b) L’intertextualité, pourvoyeuse de « modèles » à suivre

Il est pourtant une forme d’argumentation, susceptible de justifier les conventions scéniques adoptées, qui nous paraît connaître une certaine stabilité dans la parole de mise en scène : les options de jeu y sont motivées à la faveur d’une référence au texte lui-même, ou à un texte proche, du même auteur, dans lequel une citation prélevée est censée servir de modèle à la mise en scène : on pourrait parler d’une forme d’art scénique (comme on parle de « l’art poétique » des poètes) défini par intertextualité. D’après le témoignage d’Eloi Recoing, on rencontre ce phénomène d’intertextualité fondative d’un art scénique dans le travail d’Antoine Vitez sur le Soulier de satin :

‘Le Soulier de Satin c’est l’histoire de soi étendue au monde. Il n’y a pas tant de personnages, malgré les apparences, et l’ampleur de l’œuvre ne l’empêche pas d’être elliptique. C’est le théâtre d’un seul homme, que l’on doit mettre en scène « vite et mal » selon ses propres recommandations. 755

Le programme esthétique s’impose ici d’autant plus naturellement qu’il est prescrit par l’auteur de la pièce, qui fait précéder son texte d’une forme « d’avant propos prescriptif », par lequel en effet il donne quelques recommandations aux praticiens amenés à mettre en scène son œuvre : « Il est essentiel que les tableaux se suivent sans interruption », déclare-t-il, et de poursuivre :

‘Dans le fond, la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Les machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du public pendant que l’action suit son cours. Au besoin, rien n’empêchera les artistes de donner un coup de main. Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que ceux de la scène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt entre eux à leur petit travail préparatoire. Les indications de scène, quand on y pensera et que cela ne gênera pas le mouvement, seront ou bien affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes qui les tireront de leur poche ou se passeront l’un à l’autre les papiers nécessaires. S’ils se trompent, ça ne fait rien. [...] Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! 756

Naturellement, ce programme lui-même fait l’objet d’une interprétation de la part des praticiens : de toutes ces indications on déduira qu’il faut mettre en scène « vite et mal », on fera effectivement se chevaucher les entrées et les sorties de personnages, mais certaines de ces propositions (que les indications de scène soient lues sur le plateau) seront négligées, et l’aspect « bâclé », « improvisé », sera tout de même savamment et rigoureusement travaillé pendant les mois de répétition... On se doute d’ailleurs, que cet avant-propos, si détaillé soit-il, ne suffit pas à déterminer une réponse pour toutes les questions d’options scéniques qui se posent au fil des répétitions ; Vitez comblera partiellement cette lacune en mobilisant un autre programme esthétique, prélevé dans une œuvre pratiquement contemporaine - il va sans dire que cette quasi-contemporanéité sert de caution à la pertinence d’une telle convocation allographe : il donnera en effet lecture, à l’orée des répétitions du Soulier, du prologue aux Mamelles de Tiresias 757 d’Apollinaire, en le présentant comme « programme de notre spectacle à venir ». C’est dire combien les praticiens ont besoin d’étayer leur travail, et l’esthétique qu’ils auront à construire, au moyen de références qui puissent fournir les bases d’un système de conventions.

Lorsque l’auteur n’a pas lui même prescrit les modalités de traitement scénique qu’il juge préférables, pour porter son œuvre à la scène, on peut encore puiser dans sa bibliographie des éléments textuels susceptibles de servir d’indices. Ainsi, on se souvient peut-être avoir déjà rencontré ce type d’argumentaire dans les propos de Grüber adressés aux comédiens qu’il dirige dans La Mort d’Empédocle : il n’est plus besoin d’insister sur la tendance de ce metteur en scène à privilégier, ici comme dans la plupart de ses travaux, le « degré zéro du signe » : mais dans le cas précis de ce travail sur Empédocle, cette recherche d’une érosion de la signifiance s’appuie sur une citation de Hölderlin, puisée dans Mnémosyne, qu’il produit fréquemment, selon Rolf Michaëlis, pendant les répétitions : « Un signe, tel nous sommes, et de sens nul ». Ici, Grüber est allé puisé dans un autre texte du même auteur - et l’on trouve alors une nouvelle manière de comprendre la propension des metteurs en scène à s’adonner à la lecture des œuvres complètes des auteurs qu’ils ont à mettre en scène, en quête de quelque indice susceptible de les orienter dans l’élaboration de l’esthétique « convenable » (ce n’est évidemment pas l’idée d’une régulation morale, ou moralisatrice qu’il faut entendre dans ce terme, mais celle d’une « convenance esthétique »). Mais la recherche d’indices en termes de conventions esthétiques peut orienter le regard vers la lettre même du texte porté à la scène, et y trouver des motifs propres à être déployés en programme : ainsi Vitez voit-il dans les peintures que « dicte » Rodrigue à son acolyte japonais, qui les exécute, un modèle à suivre pour les règles régissant l’esthétique scénique du Soulier de satin :

‘Les peintures que rêve Don Rodrigue représentent très exactement l’esthétique du Soulier de Satin ; elle devrait en tout cas être celle de notre spectacle.’

Et c’est une aubaine apparemment qu’il soit question dans le texte de peinture, puisque ce que les personnages en disent semble alors avoir valeur de programme esthétique pour la mise en scène du spectacle : Jean-Pierre Vincent ne se référait-il pas très récemment, à propos de sa mise en scène de Lorenzaccio, à la peinture de Tébaldéo, auquel Lorenzo demande : « Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il regarder, en long ou en large ? », obtenant cette réponse : « Votre seigneurie se rit de moi. C’est la vue du Campo Santo » (II, 2). Et le metteur en scène de voir dans cette hésitation entre portrait (d’un homme) et paysage (d’une ville) une caractéristique esthétique propre à la pièce elle-même, et d’affirmer qu’il a voulu, dans sa mise en scène, proposer le « portrait d’une ville », et le « paysage d’un homme » 758 . Le metteur en scène ne dit pas comment, en termes de mise en scène, on fait le « portrait d’une ville » et le « paysage d’un homme » : de ce programme quelque peu abstrait à la sélection pragmatique d’options plutôt que d’autres, il y a tout un chemin que le procès des répétitions, précisément, s’est efforcé de parcourir et d’explorer. Mais il est fort probable, pourtant, que ce programme en forme de citation a infléchi bien des décisions de mise en scène, qu’il a fourni les bases argumentatives à un certain nombre d’opérations d’évaluation et de sélection des signes proposés sur scène, et qu’il a contribué à donner forme au « système de conventions » régissant le spectacle.

Notes
755.

Eloi Recoing, Journal de bord., p. 24.C’est nous qui soulignons.

756.

Paul Claudel, avant-propos au Soulier de satin.Paris, Gallimard, 1929, réed.1997, p. 13.

757.

Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tiresias (1916), Paris, Gallimard, 1957, réed. 1972, p. 114.

758.

Propos recueillis dans le cadre de Métropolis, émission thématique consacrée au Festival d’Avignon 2000, diffusée sur Arte le 22 juillet 2000.