b) L’écoute multiple

Que la qualité d’écoute soit une dimension fondamentale de l’art de l’acteur semble faire l’objet d’un accord unanime : la plupart des metteurs en scène interrogés sur les qualités nécessaires à l’acteur mettent en avant cette « écoute », véritable poncif de l’art de jouer. Ainsi Josette Feral dégage-t-elle de l’ensemble de ses entretiens avec différents metteurs en scène cette priorité accordée par tous à la qualité d’écoute chez l’acteur : si « tous sans exception lui demandent une maîtrise parfaite des techniques de base, augmentées d’une certaine sensibilité et d’une vigoureuse imagination », c’est immédiatement ensuite que « s’ajoute la nécessité d’une écoute de l’autre qui rend l’acteur alerte au hic et nunc de la scène et lui permet de réagir dans l’instant aux infinies variations de la situation » 778 . Mais pour communément admis que soit ce principe, il n’en est pas moins fugace, volatil, et semble devoir faire l’objet de rappels et de mises au point pendant le travail de répétition. Car cette « écoute » dont on parle volontiers et qu’on exige avec constance est un exercice acrobatique, qui réclame une disponibilité protéiforme, tendue vers divers horizons, magnétisée par plusieurs pôles à la fois, conjugant une concentration extrême avec une ouverture maximale qui ne se laissent pas si facilement apprivoiser. Si l’on en croit Daniel Mesguich en effet, « l’écoute énorme », « première qualité de l’acteur », est d’abord une « très grande écoute des textes, une très grande écoute de lui, une très grande écoute de ce que donne ce qu’il fait... Il ne s’agit pas du tout du narcissisme de l’écoute de soi-même. Il s’agit d’écouter ce que ça fait chez l’autre. Donc, malgré tout, d’une écoute de l’autre » 779 . Ce n’est déjà pas une mince affaire que de recevoir ainsi avec la plus grande attention les signes venus du texte, ceux venus de soi-même, et ceux venus de l’autre : Ariane Mnouchkine, en répétition avec ses comédiens du Soleil, se bat avec les mêmes difficultés, posant les mêmes exigences. On y retrouve formulé le principe de « l’écoute du texte », qui se complique de l’exigence d’une réception « physique » des mots :

‘Faut recevoir les mots, donc leur sens, faut recevoir l’état dans lequel ces mots sont dits, et il faut recevoir donc, je dirais affectivement, passionnellement, et il faut recevoir physiquement... c’est comme, au dé- c’est ça ce qui donne les clichés, c’est quand vous recevez pas physiquement, sous prétexte que c’est un classique français, alors on dit c’est moins physique que Shakespeare, ou que ou que ou que Eschyle, ou-. C’est pas vrai, évidemment, évidemment pas, si ce n’était pas physique ce serait pas du théâtre. 780

Savoir écouter, ce n’est donc pas seulement savoir recevoir dans ses affects, et jusque dans son corps, la force suggestive du texte que l’on profère soi-même, c’est aussi recevoir avec la même intensité ce qui est dit par l’autre, écouter l’autre. Cette double écoute, de soi et de l’autre, à travers la profération du texte, suppose une attention et une disponibilité extrêmes sur lesquels Mnouchkine doit parfois reprendre ses comédiens, par trop obnubilés par l’un ou l’autre pôle :

‘Je crois que c’est très important pour vous quand vous arrivez vous recevez bien les nouvelles venues de l’intérieur de vous. Je ne veux pas du tout que tu te prives de ça, c’est une richesse ça. Mais les visions venues de l’intérieur de vous ne doivent pas vous empêcher d’avoir les visions venues de l’autre, de l’autre, de celui qu’est avec vous, et ça peut-être tu ne l’as pas, ça te manque, tu vois. Y en a qui au contraire n’écoutent pas assez les visions venues de l’intérieur d’elles, d’eux. Mais toi tu n’écoutes pas assez les visions venues de celui ou celle qui est avec toi sur scène, tu vois. Tu le vois, et tu te dis, avant de réagir tu te dis qu’est-ce que je vais faire de ça ? Non ? Reçois, ça fait.’

Ce n’est évidemment pas un hasard si cette leçon sur la nécessité d’une double écoute chez l’acteur en scène débouche sur la conception du jeu d’acteur comme art de recevoir, et non de faire : la prééminence de l’écoute sur le dire, ou sur le montrer, est dans l’exact prolongement de l’éthique de l’insu privilégiée actuellement par les praticiens. Se dessine en filigrane toujours la même idée (la même utopie ?) selon laquelle la théâtralité - les « bons » signes de théâtre - est ce qui advient lorsqu’on cesse de vouloir signifier, lorsqu’on ne prend pas l’initiative de la signification, et qu’on la reçoit d’un autre, de l’Autre. Cet autre c’est, officiellement, le partenaire de jeu, sur la scène : Mnouchkine ne peut que se réjouir de ce que la « leçon » soit bien passée, lorsque, complimenté sur la qualité des propositions de jeu qu’il vient de faire, Martial Jacques, plus ému encore que sa metteur en scène, déclare : « Tout vient de l’autre, c’est vrai ». Et puisque nous sommes dans un Théâtre-Ecole, elle le fait se lever, et répéter à très haute voix cette découverte : « Tout vient de l’autre... parce que c’est Niru [Nirupama Nityanandan] qui m’a tout donné. Tout vient de l’autre ». Et si ce n’est le secret du jeu de l’acteur, « écouter l’autre », c’est du moins un impératif de mise en scène : il faut, c’est évident, « jouer ensemble », et la règle est formulée au moins une fois par équipe de travail, quel que soit le spectacle préparé. Jouer ensemble, c’est aussi jouer toujours, et non pas seulement quand on a du texte : ne pas attendre ses répliques pour vivre et pour bouger - la chose paraît évidente, mais elle est pourtant explicitement formulée par Chéreau à ses comédiens de Richard III : « C’est une erreur qui arrive couramment en fait, c’est que comme vous avez le repère des répliques [...] tout le monde attend sa réplique pour bouger », et même, par Jean-Pierre Vincent à Madeleine Marion : « Ton jeu est trop commandé par le texte, lui reproche-t-il. C’est le vivre qui doit commander maintenant ; le regard précède la parole ». Aussi, pour que l’acteur ne se contente pas de faire exister son personnage lorsqu’il profère du texte, c’est toujours l’écoute, « des visions venues de l’intérieur », ou des « visions venues de l’autre », qui garantit la continuité du jeu, le flux vivant venant irriguer l’artifice du plateau.

Et si cet autre, qu’il convient d’écouter, et dont il suffit même de recevoir les « visions » pour que « ça » fasse, n’était pas seulement l’autre comédien, partenaire de scène ? Cet Autre de qui tout arrive, par qui le théâtre se fait, à l’insu de ses « instruments », ne serait-ce pas aussi, officieusement, et plus profondément, le metteur en scène, qui n’en finit pas d’engager son comédien à se montrer le plus disponible, le plus à l’écoute, le plus poreux possible, afin qu’il y dépose en terre meuble et fertile les figures que sa rhétorique aura découvertes, les visions qu’il aura pressenties ? Ce « savoir écouter » tant recherché par les metteurs en scène chez l’acteur, il est tentant de penser qu’il a d’abord pour horizon leur propre parole, qui n’aura d’efficace que si elle se fraie un chemin profond dans l’imaginaire de ceux à qui elle s’adresse, et n’y parviendra que si elle est bel et bien entendue, c’est-à-dire d’abord profondément écoutée.

Notes
778.

Josette Féral, Introduction à Mise en scène et jeu de l’acteur, tome I, Montréal, Lansman, 1997, p. 20.

779.

Daniel Mesguich, “ Un art de la lecture avant tout ”, entretien avec Josette Féral in Mise en scène et jeu de l’acteur, tome I, p. 195.

780.

Au détour de cette leçon adressée aux comédiens, on rencontre une allusion au “ cliché ” de jeu qu’il convient d’éviter : il va sans dire que l’évitement des formes convenues, des représentations stéréotypées, est l’un des piliers des règles de l’art auxquelles s’astreignent les praticiens. Il en a déjà été question dans les répétitions de Richard III mis en scène par Chéreau, qui enjoignait Jérôme Huguet de ne pas jouer la “ fourberie ” de son personnage, parce que “ c’était un cliché ”. Dans les temps modernes ou post-modernes de la mise en scène, la seule attitude esthétique convenable en ce qui concerne les représentations préconstituées réside soit dans l’évitement du cliché, soit dans sa subversion, par exhibition ludique (on rencontre ainsi ce cas de figure dans la mise en scène du Soulier de satin par Vitez, d’où Eloi Recoing rapporte ce commentaire à propos de la scène 8 de la deuxième journée : “ cette scène est un cliché. Mettre en scène le cliché en montrant que c’est cliché. Et pour commencer, faire jouer la négresse par une actrice à la peau blanche ”). Si nous n’avons pas jugé utile de consacrer une partie de cette étude à ces considérations sur “ l’évitement ou la subversion du cliché ” comme règle de l’art de l’acteur ou de la mise en scène, c’est que ce principe est si communément partagé par tous les artistes de la (post)-modernité, quel que soit le support de leur expression, qu’il ne relève plus guère du champ qui nous intéresse, devenant un principe régulateur de l’esthétique générale, tout au long du XXème siècle. Plus intéressante pour nous serait l’étude des diverses modalités de subversion, par exhibition ludique ou par torsion, déplacement, téléscopage, des formes de la stéréotypie dans les pratiques théâtrales post-modernes ; mais il y faudrait plus de temps que nous ne nous en accordons pour clore cette recherche, et nous préférons différer cette investigation. Cf. à ce sujet notre article : “ La répétition de théâtre, usages du stéréotype et stratégies de stéréotypage dans le procès créatif ”, Actes du colloque d’Albi Langages et Significations : “ Le stéréotype, usages, formes et stratégies ”, juillet 2000, actes à paraître (été 2001). Il s’agit là d’une piste de recherche destinée à être poursuivie et approfondie...