit-com, on me livre mes moquettes. Il faut parler plein air, tout le temps. 
- Il faut garder le côté familier-familial de la scène ; ne parlez pas trop fort, pour ménager le contraste avec la colère du Roi ensuite.’

Ainsi, on peut distribuer en deux catégories les qualifications définissant les règles de traitement scénique à adopter pour telle ou telle scène : d’un côté, des qualifications adjectivales communes - « conversation élégante » vs « dru et ferme », « conversation diplomatique » vs « scène active », le « malsain », la « violence potentielle », le « côté familier-familial » etc., et de l’autre, des qualifications génériques, qui mobilisent une forme esthétique préétablie : la « comédie légère » ; le genre « clown », entre en opposition avec le « réalisme », et le « parlé à la française » s’oppose au « jeu expressionniste ». On retrouve aussi les modélisations de refus par voie d’analogie (« ça devient une sit-com, on me livre mes moquettes » - précisons que les comédiens jouent en déroulant sur le plateau des tapis destinés à accueillir le Roi) qui permet d’articuler, pour les mettre en opposition, deux qualifications communes : « la situation concrète (qui noie le texte)» vs « parler plein air ». C’est à dessein que nous n’avons pas mis en forme ces oppositions dans notre propre discours d’une manière qui aurait pu faire sentir ce qui était proposé comme modèle et ce qui était posé en modélisation de refus : sauf dans le cas de la « sit-com », qui draîne d’elle-même des connotations péjoratives - et encore ce postulat est-il discutable suivant l’esthétique adoptée par le metteur en scène - les qualifications mobilisées ici ne sont pas en soi des valeurs ou des contre-valeurs : la « violence » ou le « rire », « l’élégance » ou « l’activité » ne sont que des modes de traitements scéniques possibles, des formes vides, et n’ont aucune valeur dans l’absolu. Ce n’est qu’en vertu de leur adéquation (supposée) à la scène traitée, à la faveur de l’efficacité esthétique qu’on leur prête ponctuellement, qu’ils sont sélectionnés, et non pour quelque valeur intrinsèque. Mais peut-on parler d’une quelconque « adéquation », lorsque l’on constate que pour une même scène (V, 2), dans deux séances de répétitions distinctes, le metteur en scène va réclamer successivement deux modes de traitement scénique opposés ? Après avoir recommandé à ses comédiens de « parler plein air », pour éviter de laisser noyer le texte dans la situation concrète et ne pas sombrer dans la sit-com (on suppose donc une voix tonique et projetée), il les invitera à « ne pas parler trop fort », pour garder le côté « familier-familial » de la scène, et afin de « ménager le contraste avec la colère du roi » qui vient ensuite.

Ce que nous avons appelé maladroitement « l’efficacité esthétique » ne connaît décidément aucun critère stable, et l’on peut toujours argumenter pour une option (parler plein air pour ne pas faire sit-com, ne pas noyer le texte), et son contraire (parler bas, dans une ambiance familiale, pour ménager le contraste avec la violence qui vient ensuite) avec autant de conviction, et de persuasion, pour l’un et l’autre cas. Précisément parce que les modalités de traitement possibles (les différents paradigmes qu’on peut mobiliser pour une scène) n’ont pas de valeur en soi, les critères de sélection d’une option plutôt qu’une autre relèvent de ce qu’Eloi Recoing appelait une « saisie intuitive », qui peut difficilement produire ses raisons : c’est dans la sensibilité réceptive du metteur en scène, insaisissable « boîte noire » où gisent ses intuitions, ses préférences, ses goûts et ses dégoûts, que se définit peu à peu (puisqu’on a vu que ses premières indications pouvaient être totalement contredites par la suite) le « préférable » d’une mise en scène, qu’aucun argumentaire ne peut établir de manière stable et définitive.

Notes
753.

Bernard Dort, La Représentation émancipée, Arles, Actes Sud, Coll. “ Le temps du théâtre ”, 1988.

754.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin.