c) Prééminence du rythmique

S’il faut souvent retrancher, en opérant une hiérarchisation des thèmes et des enjeux, pour rendre un spectacle « lisible » , c’est aussi au nom d’un principe esthétique exigeant, très souvent convoqué en répétition, et particulièrement dans la dernière période du travail : le rythme. « Ultime enjeu de la mise en scène » 791 , selon Jacques Lassalle, le rythme était pour Meyerhold, « le temps enchanté » 792 . Autant dire qu’il relève d’une délicate alchimie, d’un savant dosage et d’une économie complexe qui varie selon l’esthétique privilégiée par le metteur en scène. Il en est certes, comme Régy, qui peuvent faire le choix de la lenteur, audacieux pari susceptible de mettre à mal la patience des spectateurs : soucieux, comme bien d’autres metteurs en scène, de « laisser coexister les contraires : horreur et fascination, vérité et mensonge, bonheur et malheur » 793 , fervent défenseur de « l’ambivalence et de l’ambiguïté » 794 , mais ne craignant pas, quant à lui, de porter atteinte à la lisibilité du spectacle, le metteur en scène de Intérieur (Maeterlinck) et de Par les villages (Peter Handke) a ainsi privilégié pour ces spectacles l’expérience du « ralentissement ». Ralentissement jugé « magique » par Marie-Claire Pasquier pour le texte relativement bref de Intérieur, mais taxé de « sinistre » par Michel Cournot s’agissant de la mise en scène de Par les villages : sans aller jusqu’à sanctionner le caractère « vide et glacial » 795 d’une telle esthétique selon le critique du Monde, c’est semble-t-il un problème d’intelligibilité qui est soulevé par ce type d’option rythmique : Marie-Claire Pasquier s’interroge ainsi sur la lisibilité du texte affecté d’une telle dilatation :

‘Quand la phrase se fait interminable, la syntaxe n’a-t-elle pas tendance à se distendre, laissant vagabonder, dans une presque totale autonomie, les petits sens partiels, les associations portées par chaque mot ? 796

En somme la quête de Régy - qui vise « une espèce de passage à la loupe du mot, qui devient un objet de vision dense et qui suscite en même temps un espace illimité » 797 - trouve bien son accomplissement dans l’expérimentation de la lenteur extrême à laquelle il a pu se livrer, mais elle flirte avec un écueil : celui d’une forme qui ne passe pas la rampe, échoue à rencontrer la sensibilité du public, parce que, peut-être, l’intelligibilité du texte, et bientôt du spectacle, s’y dilue au point de s’y dissoudre. Comme le remarque encore Marie-Claire Pasquier, « c’est une question de dosage, et sur cet être collectif extrêmement instable qu’est une salle, cela prend ou cela ne prend pas » 798 .

Aussi est-ce bien souvent d’autres « dosages » que les metteurs en scène privilégient, l’harmonie et l’intelligibilité d’un spectacle étant souvent perçues comme tributaires d’une qualité rythmique plus enlevée, d’un tempo plus soutenu. Fréquentes sont les reprises de filage où le metteur en scène opère des resserrements, réclame une accélération générale du rythme. Le temps « enchanté » des répétitions, où comme dit Recoing, on travaille « dans l’éternité » a souvent conduit à une dilatation du tempo, à la faveur de l’exploration, comme en une succession d’images arrêtées, des profondeurs que recelle chaque réplique, voire chaque mot ; il n’est pas rare que les premiers filages durent plus de quatre heures - ainsi par exemple du filage d’Othello mis en scène par Christian Colin, ou encore de celui de Tout est bien qui finit bien. Et de même que Christian Colin, « qui n’est pas satisfait du rythme général », retravaille en quelques jours toutes les scènes dans le sens d’un resserrement, « sans pour autant couper grand chose » 799 , Jean-Pierre Vincent consacre les derniers jours de répétitions à un travail d’accélération du tempo : « Il faut gagner 45 minutes, dont trente cinq minutes dans la première partie » : on doit donc « accélérer », « supprimer toutes les promenades d’intériorité », retrouver la « vigueur shakespearienne ». Cette fois, on procèdera à quelques coupes dans le texte, ce qui entraîne toujours, chez les comédiens qui ont travaillé des heures, des jours durant, sur ces fragments, un intense sentiment de frustration ; la déception se lit sur les visages de ceux qui voient ainsi amputer leur rôle de tel ou tel passage, mais leur désir de comédien n’empêche pas que le couperet tombe, implacable. On ne transige pas avec la loi du rythme, ni avec les mutilations qu’elle exige. C’est que le rythme, c’est bien plus que la mise au format « standard » d’un spectacle : il ne s’agit pas seulement de faire tenir la représentation dans les quelques deux heures que le public est capable de recevoir. C’est plus profondément l’intelligibilité de la narration qui est en cause, et plus encore, le langage théâtral propre à un spectacle, qui s’y organise : Jacques Lassalle remarque ainsi que « le parti de la lisibilité, de la narration intelligible, ne contredit pas la recherche d’un langage autonome. Il l’appelle et l’organise » 800 . Car c’est dans ce tri entre ce que l’on décide de garder, et ce que l’on décide de supprimer, dans ce travail de hiérarchisation et de sélection des signes de la représentation que s’élabore de manière décisive l’esthétique propre à une mise en scène. Si le rythme est, comme dit Lassalle, « l’ultime enjeu de la mise en scène », c’est qu’il procède d’opérations bien plus complexes que « ralentir » ou « accélerer » :

‘Il dépend du travail sur le contraste, de l’aménagement des transitions, de la discrétion des moments forts, de l’éclat des moments faibles. Un art du presque rien, de la modulation, de la durée qui palpite, plutôt qu’elle ne crépite. 801

C’est bien plus que le seul tempo d’un spectacle qui est engagé dans cette analyse des ingrédients concourant au « rythme » : c’est toute l’économie esthétique de la représentation, où l’on retrouve au passage l’esthétique de la litote, puisqu’il travaille à « la discrétion des moments forts », compensée par « l’éclat des moments faibles ». Accélération n’y doit pas rimer avec précipitation, et plutôt que le « crépitement » d’un feu de paille, c’est la « palpitation » d’un cœur qui bat qu’on y doit ressentir : et voici que ressurgit le champ métaphorique du vivant, dans ces ultimes préparatifs. L’élaboration secondaire, ses exigences, les renoncements qu’elle impose, semble être bien plus qu’un outil de censure : elle tend, profondément, à s’assurer que le spectacle est bien un organisme vivant, en auscultant et en régulant sa « respiration », comme disait Bondy.

À quelques jours, quelques heures, de la séparation du metteur en scène d’avec son « œuvre », l’ultime préoccupation qui le hante est sans doute surtout celle-là : que le spectacle puisse naître, et renaître ensuite de soir en soir, au yeux des spectateurs, à chaque fois vivant comme pour la première fois. Si le rythme est une dimension essentielle de l’esthétique théâtrale, c’est sans doute parce que le théâtre est cet art de la « durée qui palpite » : dans le temps réel de la représentation, chaque soir, il naît à lui-même dans une incompressible expérience de la durée. Et de soir en soir, il doit encore être cette durée qui palpite : il ne se repète pas, il revient à la vie, à une vie chaque fois nouvelle. Ultime paradoxe : les répétitions travaillent, finalement, à ce que surtout le spectacle ne soit pas à lui-même sa pure et simple « répétition ». La qualité du théâtre, plus que jamais depuis qu’il est concurrencé par d’autres arts de la représentation qui eux, sont duplicables, tient dans le hic et nunc d’un acte vivant au moment où il se donne à voir : « Cette qualité, précise Jacques Delcuvellerie, c’est au fond l’acte qui s’invente au moment même où il est produit, et le fait qu’il ait été répété n’est pas contradictoire. Qu’est ce qui fait qu’un acte reste vivant alors - ou peut-être parce - qu’il a été répété ? » Pour y répondre, le metteur en scène use d’une métaphore, ce qui n’est pas indifférent : « cela fait partie du processus de répétition d’inventer des tigres et de faire en sorte que la représentation soit en quelque sorte chevaucher le tigre » 802 . Ces « tigres » qu’on invente en répétition, et que les comédiens ensuite n’en finissent pas de chevaucher, pendant les représentations, apprivoisant l’imprévisible, réagissant à ce qui continue de vivre et de palpiter sous eux, à travers eux, ce sont peut-être ces innombrables figures, aux contours mobiles, insaisissables, que la parole de mise en scène inlassablement a déposées dans leur imagination, comme autant de défis au « vouloir-être ». Métaphores cumulées, démultipliant leur énergie selon le principe d’une réaction en chaîne infinie, explosifs à retardement dont les déflagrations inattendues continuent de retentir durablement après qu’on a mis le feu aux poudres, et dont la rumeur imaginaire se propage encore alors que le metteur en scène s’est retiré de la salle où le spectacle, enfin, se donne au public.

Notes
791.

Jacques Lassalle, “ Répétitions en acte ”, p. 62.

792.

Cité par Jacques Lassalle, in “ Répétitions en acte ”, p. 62.

793.

Marie-Claire Pasquier, “ Claude Régy, garder le secret du livre ”, in L’Art du théâtre n° 6, p. 66.

794.

Article cité, p. 66.

795.

Michel Cournot, article du Monde cité par Marie-Claire Pasquier, op. cit., p. 68.

796.

Marie-Claire Pasquier, ibid., p. 68.

797.

Propos recueillis par Marie-Claire Pasquier, publiés in “ Claude Régy, garder le secret du livre ”, p. 67.

798.

Article cité, p. 67.

799.

Anne-Françoise Benhamou, “ Une éducation dramaturgique ”, op. cit., p. 35.

800.

Jacques Lassalle, “ Répétitions en acte ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p.62.

801.

Op. cit., p. 62.

802.

Jacques Delcuvellerie, entretien avec Benoît Vreux, “ Chevaucher le tigre ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 83.