c) Le « juste » : formes de l’unisson dramaturgique, mimétique et rhétorique

S’il était à peu près possible de donner un contenu à ce qui est jugé « beau » ou « intéressant » en répétition, qui semble fréquemment associé aux formes antithétiques ou litotiques dans les signes de la représentation, il en va tout autrement pour cette autre modalité d’évaluation positive du signe théâtral, qui consiste à le déclarer « juste ». Roland Barthes nous a déjà mis sur la voie de l’importance de ce critère, la « justesse », le seul valable pour le critique, et donc, selon le parallèle que nous avons esquissé, pour le metteur en scène. Tout le problème est que la « justesse » ne fournit pas ses critères, qu’elle semble faire l’objet d’une évaluation éminemment subjective, et partant, rarement argumentée. Si dans le domaine musical elle peut être identifiée avec certitude - il suffit d’avoir l’oreille musicale pour juger de la justesse des écarts entre les tons, et d’avoir l’oreille absolue pour juger de la conformité des notes produites avec un diapason référentiel - dans le domaine qui nous intéresse elle devient un insaisissable, bien qu’impérieux, critère. Barthes lui-même, en transposant ce concept musical dans le champ de sa réflexion sur l’écriture critique, demeure dans des considérations métaphoriques qui ne s’embarrassent pas de détails techniques : « la justesse, dit-il, est faite d’un unisson ou d’une harmonie » ; il faut donc, on l’a vu, que le critique - comme le metteur en scène - soit « juste et qu’il essaye de reproduire « selon quelque mise en scène spirituelle exacte » les conditions symboliques de l’œuvre ». Le juste, ce serait donc « l’unisson », « l’harmonie » entre les conditions symboliques du texte, et celles de son commentaire, sur la page du critique, ou sur la scène de théâtre. Reste que ces conditions symboliques sont affaire de lecture, d’interprétation, de subjectivité : si les metteurs en scène, comme on l’a constaté, ont en effet tendance à chercher dans le texte même le modèle de leur représentation, les indices de l’esthétique de mise en scène qu’il commande, rien ne leur garantit que les « règles » qu’ils y ont trouvées ne sont pas le fruit d’une sélection arbitraire, ou d’une projection fantasmée. Cet unisson là est finalement aussi intangible que l’utopique « fidélité » qui a longtemps hanté les praticiens de théâtre.

Cette conception de la justesse peut à la limite avoir quelque valeur du côté de la réception, qui peut mesurer, de manière toute subjective, la réussite d’un spectacle au degré d’harmonie entre les signes qu’il mobilise et l’idée qu’elle se faisait du texte ; il semblerait que ce ne soit pas tout à fait le sens que prend le « juste » en répétition. À en juger par les occurrences dont nous disposons, on peut postuler deux critères du juste dans l’interaction de répétition. Il y aurait d’une part la justesse de la relation des signes théâtraux au monde extérieur : est juste le signe qui tout à coup se fait reflet exact d’une image du monde, révèle une force mimétique inattendue, surprend l’attention du metteur en scène par un « effet de réel » que les artifices de la convention théâtrale ne laissaient pas prévoir, et dont elles ont pourtant permis l’avènement. Ce peut être un signe minimal, dérisoire, fugace, parfois un silence, une immobilité : ainsi Strehler fait-il ce commentaire, devant le lever de rideau, sur la scène de la Trilogie de la villégiature, découvrant deux comédiennes simplement assises, presque immobiles : « Ça c’est juste... C’est le rythme... C’est un tableau... C’est le temps qui passe. » Le juste est donc ici identifié dans un phénomène temporel : le rythme de ce qui se passe - ou ne se passe pas - sur le plateau semble être une image exacte, une image « vraie » du temps qui passe, structure du monde réel.

Mais le juste, ce peut aussi être la justesse de la relation entre le signe produit par le comédien, et ce que le metteur en scène attendait, imaginait : l’unisson ne se mesure plus du signe au texte (justesse « dramaturgique », souvent prisée par la réception), ni du signe au monde (justesse « mimétique »), mais du signe à la vision qui anime le metteur en scène - on pourrait alors parler de justesse « rhétorique », dans la mesure où le signe est jugé « juste » quand il produit une réponse qui satisfait à la demande formulée par le metteur en scène, quand il prolonge et incarne harmonieusement les modèles que sa rhétorique a dessinés. Ainsi Ariane Mnouchkine reprend-elle Shahrokh, qui vient enfin de trouver la posture corporelle, l’intensité de regard qu’elle souhaitait lui voir manifester - toujours cette scène où Tartuffe doit montrer à Elmire un désir plein d’assurance - mais qui n’a pas trouvé la voix : « Tu comprends, tu as une telle force, parfois, justement, quand tu trouves le juste du corps et du regard, et tout ça, je me dis, ça y est, c’est imbibé, et puis j’entends (voix sèche, éraillée) <l’amour >, et je me dis, la voix ne l’est pas ». Le juste du corps et du regard, Ariane Mnouchkine l’a obtenu peu à peu, on s’en souvient, en montant sur le plateau pour donner l’exemple, en nourrissant l’acteur d’indications rhétoriques : en l’imbibant, comme elle dit, afin qu’il soit capable de produire exactement le signe qu’elle a indiqué par ses gestes et ses mots. La justesse de la proposition de Shahrokh, c’est donc en somme sa conformité avec la vision que la metteur en scène a de Tartuffe dans cette scène ; évaluation toute subjective puisqu’aussi bien on aurait pu imaginer un Tartuffe plein de raideurs, contrit par les interdits censés peser sur son entreprise. Mais puisque la vision de la metteur en scène est telle, et que la voix éraillée de Sharokh lui paraît sonner faux, par rapport à ce Tartuffe habité par l’ardeur de son désir qu’elle imagine, alors la metteur en scène « imbibera » à nouveau le comédien, en multipliant les indications rhétoriques : surgira l’image de l’appât (« il faut trouver comment tu appâtes avec ce mot », la vision de Tartuffe torturé de rêves érotiques, étayée par des propositions hypertextuelles (< elle en a trop des beautés, elle en a trop, j’vais la tuer parce qu’elle en a trop>). Ainsi, d’indications rhétoriques en pokaz, d’images en figures, Mnouchkine conduira le comédien, par « persuasion » ou par imprégnation, à produire le signe « juste », c’est-à-dire adapté au signifié visé par elle et figuré par ses indications, conforme à sa représentation du Tartuffe.