a) Entrées et sorties, seuils fatidiques

Les entrées et les sorties des personnages font apparemment partie des points d’achoppement d’une mise en scène, seuils fatidiques auxquels les praticiens accordent une attention toute particulière et qui font l’objet de gloses signalant les écueils qu’il convient d’éviter : à ce titre, le petit discours de Chéreau à ses comédiens de Richard III sur ce problème est sans doute le plus significatif, puisqu’il développe - peut-être en raison du caractère pédagogique de la situation - ce qui d’habitude ne demeure qu’à l’état de discours embryonnaire, allusif et laconique : les entrées de personnage, tout particulièrement, semblent lui inspirer la plus grande méfiance, puisque, dit-il, « les entrées finalement c’est assez médiocre », parce qu’à « un moment donné il faut bien aller se placer dans une bonne place pour dire le texte, en gros, et c’est toujours un exercice compliqué ». Compliqué, parce que les solutions faciles, les « noirs » pendant l’installation, semblent devoir être « évités ». Et même si le metteur en scène fait une belle prétérition, affirmant qu’il « ne va pas [leur] faire [s]on chapitre habituel sur les entrées et les sorties, qui comme chacun sait sont les choses les plus difficiles qu’on doit faire au théâtre », il n’en cède pas moins à la tentation d’en dire un peu plus : « l’idéal », selon lui, ce n’est pas d’entrer, mais d’être entré sans que personne ne s’en soit aperçu. Il s’agit ici du personnage de Marguerite, qui erre en effet comme un fantôme sur les scènes d’esclandre familial, et pour qui il faut parvenir à travailler des entrées spectrales, quasi-invisibles ; mais le principe semble pouvoir être généralisé, puisque Chéreau cite la « révolution » hugolienne, en matière d’indications d’entrées et de sorties, comme un modèle : « Victor Hugo », signale Chéreau, « a remplacé, c’est le seul, d’ailleurs, remplacé l’indication scénique « entre untel », pour une chose très belle où il dit : « depuis quelques instants un homme est là », ce que je trouve mille fois plus beau ; et il ne dit pas depuis quand il est là ». Dans cette perspective, les phénomènes de chevauchements, qui consistent à faire entrer les personnages de la scène suivante pendant la fin de la scène précédente, semblent être le meilleur antidote possible : le procédé sera d’ailleurs massivement utilisé pour cette mise en scène de Richard III, et n’est évidemment pas l’apanage de ce metteur en scène ni de ce spectacle. On se souvient que, dès les années 20, Claudel réclamait, pour la mise en scène de son Soulier de satin, que « les acteurs de chaque scène apparai(ssent) avant que ceux de la scène précédente aient fini de parler », indication que Vitez ne manqua pas de respecter.

Si les entrées et les sorties sont « les choses les plus difficiles qu’on doit faire au théâtre », ce n’est pas seulement dans le choix du moment où elles se font (par rapport aux débuts et aux fins de scène), mais aussi, par exemple, dans le choix des lieux scéniques qu’elles privilégient. Mark Blezinger rapporte ainsi que pour Peter Stein, ces seuils sont si importants qu’ils font l’objet d’une préparation spécifique, et manifestement très méthodique, avant le travail avec les acteurs : « Sur Phèdre, on avait le modèle de la scène et il avait déjà pré-joué les entrées et les sorties des acteurs. Son système dramaturgique montrait que tel acteur ne pouvait entrer que par cette porte et ne ressortir que par telle autre. Sur Tchekhov, il en a été de même » 781 . Cette rigueur méthodique n’est apparemment pas à mettre sur le compte de la spécificité des exigences de Stein, particulièrement déterminé et précis dans ses indications, puisque le même Blezinger remarque que « Pour Grüber aussi, les entrées et les sorties sont les éléments les plus importants de la mise en scène » : cette fois il ne s’agit pas de l’établissement des lieux par où elles se font, mais de la qualité d’image qu’elles déterminent. « Cela concerne le geste de celui qui entre ; ce n’est pas tellement pensé selon la dramaturgie de la pièce mais plutôt pour suivre la logique des tableaux souvent très poétiques que lui créent des peintres comme Gilles Aillaud et Eduardo Arroyo » 782 . Entrées et sorties semblent ainsi être le support privilégié pour l’expression de chaque metteur en scène, le lieu où vient s’inscrire leur génie particulier, leur esthétique singulière : Chéreau privilégiant le montage ultra-rapide évoquant le rythme cinématographique, Stein y exerçant sa logique dramaturgique méticuleuse, Grüber enfin y recherchant la poésie d’une image picturale...

On comprend dès lors que la toute première entrée, la première image du spectacle, qui est en quelque sorte le seuil absolu, fasse l’objet d’un travail plus vigilant encore, de même que la toute dernière image, sur laquelle la représentation se clora. Dans chaque préparation de spectacle ces seuils absolus sont les lieux d’un travail particulièrement pointilleux, et les critiques ne s’y trompent pas, qui voient dans ces images liminaires ou finales de salutaires points d’appuis pour aiguiller leur lecture de l’esthétique du spectacle. C’est ainsi Colette Godard qui remarque que, même si l’écriture critique est un exercice difficile, pour ce qu’elle engage de subjectivité, de perception fragmentaire, de mémoire partielle ou partiale, la première et la dernière image constituent un point d’articulation où peuvent se nouer la rencontre et la compréhension d’un spectacle : « L’aide, dit-elle, elle vient des metteurs en scène. Pour la plupart, ils soignent particulièrement la première image, qui donne la clef d’interprétation, et la dernière, qui continue leur travail après la représentation, quand on se trouve face à la page blanche, à essayer de mettre en ordre les tourbillons dans la tête » 783 . Tout se passe comme si la première image et la dernière image constituaient les termes d’un « pacte de lecture », espace-temps crucial où se décident et se révèlent les enjeux esthétiques du spectacle, et où se noue, ou ne se noue pas, une relation possible avec le spectateur, caisse de résonnance de ces messages qui lui sont adressés ici avec un soin tout particulier. Même si le travail du détail, pour chaque scène, est un luxe que s’octroient les praticiens quelles que soient les conditions d’urgence dans lesquelles se clot la préparation d’un spectacle, il prend des proportions exceptionnelles s’agissant des scènes de début et de fin de représentation. Rien n’y est laissé au hasard, parce que tous les signes s’élèvent au statut solennel de révélateurs du code esthétique du spectacle. On y évite tout particulièrement les entrées « fastidieuses » comme dit Odette Aslan, commentant l’ouverture des Trois Sœurs de Langhoff - « les trois sœurs jouent devant une toile [...] ; lorsque celle-ci sera levée, le Docteur, Touzenbach, Saliony et Marie (la bonne) seront installés au salon, en action : une manière d’éviter les entrées fastidieuses » 784 . Mais on y évite aussi le moindre élément de mise en scène qui pourrait faire signe vers une esthétique qu’on récuse : ainsi Ariane Mnouchkine, travaillant au début de Tartuffe, fait-elle une modification qui peut sembler dérisoire, mais qui révèle combien le moindre choix a valeur d’indice dans une image liminaire. Son spectacle s’ouvre sur l’entrée, en fond de scène, d’un marchand ambulant poussant devant lui une cariole chargée d’articles divers, venant proposer ses produits devant la demeure d’Orgon. L’image ne convient pas à la metteur en scène : « Ça m’emmerde que la première chose qui entre sur cette scène ce soit pas un acteur ce soit un objet ». La cariole, poussée par le comédien, est en effet le premier élément à apparaître en mouvement sur la scène ; on modifie donc la mise en scène, en décidant que Sergio Canto laisse sa « merveille », comme dit Mnouchkine, en coulisse, s’avance en milieu de scène parce qu’il « vient voir s’il y a du monde », fait un « récital » de castagnettes pour attirer l’attention, puis retourne en coulisse chercher la cariole qu’il tire désormais au lieu de la pousser. La première image est ainsi entièrement réformée, et fidèle, cette fois, aux valeurs esthétiques privilégiées par Ariane Mnouchkine : la « merveille », si pittoresque soit-elle, et quel que soit le plaisir manifeste que le comédien prend à jouer avec, est reléguée au second plan, occultée par la vraie merveille du théâtre, le comédien. Le spectateur découvrira donc un acteur d’abord, plutôt qu’un objet, et de la musique, ensuite, petit récital percussif comme les affectionne particulièrement la metteur en scène du Théâtre du Soleil : le pacte de lecture est en place, et le spectacle peut s’ouvrir sous les meilleurs auspices.

Notes
781.

Mark Blezinger, “ Ecouter la différence : à la Shaubühne avec Stein, Grüber et Bondy ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 48.

782.

Op. cit., p. 48.

783.

Colette Godard, “ Le Critique appartient-il au théâtre? ”, in L’Art du théâtre n°1, p. 62.

784.

Odette Aslan, Théâtre/Public n°122, p. 12.