b) Pour une esquisse des « qualités esthétiques » contemporaines

Mais n’y a-t-il véritablement qu’illusion, dans cette postulation d’une universalité, et d’une objectivité de la qualité esthétique ? Pour n’être pas nécessairement « universelles », ces appréciations ne sont-elles pas du moins partageables, et de fait partagées ? Dans le champ d’étude que nous nous sommes assigné, qui présente une relative cohérence synchronique - deux décennies, dans l’histoire de la mise en scène, constituent presque un « instantané » - certaines constantes semblent repérables, et le corpus dont nous disposons permet peut-être d’esquisser certaines des « qualités esthétiques » qui paraissent faire l’objet d’un consensus, par delà les individualités artistiques. Il ne s’agira pas de tenter de découvrir, dans le signe théâtral, les qualités qui ont pu motiver son évaluation positive, mais bien, encore une fois, de s’en tenir au plan du discours de celui qui formule le jugement esthétique, afin d’y découvrir comment ce jugement se déploie, se motive, s’argumente. En observant la récurrence, dans le discours de mise en scène, de certains prédicats censés justifier la valeur d’un signe, on s’approchera d’une esquisse des valeurs esthétiques transversales, régnant dans la mise en scène contemporaine, indépendamment des praticiens concernés - mais toujours dans le cadre restrictif du théâtre de texte. Naturellement, cette quête d’une valeur partagée, transversale, réduit le champ esthétique au seul dénominateur commun aux diverses pratiques de la mise en scène, négligeant au passage tout ce qui relève d’appréciations strictement individuelles, qui font tout le style d’un metteur en scène.

Par delà les esthétiques singulières, la caractérisation du « beau » en répétition semble ainsi fréquemment associée à l’identification de signes « complexes », ambivalents, portant en eux-mêmes un sème et son contraire. Se dessine ici et là une esthétique de l’antithèse, qui privilégie les formes paradoxales : on a déjà aperçu ce type de valorisation dans les indications de Jacques Lassalle, à propos du personnage d’Elvire tentant de sauver l’âme de Dom Juan : « Ce qui est beau, disait-il, c’est que c’est d’autant plus charnel, qu’on est dans le spirituel ». Cette beauté portée par l’ambivalence d’un signe, ici entre le charnel et le spirituel, semble faire l’unanimité des praticiens : on en retrouve des affleurements dans le corpus de répétition de Jean-Pierre Vincent, qui affirme lui-même que « ce qui fait la beauté des personnages shakespeariens, c’est qu’ils sont ambivalents, complexes ». Cette complexité des personnages, qui peut les rendre imprévisibles dans leurs comportements et leurs émotions, est évidemment pleine de ressources en matière de mise en scène, puisqu’elle empêche que les scènes se déroulent selon le cours régulier d’un long fleuve tranquille : Bernard Freyd remarque ainsi à propos de la scène de séduction entre Bertrand et Diana, que « ce qui est beau dans cette scène-là, c’est que tout peut basculer. Diana pourrait flancher, c’est pas si facile de se dépatouiller de ce grand corps désirant ». L’antithèse ici s’étend en oscillation, tremblement entre deux attitudes possibles à égalité, et pourtant contradictoires : résistance ou réddition devant les assauts de séduction du jeune comte. La valorisation de l’ambivalence peut également se formuler selon les termes, non plus du « beau », mais de « l’intéressant » : chez Patrice Chéreau, par exemple, les contradictions entre le discours et l’acte chez les personnages de La solitude constituent ces zones riches d’intérêt : « Donc la chose intéressante c’est de dire : < il va bien falloir que vous déménagiez> mais c’est une invite à ne pas le faire, donc c’est là où on rentre dans une zone intéressante à travailler ». On devine bien la connexion qui s’établit entre « l’intéressant » et le « beau », le premier étant en somme la promesse du second, l’espace privilégié de son avènement : là encore, c’est le signe de la complexité, ici cristallisée en une contradiction entre le dire et le désir qui le sous-tend, qui est identifié comme une porteur d’une valeur esthétique.

Si nous nous en tenons ici aux évaluations portant sur le jeu d’acteur et le personnage, il va de soi que cette valorisation de la complexité, de l’ambivalence, de la contradiction, peut être étendue à « l’esthétique de la mise en scène » au sens beaucoup plus large incluant tous les signes de la représentation : Evelyne Ertel, qui entreprend en 1985 un bref essai de « tropologie », relevant les figures qui dominent les mises en scène contemporaines, remarque déjà que « le théâtre, aujourd’hui, cultive l’antithèse » 762 . À la scène, poursuit-elle, cette esthétique de l’antithèse prend « deux formes privilégiées » : « l’opposition entre l’ancien et le moderne » d’une part, et « l’opposition entre un réalisme extrême et la désignation de la théâtralité » 763 . Si l’auteur de l’article appuie ses analyses sur des mises en scène datant du milieu des années 80 (Corolian, Shakespeare/Sobel, La Dévotion à la croix, Caldéron/Mesguich, Le Tombeau d’Atrée, Chartreux/Gironès, Le Pain dur, Claudel/Bourdet, Max Gericke, Karge/Raskine), il semblerait que cette tendance esthétique n’ait pas décliné pendant les années 90 : l’exploration de la parole de mise en scène, où se multiplient les analogies téléscopant l’époque référée par le texte avec celle de la mise en scène, où s’opèrent constamment des « sauts » entre une approche « stanislavskienne » et une approche « brechtienne » des personnages, entre le réalisme psychologique et l’exhibition de la convention théâtrale, nous a déjà permis de nous en rendre compte. On pourrait même avancer l’hypothèse selon laquelle la prolifération même de la fonction analogique dans la parole de mise en scène serait un signe des temps, révélateur de cette esthétique du rapprochement des contraires, de la ligature du dissemblable recherchée par les metteurs en scène actuels : l’analogie serait à la fois le creuset et le ferment de cette « représentation synthétique » dont Bernard Dort a identifié la prédominance sur la scène théâtrale des années 80-90.

Mais il est aussi une autre dimension de l’esthétique théâtrale contemporaine, qui semble traverser les pratiques dans les deux dernières décennies, sur laquelle il convient de s’attarder : plus difficile à cerner parce qu’elle n’affleure pas tant au niveau de la parole de mise en scène, de ses formes et de ses figures, qu’au niveau des décisions de jeu, des options retenues, sans qu’une argumentation vienne nécessairement motiver ce choix, la litote semble être une forme valorisée par les praticiens actuels. Ce qui est jugé « beau », ou « intéressant », c’est alors le signe minimal, économique, qui « pour dire le plus, montre le moins » : on retrouve ici l’un des principes de mise en scène formulé par Jacques Lassalle : « Pour dire le plus, montrer le moins, choisir le hors champ, le fragmentaire, la voix blanche, le plan fixe, le silence... » 764 . Pourtant, la parole de mise en scène, on l’a vu, ne se lasse pas des formes de l’hyperbole - mais le paradoxe n’est qu’apparent. D’une part, il nous semble que les indications hyperboliques adressées à l’acteur ont tendance à l’inviter à une économie des signes manifestés, dessinant un « au-delà » de l’émotion, des affects, où les extrémités atteintes ne peuvent plus s’exprimer que par un signe proche du degré zéro. Et d’autre part les effets de « mise en sourdine » peuvent être obtenus lors d’une période de travail seconde, très proche de « l’élaboration secondaire » décrite par Freud dans le procès onirique : après le « premier jet », période d’invention pure où toutes les libertés sont permises, tous les excès laissés à leur libre cours, un travail de fixation et d’élaboration du détail peut venir réguler le flot des propositions, et les infléchir dans le sens d’une économie des moyens expressifs. C’est ce qui se produit par exemple en fin de répétitions d’Othello, mis en scène par Christian Colin : Anne-Françoise Benhamou relate ainsi une étape de travail qui consiste, en fin de parcours, en une « mise en sourdine visuelle », si l’on ose dire, de la scène du meurtre :

‘À quelques jours de la première, le metteur en scène prend une autre décision, stratégique elle aussi sur le plan de l’émotion : la scène du meurtre de Desdémone, que nous avons toujours travaillée à l’avant-scène, ne lui plaît plus : il la déplace tout à fait au lointain. Sur le moment j’acquiesce intérieurement à ce changement : moi aussi, j’ai en horreur tout ce qui pourrait ressembler à du racolage et à une recherche d’émotion facile. André Wilms est plus réticent. C’est à force de revoir le spectacle que je comprendrai tout ce que nous avons perdu par excès de puritanisme théâtral. 765

Ce que nous appelons l’esthétique de la litote semble verser ici, au goût d’Anne-Françoise Benhamou, dans un excès malheureux, ressortissant d’un « puritanisme théâtral » ; mais au passage, on découvre dans ces propos quelques bribes de l’argumentaire en faveur de la litote : il s’agit d’éviter « l’émotion facile », le « racolage », qui semblent être confondus ici avec la force spectaculaire 766 . S’il ne choisit pas le « hors champ » comme disait Lassalle, pour estomper la violence visuelle du meurtre, Christian Colin choisit tout de même le « lointain », en une mise à distance qui atteste bien d’une forme de pudeur de la scène théâtrale. Ce qui vaut ici pour un effet de mise en scène (déplacement d’un jeu sur le plateau), vaut évidemment pour le jeu d’acteur en général : il semblerait que tout ce qui ressemble à de l’emphase, à des formes d’expression marquées par l’excès, soit désormais invalidé, condamné pour ce qu’il trahit une coupable « rhétorique » de l’acteur : c’est Strehler qui emploie ce terme, dans une acception manifestement péjorative. Parlant de l’évolution du jeu d’acteur, il remarque ainsi que « ce qui était ou semblait simple vingt ans plus tôt devient rhétorique, emphatique vingt ans plus tard [...]. Tout moment a sa vérité, sa simplicité, qui se détruisent très vite puisque à l’époque suivante, il n’y a plus que rhétorique et emphase. L’acteur court d’une rhétorique à l’autre, en une course haletante vers une « vérité » scénique qui n’existe pas... » 767 . Même si nous ne souscrivons pas à cette conception de la rhétorique qui semble la confondre avec l’emphase, l’idée selon laquelle les comédiens troqueraient, au fil des décennies, une rhétorique contre une autre, au nom d’une quête de vérité inlassablement poursuivie, nous paraît éminemment juste : simplement, il semblerait que la tendance des deux dernières décennies ait plutôt incliné à la litote. C’est aussi ce que relève Evelyne Ertel dans son essai de tropologie de la scène contemporaine :

‘On voit aujourd’hui sur nos scènes, après un long temps de prédilection pour le jeu hyperbolique (rires hystériques, convulsions, étreintes impudiques), s’affirmer une tendance vers le style litotique. Après les cris, les chuchotements [...] Cette faiblesse de voix est souvent liée à une retenue dans l’expression des sentiments qui donne un ton étale, presque neutre. 768

On aura reconnu ici, et E. Ertel y fait en effet référence, le style « Grüber », et plus particulièrement la mise en scène de Bérénice : « Non seulement, constate l’auteur de ces Tropologiques, les amants ne se touchent jamais, mais chaque personnage a droit à des gestes peu nombreux et très stylisés. La grande scène d’adieu de l’acte IV est traitée d’une manière très caractéristique de ce point de vue : Titus et Bérénice sont aux deux extrémités avant du plateau, aggripés chacun de son côté au manteau d’Arlequin et toutes leurs tirades (ou quasiment) sont dites face au public » 769 . Chez Claude Régy également, on observe cette érosion des effets intonatifs - la « bouche froide », comme disait Grüber - jusqu’à parvenir à une neutralité dont il reconnaît lui-même qu’elle peut confiner à une forme de monotonie. Mais au delà de ces deux grandes figures de la mise en scène « à voix blanche », il faut encore évoquer tous les metteurs en scène qui introduisent des effets litotiques dans leur spectacle : Evelyne Ertel évoque ce qu’on pourrait appeler la « litote visuelle », par diminution des effets d’éclairage ; on pourrait encore parler de « litote dramatique » concernant les effets d’estompe portant sur les scènes-phares d’un texte : ainsi la mise en scène d’Hamlet par Vitez, qui fait jouer la fameuse tirade « être ou ne pas être » dans un sotto voce noyé d’ombre, en fond de scène, sur le côté 770 . Si ces considérations nous entraînent dans la réception des spectacles une fois mis en scène, il va de soi que ces effets de mise en sourdine, d’évitement de l’emphase, font l’objet d’un réglage très précis dans les répétitions, et que c’est la parole de mise en scène qui les organise et les motive. On ne citera pas à nouveau ici les indications de Grüber à ses acteurs, les invitant à réduire au maximum leurs manifestations expressives ; d’une manière générale, cette esthétique litotique est poursuivie dans le travail de répétition sous les espèces d’un jeu qu’on qualifie de « concret ». Jouer concret est ainsi l’indication la plus communément partagée par les metteurs en scène actuels, définissant la qualité esthétique à atteindre, le signe positif, valorisé. Le concret n’est alors pas l’antonyme de l’abstrait, mais celui de l’emphase, ou de l’enflure lyrique : on rencontre l’expression sous la plume d’Anne-Françoise Benhamou, à propos de la mise en scène d’Othello par Christian Colin :

‘C’est au début des répétitions d’Othello que j’entends pour la première fois ce qui devient vite le mot de passe entre Colin et Wilms, une formule dont j’ignore alors qu’elle ne leur appartient pas et que je mettrai plusieurs spectacles à comprendre réellement : il faut, disent-ils, « jouer concret ». Nous abordons donc Shakespeare en dehors de toute enflure lyrique - et peut-être de tout lyrisme tout court... 771

L’expression en effet ne leur appartient pas, et il n’est pas de metteur en scène chez qui nous ne la retrouvions : chez Patrice Chéreau, par exemple, dirigeant Jérôme Huguet dans le monologue de Richard III. La plupart de ses indications semblent tendre à gommer tous les effets d’emphase qu’une telle tirade a tendance à induire : sur « L’accoucheuse en fut saisie... » (lorsque Richard évoque sa propre naissance), le metteur en scène indique : « Très calme, très concret, tu as un souvenir ». Ce « concret » se décline ensuite en une série d’indications techniques qui semblent vouloir neutraliser les manifestations périverbales : dès que le comédien s’emporte en une diction par trop emphatique, Chéreau régule ces effets intonatifs : « pas trop- attention à la musique » ; s’il est tenté d’exprimer quelque affect à propos de « ce mot amour, que les vieux sages trouvent divin », le metteur en scène en limite tout de suite les manifestations : « ça peut être douloureux en dessous, secrètement, en le cachant (jeu) oui oui, faut l’avoir et puis le cacher ». Lorsque Richard menace ensuite Clarence d’un « Ton tour vient, Clarence », Chéreau réclame : « plus simple », puis « ne t’en réjouis pas » : « ne joue pas le plaisir de dire ces choses-là : tu expliques au spectateur ce que tu as déjà fait ». Il faut donc jouer toute la tirade en restant « très précis, technique », déclare-t-il encore. Il semblerait bien qu’il s’agisse ici d’éviter tout phénomène d’emphase, ou d’enflure, dramatique sinon lyrique. Mais ce n’est pas précisément l’argumentation que développe le metteur en scène pour justifier de telles indications. Pour motiver le comédien à adopter cette expressivité économique, à demeurer dans le « concret », Chéreau lui signale le contre-modèle à éviter : s’il convient de ne pas trop marquer la menace, et le plaisir dans cette menace, c’est qu’il ne faut surtout pas jouer le « fourbe », parce que c’est un « cliché » : « Ne t’en réjouis pas : c’est un cliché, ça ».

Voici donc la boucle bouclée, et l’esthétique de la litote - ou du concret, celui-ci étant l’un des moyens de parvenir à celle-là - motivée par une recherche d’évitement du « cliché » : on retrouve précisément ici les considérations de Strehler sur cette course folle du jeu d’acteur, d’une rhétorique à une autre, chaque époque dénonçant dans la précédente ce qui s’est figé en rhétorique, en emphase : jouer concret est aujourd’hui l’antidote contre tout ce qui s’est cristallisé en une rhétorique théâtrale par trop ostentatoire - mais le procédé lui-même, on s’en doute, menace aussitôt de se figer lui même en une rhétorique destinée à être bientôt dénoncée.

Notes
762.

Evelyne Ertel, “ Tropologiques ”, in L’Art du théâtre n°1, printemps 1985.

763.

Article cité, pp. 75-76.

764.

Jacques Lassalle, “ Trace (la mémoire allemande) ”, programme du Théâtre de l’Athénée pour Olaf et Albert, de Heinrich Henkel, 1978, réed. in Pauses, p. 171.

765.

“ Une éducation dramaturgique ”, in Alternatives théâtrales n° 52-53-54, p. 35.

766.

À propos de ce “ puritanisme théâtral ” qui reviendrait en force sur les scènes contemporaines, il faut sans doute le mettre dans la perspective de l’histoire de la mise en scène récente : il est intéressant de noter qu’après la période des années 70, où la nudité sur scène semble avoir été une denrée particulièrement recherchée, tout ce qui fait signe du côté de l’impudeur corporelle semble aujourd’hui passé de mode. À l’exception de certaines mises en scène marquantes de Lavelli à la fin des années 80 (notamment El Publico de Garcia Lorca, et Opérette de Gombrowicz) les metteurs en scène paraissent aujourd’hui préférer l’évitement de ce genre d’exhibitions : ainsi Vitez préfère-t-il résoudre “ l’éternel problème de la nudité au théâtre ” dans le Soulier de satin, par un accessoire - l’acteur est enfermé à mi-corps dans un tonneau, ce qui fait faire à Eloi Recoing ce commentaire : “ comment convertir une stratégie d’évitement en un choix stylistique essentiel dans la respiration du spectacle ”. Signe des temps également, ce commentaire de Mesguich, qui quelques décennies plus tôt eût sans doute semblé timide : “ La naissance [...] et la mort [...] ne sont pas des événements que la scène peut accueillir ; ni la sexualité, ni la violence : ils sont “ vrais”. ” In L’éternel éphémère, p. 84.

767.

Giorgio Strehler, Un théâtre pour la vie, p.154.

768.

Evelyne Ertel, “ Tropologiques ”, in L’Art du théâtre n°1, printemps 1985, p. 80.

769.

Op. cit., p. 80.

770.

Op. cit., p. 81.

771.

Anne-Françoise Benhamou, “ Une éducation dramaturgique ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 35.