b) Hiérarchiser les plans

On a suffisamment dit que les metteurs en scène actuels avaient tendance à privilégier la polysémie, afin de ne pas fermer le sens du texte dans une interprétation univoque : pour chaque pièce, et bientôt pour chaque scène, de multiples pistes devaient pouvoir être maintenues, faisant éventuellement résonner des contradictions internes, puisqu’on a vu que l’esthétique de l’antithèse était globalement valorisée par les praticiens contemporains. Mais une telle quête de la pluralité des sens ne saurait se satisfaire de la superposition anarchique de tous les possibles, d’une cacophonie interprétative où tous les signes de la représentation seraient mis sur le même plan. Si divers possibles, éventuellement antithétiques, sont effectivement explorés, travaillés en détail au fil des répétitions, ils font l’objet, dans le cadre de ce que nous avons tendance à identifer comme l’élaboration secondaire, d’un travail de hiérarchisation extrêmement rigoureux. Le concept freudien désignant les opérations de « remaniement plus ou moins important du matériel, par la pensée partiellement éveillée » 785 nous paraît décidément tout à fait propre à rendre compte des phénomènes de régulation susceptibles d’intervenir, plutôt en fin de parcours, sur la prolifération jusque-là peu contrôlée des propositions de jeu et des pistes interprétatives. Dans le cas du procès onirique, ces opérations sont le fait d’une « seconde instance psychique », qui exerce une « influence élective sur tout le vaste matériel des pensées du rêve » : « l’élaboration secondaire » est alors ce qui « met de l’ordre » et « apporte une cohésion intelligible conforme à notre attente » 786 . Ce qui nous intéresse dans ce parallèle entre « règle de hiérarchisation» dans le travail de mise en scène et processus secondaire dans le travail du rêve, c’est que la mise en ordre s’opère au nom d’une prise en compte de l’intelligibilité, conformément à une attente supposée. Si le travail de hiérarchisation des signes a tendance a prendre de plus en plus d’importance à mesure que la fin des répétitions approche, ce n’est pas seulement parce que c’est par nature un processus « secondaire », venant affecter un matériel qui doit préalablement avoir été produit, c’est aussi parce que la perspective de donner à « lire » le spectacle à des spectateurs se fait imminente : c’est souvent au nom de la réception que l’exigence de hiérarchisation est produite dans l’interaction de répétition. Aussi prend-elle la forme d’un « devoir », comme sous la plume d’Eloi Recoing, qui signale que « pour chaque scène, on se doit d’établir une hiérarchie des situations, laquelle entraîne une stratification des intentions de jeu. Tout l’art de l’acteur et à vrai dire du metteur en scène consiste à rendre possible la lisibilité horizontale de la fable, et celle, verticale, des thèmes. » 787 C’est bien au nom de la lisibilité du spectacle - et en l’occurrence, d’une double lisibilité, de la fable et des thèmes - qu’est posée cette exigence de hiérarchisation.

Hiérarchisation entre ce qui relève du thématique et du fabulaire d’abord : il semblerait que dans la dernière étape du travail, ce soit l’axe horizontal de la fable qui soit mis en avant, puisqu’on a vu qu’il avait tendance à se perdre dans le détail des répétitions. Il faut ainsi souvent, à l’approche de la première, non pas effacer tout ce qui a été exploré des enjeux thématiques, des méandres psychologiques, mais du moins le faire passer au second plan, afin de restituer l’enjeu fabulaire qui domine la scène : ainsi, pour la scène 6 de la quatrième journée du Soulier de satin, où une actrice envoyée auprès de Rodrigue est chargée de le convaincre d’accepter de gouverner le Royaume d’angleterre, en se faisant passer pour la reine Marie, mille et une pistes auront été abordées - que l’actrice, par exemple, donne « un cours dramatique ; mais en parlant de son métier, elle parle aussi de la prière. Du plus humble au plus grandiose, tous les personnages portent en eux une part de la vérité théologique » ; mais encore que « Claudel imagine le cauchemar de l’actrice : être en coulisse prête à jouer et se voir souffler le rôle par un alter ego ». Ce sont là considérations, parmi bien d’autres possibles, d’ordre thématique (le fil théologique tissant sa toile à travers les personnages) ou d’ordre psychologique (le cauchemar de l’actrice), évidemment pertinentes, et dûment explorées, nuancées, travaillées au fil des répétitions ; mais elles ne doivent pas occulter l’enjeu de cette scène, par rapport au déroulement « horizontal » de la fable, et Eloi Recoing ne manque pas d’opérer ce que nous avons appelé un « réajustement fabulaire » :

‘Cette scène raconte le théâtre mais la situation première est que l’actrice doit convaincre Rodrigue de gagner l’Angleterre  788 . ’

C’est donc dans cette étape de travail fondamentale que se multiplient les phénomènes de recadrage thématique, et de réajustement des enjeux fabulaires dont on a étudié les principes et les modalités dans le cadre de l’analyse de la relation métatextuelle. Les premiers filages intégraux sont souvent l’occasion de telles mises au point, comme on a pu le constater dans le cas des répétitions de Tout est bien qui finit bien : Jean-Pierre Vincent y faisait à propos de l’acte I un réajustement fabulaire pour le moins économique : « c’est traversé par une foule de choses mais ce qui faut restituer, c’est 1) un départ, 2) une arrivée, 3) un autre départ ». Puis le bilan se précisait, et l’exigence de hiérachisation devenait impérative : « le travail tchékhovien de creusement des répliques doit être modifié : on n’a pas assez hiérarchisé les informations  ». L’élaboration secondaire travaille alors à sélectionner les enjeux jugés prioritaires pour une scène, et partant, à esquisser les enjeux dramatiques du spectacle dans son ensemble : les synthèses se multiplient, pour telle scène qui a tendance à s’étendre on recherche le « moteur » - ainsi pour la scène Paroles-Hélènes, étroitement recadrée en fin de parcours : le « moteur », indique Jean-Pierre Vincent, c’est « l’amour du dialogue » ; « on a vu la folie de Paroles, on voit ensuite la folie d’Hélène : rendez palpables vos rêves ». Pour être synthétique l’indication n’en est pas moins métaphorique, et l’on voit ici que la rhétorique du metteur en scène continue de déployer ses figures jusque dans les derniers instants de répétition. Mais cette fois, la source de la vision, et sa destination, sont nettement désignés : ce lieu d’où l’on « a vu » la folie de l’un, d’où l’on « voit » ensuite la folie de l’autre, ce lieu pour qui les rêves des uns et des autres doivent être « rendus palpables », c’est le public, dont la présence imminente se fait sentir : si ce n’est au nom de la « lisibilité » qu’il est en droit d’exiger, c’est au nom du « plaisir » qu’on lui doit que ces hiérarchisations de dernière minute doivent être opérées : « les gens du public ne sont pas encore chauds » argumente le metteur en scène à propos de la même scène Paroles-Hélène, « il faut allumer leur plaisir d’écouter des gens qui disent n’importe quoi : ils sont encore un peu dans le R.E.R ».

La prise en compte de la réception, de ses attentes, de ses fatigues ou de sa fraîcheur, sert ainsi souvent de pilier à l’argumentaire déployé pour justifier une opération de hiérarchisation : parce qu’elle réclame du comédien qu’il renonce à bien des méandres psychologiques, à des nuances, des pauses, des « couleurs » subtiles qu’il aura mis des semaines à élaborer, il faut évidemment lui faire sentir le gain en terme d’intelligibilité que permet la « perte » qu’on réclame de lui. Ainsi, les « moments d’information » portés par une scène doivent être joués, selon les termes d’Eloi Recoing, « sans trop de couleur, pour donner au spectateur une chance d’entendre et de comprendre » : c’est alors au comédien de renoncer à des recherches intonatives, expressives, qui auront soigneusement été élaborées. Il est vrai que pour une œuvre comme le Soulier de satin, dont le récit s’étale sur des décennies, des océans et des continents, et dont la représentation dépasse largement la durée habituelle d’un spectacle « standard », « l’effort mental » demandé au spectateur « est déjà considérable » ; aussi le témoin du travail de Vitez pose-t-il encore cet autre principe de mise en scène : « Une règle générale : éviter tous les points d’opacité dans la mise en scène et dans le jeu, qui fatigueraient le spectateur [...]. Il faut faire œuvre de clarté ». Ce qui est encore une manière de hiérarchiser les enjeux dramatiques du spectacle : au nom de la lisibilité du récit dans son ensemble, il faut renoncer en partie aux « points d’opacité », délaisser les énigmes et les « points aveugles » où s’arrête l’attention, les contradictions par trop subtiles qu’on aura pourtant pris le soin d’explorer en répétition, et toutes ces propositions paradoxales que pourtant « le théâtre conjugue car c’est de contradictions qu’il vit » (Eloi Recoing).

On voit bien ici que la hiérarchisation des enjeux peut induire de douloureux renoncements, et forcer parfois le théâtre à se nier lui-même : ce que la répétition valorise, recherche, encourage - à savoir la multiplication quasi-infinie des possibles, et bien souvent l’esthétique de l’antithèse, où l’on peut dire une chose et montrer le contraire - elle doit aussi, parfois, pour finir, le nier, quand l’intelligibilité du spectacle l’exige : c’est encore Eloi Recoing qui formule cette règle qui est aussi un deuil pour le théâtre : « le Soulier de satin est une œuvre trop longue pour qu’on puisse se permettre de faire le contraire de ce que disent les mots ». Si ces deuils et ces renoncements que le travail de hiérarchisation exige en fin de parcours sont peut-être plus nombreux, et plus radicaux, dans le cas des « œuvres-fleuve », des textes proliférants comme le sont Le Soulier de satin et, dans une moindre mesure, Tout est bien qui finit bien, ils semblent être le lot de toute mise en scène : Jacques Lassalle formule ainsi, dans une déclaration qui n’est pas dénuée d’une certaine nostalgie, cette exigeante « loi » esthétique :

‘Le plus beau au théâtre, c’est peut-être l’histoire secrète et indicibles des trouvailles abandonnées, des bonheurs renoncés aussitôt qu’éprouvés. « On ne crée pas en ajoutant, mais en retranchant » (Bresson) 789

Sans forcément atteindre au radicalisme d’un Bresson, qui a pu être au cinéma ce que Grüber est actuellement au théâtre - un redoutable maître de l’économie des signes, créant en effet par refus, par suppression progressive de ce qui est jugé superflu (c’est-à-dire presque tout) - il est évident que tout spectacle advient au public plus ou moins délesté de bien des possibles par lesquels il sera passé : si la répétition créée d’abord en ajoutant, en superposant jour après jour les strates de travail, elle se doit aussi de « retrancher », afin de donner au public une œuvre lisible. C’est alors le credo en une « indélébilité » des traces mnésiques laissées dans l’imagination de l’acteur par toutes ces strates de travail qui permet de renoncer sans trop souffrir : même s’il faut parfois « supprimer ce qu’on aime le plus », remarque Eloi recoing, « ce qui ne s’efface pas, c’est la mémoire de ce que nous avons fait. Les acteurs sont des palimpsestes ambulants ». 790

Notes
785.

Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, p. 432.

786.

Sigmund Freud, op. cit., p. 425.

787.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin.

788.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin.

789.

Jacques Lassalle, “ Répétitions en acte ”, réponse au questionnaire de Georges Banu, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 63.

790.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin.