a) De l’illusion esthétique à la rhétorique des jugements

Sommes-nous là dans l’autre modalité du jugement que postulait Anne Ubersfeld, qui adjoignait à l’estimation de la convenance interne des signes les jugements portant sur le « rapport à un réel référentiel » ? La question est délicate à trancher : le signe est-il jugé bon « absolument », c’est-à-dire qualifié de « beau », « d’intéressant » ou de « juste » parce qu’il est estimé conforme au « réel référentiel » qu’il représente ? En ce sens la réussite esthétique s’évaluerait à l’aune de l’efficacité mimétique du signe, ce qui est extrêmement réducteur, on le soupçonne déjà, s’agissant de l’art du théâtre. Et pourtant il semble bien qu’il y ait, dans ces jugements, une manière de lancer le regard au delà du seul système de conventions établi par le spectacle, et de fonder le jugement sur des valeurs qui transcendent les seules règles esthétiques adoptées pour tel ou tel spectacle : il y a bien « référencialité », puisque l’estimation s’appuie sur la relation du signe avec une « référence » qui n’appartient pas au code esthétique interne du spectacle ; mais quant à se prononcer sur l’appartenance de cette référence à une forme de « réalité », c’est là un épineux débat, que nous n’avons ni l’espoir ni la prétention de clore. Car passant des jugements de convenance interne aux jugements « dans l’absolu », c’est toute la question du « Beau », que la philosophie n’en finit pas d’interroger, que nous aventurons dans notre étude ; la spécificité de notre approche (travailler sur le procès créatif plutôt que sur le « produit artistique fini »), ne permet pas, hélas, d’apporter de réponse révolutionnaire aux problèmes philosophiques liés à l’esthétique, et ne fait au contraire que les poser avec plus d’acuité. Le jugement esthétique est une affaire éminemment subjective, n’y insistons pas, et la valorisation des signes, par laquelle il s’exprime, prend la forme d’attribution de qualités « objectales » qui ne sont nullement « objectives », et donc pas objectivables - nous ne saurions donc en dresser un inventaire. Nous reprenons ici les propositions de Jean-Marie Schaeffer 759 , qui à la suite des analyses kantiennes sur la subjectivité du jugement esthétique, met bien en lumière ce glissement subreptice du jugement de valeur, qui a l’air d’attribuer à l’objet dont il parle des prédicats - comme s’il relevait d’une parole descriptive, « objective » - alors qu’il ne fait que témoigner de la relation « heureuse », « intéressée », ou « satisfaite » que celui qui le prononce entretient avec cet objet : il s’agit de ce que Genette avant Schaeffer a identifié comme « l’illusion esthétique » :

‘L’illusion esthétique, c’est l’objectivation de cette valeur elle-même [...] qui présente l’effet (la valeur) comme une propriété de l’objet, et, de ce fait, l’appréciation subjective comme une « évaluation » objective. 760

Si décidément toute évaluation n’est qu’une appréciation subjective déguisée, et que les valeurs ne sont saisissables que ponctuellement, dans la relation qui unit singulièrement un objet et le sujet qui le perçoit, on peut se demander ce qui nous pousse à nous risquer ainsi en territoire d’esthétique, en quête de ce « beau » qui, comme disait Kant, n’a pas de concept. Ce qui nous préservera de nous y égarer tout à fait, c’est de nous tenir dans une analyse du discours du metteur en scène sur le beau, sans rien préjuger des objets (dans notre domaine, des signes théâtraux) sur lesquels il se prononce : car ce qui se joue au plan du discours n’est pas du tout indifférent, lorsque le metteur en scène exprime sa satisfaction esthétique (son « appréciation subjective ») sous la forme d’un jugement de valeur. Est-il besoin de souligner que la force persuasive d’une assertion apparemment descriptive est très supérieure à celle d’un acte de langage expressif ? Que le metteur en scène convaincra bien plus sûrement son comédien du bien fondé de son indication en lui disant : « jouer ainsi est beau ( intéressant, juste) », qu’en affirmant : « j’apprécie (j’apprécierais) que tu joues comme ça » ? Ce déguisement des appréciations subjectives en jugements esthétiques est évidemment un glissement rhétorique qui ne peut manquer d’attirer notre attention : Schaeffer l’a observé avant nous, qui indiquait que l’objectivation d’une appréciation dans un jugement de valeur « renforce singulièrement sa force persuasive. [...] L’expression d’une appréciation gagne en force dès lors qu’elle prend la forme grammaticale d’une proposition descriptive » 761 . Encore ne se tenait-il que dans une approche de la fonction communicationnelle des jugements esthétiques cantonnée au champ de la réception des œuvres d’art, où chacun souhaite plus ou moins que soit partagée son appréciation d’un objet. Dans l’étude du procès créatif de « l’œuvre d’art » qu’est la représentation théâtrale, la fonction communicationnelle des jugements s’approfondit d’une fonction conative, qui sera d’autant plus efficace qu’elle invitera à traduire en acte des « valeurs » postulées universelles, plutôt que des impressions subjectives.

Notes
759.

Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, pour une esthétique sans mythes, chp. “ Juger ”, p.185-247.

760.

Gérard Genette, “ La Clef de Sancho ”, Poétiques n°101, 1995, p. 3-22.

761.

Jean-Marie Schaeffer, op.cit, p. 221.