a) Le travail de l’insu

Si la chose est connue concernant Ariane Mnouchkine, dont le Théâtre du Soleil est qualifié par ceux-là mêmes qui en font partie de « Théâtre-Ecole », elle l’est peut-être moins s’agissant de Grüber : pourtant, à lire un peu les témoignages des comédiens relatifs à leur travail avec ce metteur en scène « tendre et implacable », il semblerait qu’ils aient pour la plupart trouvé auprès de lui une formation, voire une réforme si radicale de leur pratique qu’elle peut leur faire renier tout ce qui a précédé cette expérience. Ainsi Ludmila Mikaël fait-elle l’aveu de cette tentation de déni, après la très forte expérience de Bérénice :

‘C’est une telle remise en question qu’on annule - on serait presque tenté d’annuler - tout ce qu’on a fait avant. Ce qui serait idiot. Mais de jeter un regard extrêmement sévère et noir sur son travail, et sur le travail qu’on a fait avec d’autres, et on se dit : « mais pourquoi on m’a laissée faire ces choses-là, pourquoi il n’y avait pas un homme qui disait : ‘Non !’, ‘Non !’ ». Parce qu’il nous aime. Quelqu’un qui vous aime vous dit non. 772

La rigueur pédagogique de Grüber, en effet, semble essentiellement transiter par une force de refus : refus de tout ce qui s’apparente à la virtuosité et à l’exhibition d’un savoir-faire de la part de l’acteur, par exemple. Otto Sander dit ainsi avoir appris de Grüber la capacité de « faire abstraction de soi, même face à un public » : le metteur en scène, pour l’y engager, lui aurait tenu ces magnifiques propos, leçon aussi métaphorique que toutes ses indications :

‘Imagine la Sardaigne, des champs de blé doré, le soleil rougeoyant se couchant lentement sur ces champs. Voilà comment tu dois jouer. 773

Il s’agit, on le voit, un peu plus que de « faire abstraction de soi » : se faire paysage, être habité de la même beauté sublime, mais parfaitement « indifférente », naturelle, non-intentionnelle et a-signifiante, qu’un coucher de soleil, c’est abolir en soi toute intention de signification, admettre d’exister intensément tout en n’étant le signe de rien. C’est là bien sûr l’esthétique du degré zéro du signe privilégiée par Grüber, et l’on ne saurait étendre ce principe de « l’acteur-paysage » à l’ensemble des pratiques théâtrales. Il y a pourtant dans cette éducation à « l’a-signification », à la « non intentionnalité », quelque chose qui nous semble pouvoir être mis en partage avec d’autres conceptions de l’art de l’acteur. On retrouve ainsi ici et là l’idée que la grâce de l’acteur, la force de ses propositions, la qualité de son jeu, tient dans ce qui travaille en lui, à son insu, indépendamment de sa volonté de signifier. Eduquer le comédien à son propre art, c’est alors l’engager à s’en remettre à ce travail de l’insu, lui inspirer confiance en les pouvoirs de la scène et du théâtre à se jouer de lui, en lui, presque malgré lui. Même s’il ne s’agit pas, comme chez Grüber, d’un refus, à terme, de toute signification intentionnelle, on retrouve cette conception plus ou moins « passivante » du jeu de l’acteur chez bien d’autres metteurs en scène. Ainsi Antoine Vitez remarquait-il que dès qu’ils sont sur la scène les acteurs sont « inspirés  » - et cette inspiration là a des airs de grâce inconsciente, muse de l’insu par laquelle il suffit de se laisser habiter : « quelque chose d’eux devient de l’acteur, devient de leur art » 774 précisait-il. Ces expressions un peu vagues, ce « quelque chose » qui devient de l’acteur et de l’art, disent assez ce qu’il y a d’incernable, de non-objectivable dans le jeu d’acteur, pour celui qui en est le témoin, mais aussi pour celui qui en est « l’auteur » : ce quelque chose qui ne se laisse pas décrire ne se laisse pas non plus inventer, et c’est inconsciemment qu’il advient à lui-même. Ce quelque chose, ça se travaille, mais surtout ça se « découvre » comme dit Ariane Mnouchkine - à Shahrokh elle dit qu’il ne faut pas qu’il « invente mais qu’il découvre » - il se révèle quand on n’a pas trop prévu son avènement, quand on consent à se laisser traverser par ce qui ne relève ni de l’intention, ni de la volonté, ni de la conscience. Sans aller nécessairement jusqu’à cette grâce quasi-mystique à laquelle la metteur en scène du Théâtre du Soleil identifie non plus l’art mais l’expérience de l’acteur - puisque ça ne s’invente pas, mais que ça se « reçoit » dit-elle encore - l’idée que le talent de l’acteur tient dans cette acceptation du travail de l’insu en lui semble assez communément partagée. On en retrouve un affleurement dans ces propos de Patrice Chéreau à une comédienne du conservatoire, manifestement insatisfaite de ses propres propositions :

‘Faut pas se dire « j’y arrive pas ». C’est de l’orgueil, ça. Faut continuer à travailler. Et c’est dans l’effort qu’on fait pour continuer à travailler quelquefois il se passe des choses intéressantes, mais à son insu. Il faut admettre quelquefois que c’est à son insu. 775

De ce travail de l’insu érigé en principe de l’art de l’acteur, on peut aisément déduire quelques règles régissant, parfois explicitement, les pratiques théâtrales : d’abord l’acteur ne doit pas se juger lui-même, évaluer ses propres signes - c’est là la fonction du metteur en scène, prérogative incessible qui ne peut que nuire à la créativité du comédien s’il prétend se l’arroger. De même qu’il ne sait pas ce qui « se passe » en lui, ce qui fait théâtre à travers lui, il ne sait pas ce qui fait signe, et encore moins ce qui est un « bon » signe : d’ailleurs, s’il prétend le savoir, il se trompe. C’est en somme ce que déclare Chéreau à la même comédienne : « Quand tu penses que ce n’est pas bien, en général c’est que c’est très bien » - et la remarque ne vaut pas pour cette seule comédienne, puisque le metteur en scène précise ensuite : « ça arrive souvent ». Manière de dire, nous semble-t-il, qu’il est vain, pour l’acteur, de chercher à s’auto-évaluer, et plus vain encore de s’auto-critiquer. Mais il est vain aussi, et c’est là une seconde règle de travail qui découle du principe du règne de l’insu, de vouloir montrer, de vouloir dire ; toute excessive prétention à l’ostention, à l’expression sinon à la signification risque de faire basculer le jeu d’acteur dans une maîtrise de l’intention qui le détourne de son art. La sanction du metteur en scène tombe alors, ici dans les propos de Jacques Lassalle :

‘Il y a trop d’expression dans le jeu de cette comédienne. Elle veut trop prouver. Elle veut que je l’entende quand je ne veux que l’écouter et respirer avec elle. 776

S’il y a trop d’expression dans le jeu de cette comédienne, ce n’est sans doute pas tant parce qu’elle prouve que parce qu’elle veut prouver, et veut qu’on l’entende. C’est, il nous semble, dans ce « vouloir-faire » (faire entendre, faire comprendre) que la comédienne est sanctionnée : s’il est un vouloir auquel le comédien est autorisé, et même ardemment invité, c’est un vouloir-être, imaginaire, utopique, intérieur, dont les figures de rhétorique dans la parole de mise en scène dessinent le modèle, mais non point un vouloir-faire, et surtout pas un vouloir-signifier. Il y aurait probablement une connexion à faire entre cette conception du travail de l’acteur, qui tend vers l’idéal des « modèles » de Bresson 777 , et l’esthétique de la litote dont on peut observer actuellement la valorisation sur certaines scènes théatrales : peut-être même cette éthique de l’insu au cœur de travail de l’acteur - selon laquelle le comédien ne doit pas revendiquer la maîtrise intentionnelle des signes qu’il produit - et cette esthétique de la litote se déterminent-elles réciproquement, concourant d’égale manière à une minimisation des manifestations expressives.

Notes
772.

Propos recueillis dans L’Homme de passage, documentaire cité.

773.

Documentaire cité.

774.

Antoine Vitez, Journal intime de théâtre, Document audiovisuel de Fabienne Pascaud.

775.

La leçon de théâtre : “ Leçon IV : Le chœur des femmes ”.

776.

Jacques Lassalle, “ L’Amour du cinéma ”, 1980, in Pauses, p. 287.

777.

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.