Conclusion

Du bonheur de répéter...

« Soirée de première. Le travail du deuil commence » 803 . Quel est ce paradoxe qui fait dire au metteur en scène, qui depuis des semaines, des mois, travaille à la gestation d’une forme vivante, capable de naître aux yeux du public comme pour la première fois, qu’au moment de cette naissance publique c’est le travail du deuil qui commence ? Peut-être cette mélancolie « post-natale » s’observe-t-elle dans toutes les pratiques créatrices ; c’est du moins ce que laisse supposer cette réflexion de Jean-Marie Schaeffer: « [...] comme le montrent d’innombrables témoignages d’artistes, l’intention majeure qui commande la création artistique réside souvent dans la satisfaction causée par l’activité créatrice elle-même, sans que le résultat, l’achèvement, n’y intervienne autrement que comme une éventualité éloignée - parfois d’ailleurs plus crainte que souhaitée » 804 . Crainte, la représentation publique l’est souvent en effet par les metteurs en scène ; non pas tant parce que leur œuvre s’y expose au jugement du public et des « professionnels de la profession », qui peut-être la sanctionneront comme un échec, que parce que la première met un terme, de fait, au processus des répétitions. Leur travail de metteur en scène n’est pas nécessairement terminé, pourtant, puisqu’on a aperçu qu’ils pouvaient continuer de donner des indications, de faire circuler leurs notes, à l’issue de telle ou telle représentation publique - et parfois à l’issue de chacune d’entre elles. Ce n’est donc pas parce qu’ils n’auraient plus prise sur la forme du spectacle que les metteurs en scène ont à souffrir de l’entrée de leur œuvre dans le temps de la publication. Mais bien plutôt parce que le temps enchanté des répétitions a pris fin : les commentaires des uns et des autres sur le bonheur de répéter constituent une apologie de la répétition dont il faut restituer quelques échos ici. Il n’est que de prêter attention aux propos de Marcel Maréchal, à qui Emmanuelle Polle demande : « quels sont les premiers mots qui vous viennent à la bouche quand on parle de répétition ? » - « Je dirai bonheur ». Et le metteur en scène de poursuivre, voyant dans le temps des répétitions « la chose la plus agréable dans le travail théâtral »: « on est à l’abri, presque, du monde, du quotidien » 805 , « c’est un véritable monde à part » 806 . Ce que nous avons identifié comme une forme d’autarcie de l’espace-temps des répétitions, jaloux de sa clôture, est en effet perçu par les praticiens comme un « moment privilégié », espace de plaisir préservé des affres de la vie réelle. On y travaille, certes, et l’on ne s’est pas fait faute, dans cette étude, de rendre compte des impasses, des difficultés, des douleurs même, dans lesquelles s’accouche un spectacle. Mais ce travail même, qui met les praticiens aux prises avec l’imaginaire et la fiction, semble être un rempart dressé contre ces autres impasses, difficultés et douleurs auxquelles l’expérience non médiatisée de la réalité confronte, nécessairement : l’espace-temps des répétitions paraît offrir à ceux qui s’y retirent une retraite qui protège de l’angoisse. « Les répétitions ont quelque chose d’apaisant. Nulle angoisse jusqu’alors » 807 , remarque ainsi Eloi Recoing ; pour Lassalle, « le travail est ici le meilleur des repos contre le congé d’identité et l’angoisse existentielle » 808 . La répétition de théâtre conjuge ce paradoxe : elle est un travail et un repos. Travail dont on peut redouter les efforts et les impuissances - « Avant chaque répétition, l’inquiétude, presque la peur », où l’on peut user ses forces, en une exténuation presque physique - « Après, une fatigue heureuse comme après une marche en montagne », mais aussi épanouissement, expérience d’une plénitude: « Sinon vacant, en manque » 809 . Les répétitions semblent être pour bien des metteurs en scène l’espace-temps d’une structuration bienheureuse de leur désir, de leur existence et presque de leur être : Marcel Maréchal évoque déjà cette « petite république [...] très agréable » qui « structure complètement une vie » 810 , et même Luc Bondy, qui affirme pourtant ne pas faire « partie des metteurs en scène qui souffrent lorsque le spectacle se détache d’eux » 811 , s’avoue sujet à ce qu’il appelle lui-même la « dépression puerpérale » 812 . Métaphore liée à l’accouchement, dans l’exact prolongement de l’imaginaire de la répétition conçue comme processus organique, biologique, à laquelle vient s’ajouter une analogie empruntée au registre amoureux: « Combien de fois le matin, poursuit Luc Bondy, j’ai le désir fou d’aller à une répétition, je ne sais pas laquelle. Je me sens comme quelqu’un qui s’est séparé d’une femme et puis, après un certain temps, se rend compte que c’est toujours d’elle qu’il a besoin » 813 . L’objet du désir du metteur en scène, ce n’est pas tant le spectacle à créer, que l’engagement dans le processus même de son élaboration ; le glissement est encore sensible dans la suite de ses propos : « J’éprouve toujours le désir profond de créer quelque chose, une atmosphère, une relation, d’animer une répétition. Le théâtre c’est difficile. Mais c’est une structure qui me tient et me force à me lever » 814 . Là encore, ce qui, dans le théâtre fait « structure », ce qui constitue l’objet du désir, le lieu de plaisir, ce sont les répétitions : « c’est très dur, le matin, de trouver une raison de faire quelque chose. Si je n’avais pas le goût de l’atmosphère d’une répétition, des gens qui m’entourent, je serais incapable d’inventer une raison pour sortir ». La répétition fait plus que faire sortir le metteur en scène : elle le fait exister (ex sistere: c’est encore une manière de « sortir ») puisque tout simplement, « un metteur en scène lorsqu’il ne fait rien n’est rien » 815 . Or, l’espace-temps de son faire, donc de son être, c’est tout particulièrement celui des répétitions. Ce sont évidemment propos de metteurs en scène, et l’on est tenté de penser que les comédiens, dont le travail et le plaisir se prolongent dans cet autre faire qui consiste à jouer la représentation en public ne valorisent pas tant le temps des répétitions... C’est pourtant Marcel Maréchal, parlant en tant que metteur en scène et comédien, qui en vient à cette formule qui nous paraît être l’horizon souvent informulé de bien des considérations sur les répétitions: « je voudrais, comme beaucoup de gens, que les répétitions n’en finissent plus » 816 . Désir, forcément utopique, que cela dure toujours, comme l’amour - Anatoli Efros n’intitule-t-il pas son article consacré aux répétitions : « Les répétitions, mon amour  » 817  ? « Douce quiétude de la répétition » répond en écho Eloi Recoing, à propos du travail de Vitez : « nous travaillons dans l’urgence et dans l’éternité. On est si bien au chaud dans la fiction que cela pourrait n’avoir jamais de fin » 818 .

Trêve de rêveries ; les répétitions ont une fin, nécessairement : le début des représentations publiques. Mais ce que ces propos apologétiques laissent deviner peu à peu, c’est que ces représentations publiques, vers lesquelles tout le travail de répétition semble tendre son énergie, sont aussi perçues comme une douloureuse finitude. À rêver ainsi de pouvoir différer sa finitude, la répétition serait-elle devenue à elle-même sa propre fin ? Serait-elle devenue « auto-téléologique », comme dit Jean-Marie Shaeffer à propos de la conduite esthétique ? Soulignant la prédominance du principe de plaisir dans ce type de conduite, il remarque que « l’activité cognitive à fonction esthétique [...] est auto-téléologique: la satisfaction induite par l’attention pousse à sa reconduite » 819 . C’est là s’en tenir encore à des considérations générales qui concernent toute activité cognitive à fonction esthétique ; mais Schaeffer note plus précisément que dans l’activité de création artistique, la satisfaction induite par le procès de cette activité elle-même peut également être tenue pour sa propre finalité: « dans bien des cas l’intention dominante de la création artistique réside plutôt dans ce que Claude Lévi-Strauss, à la suite de Franz Boas, appelle « le plaisir d’exécution».[...] la motivation principale de l’artiste ét[ant] le plaisir qu’il pren[d] à l’activité créatrice elle-même » 820 . Boas en arrive à la proposition selon laquelle « il ne faut pas chercher la source du plaisir dans la beauté du produit fini, mais plutôt dans le contentement que procure au créateur l’adresse de son jeu avec les éléments techniques dont il se sert » 821 . Loin de nous l’idée que le bonheur de répéter puisse s’épuiser dans cette seule « adresse technique « dans le maniement des éléments qui constitueront la représentation ; une telle conception ferait des répétitions l’espace de déploiement d’une virtuosité sûre d’elle-même, le lieu d’exercice de savoirs-faire maîtrisés de manière jubilatoire. On a trop vu et montré les metteurs en scène comme des chercheurs d’or inquiets de leurs trouvailles, travaillés par l’incertitude de leur quête, misant sur la fécondité du doute et revendiquant la précarité de leur entreprise, pour réduire ici leur travail au plaisir d’un « jeu d’adresse »... À moins d’entendre dans ce « jeu » tous les jeux de langage dans lesquels il leur faut aventurer leur imagination et leur parole - langage du texte dont ils se saisissent, langage de la scène à laquelle ils font face et qu’ils tentent de façonner, langage intérieur de leurs visions auxquelles il faut bien donner des mots -, et dans cette « adresse », la faculté « d’adresser » en effet une parole à un allocutaire pour qu’il la reçoive et s’en empare productivement. Il y faut une certaine « adresse » pour espérer toucher la cible - l’insaisissable inspiration de l’acteur, tapie dans les arcanes secrètes de sa sensibilité - se frayer un chemin dans son écoute profonde, et déclencher du jeu.

Les propositions de Schaeffer relatives à la création artistique, qui en font une activité autotéléogique qui finit par reléguer son produit - son œuvre - au statut d’» effet secondaire » rejoignent ceux de Lyotard concernant le procès onirique : il n’est sans doute pas indifférent que l’auteur de Discours, Figure procède lui aussi à ce retournement qui consiste à tenir le travail du rêve lui-même comme l’accomplissement du désir : « L’accomplissement du désir, grande fonction du rêve, consiste non pas dans la représentation d’une satisfaction (qui, au contraire, quand elle a lieu réveille), mais entièrement dans l’activité imaginaire elle-même. Ce n’est pas le contenu du rêve qui accomplirait le désir, c’est l’acte de rêver » 822 . Le parallèle entre le procès de créativité théâtrale et le procès onirique n’a été que brièvement esquissé par nous, mais suffisamment cependant pour que l’on puisse trouver dans cette hypothèse un écho aux différents propos des praticiens semblant ériger la répétition en activité étant à elle-même sa propre fin. Ce n’est pas dire que la représentation publique est totalement accessoire, ni même qu’elle ne serait que l’alibi permettant aux praticiens de s’adonner à l’activité plus ou moins jouissive de son élaboration. C’est supposer que le « produit fini » - il ne l’est d’ailleurs jamais tout à fait, pour cette raison même - n’est pas tant conçu comme objectif à atteindre que comme trace, souvenir du procès qui lui a permis d’advenir. En tout état de cause, concevoir ainsi les répétitions comme l’espace-temps d’un jeu qui serait à lui-même sa propre fin - et dont la représentation publique serait la mémoire palimpsestueuse plus que l’objectif visé - produit un renversement de perspective qui déplace les enjeux du théâtre. Si ce renversement de perspective, dans l’imaginaire des praticiens, ne suffit pas à justifier notre propre démarche (qui tend elle aussi à tenir les répétitions pour l’enjeu principal de la créativité théâtrale, repoussant dans l’ombre de préoccupations secondaires ce qui relève du spectacle « achevé »), il engage néanmoins la recherche à s’interroger : que saisit-on du théâtre lorsque l’on s’en tient à l’analyse de la représentation ? L’observation de la seule partie émergée de l’iceberg ne risque-t-elle pas de tromper l’observateur sur la nature du phénomène qui se présente à lui ? N’y a-t-il pas quelque malentendu entre l’instance de production et l’instance de réception du théâtre, quant aux principes de la relation qui les unit - ou les désunit ?... Ce glissement des enjeux du théâtre, qui fait de l’activité créatrice une finalité en soi, est-il un signe des temps, une caractéristique propre à la « post-modernité » de l’activité théâtrale  ? Est-il un « fait d’époque » qui contribuerait à ce que l’on a coutume d’appeler la « crise » actuelle du théâtre ?

Il faut en convenir, les cris d’alarme annonçant, sinon la mort du théâtre, du moins son asthénie, et dénonçant sa propension à produire de plus en plus de spectacles qui échouent à susciter l’enthousiasme, se font, depuis quelques décennies, plus nombreux et plus pessimistes. Sauf à s’invalider elle-même, la recherche théâtrale ne peut ignorer cette rumeur, ni la crise institutionnelle et esthétique dans laquelle elle s’inscrit. Interrogeant cette « crise » dans un ouvrage au titre redoutable - Le Théâtre est-il nécessaire ? - Denis Guénoun observe que « le théâtre convenu cherche héroïquement des spectateurs, qui se raréfient, et simultanément se trouve encombré par ces hordes de postulants qui frappent à ses portes » 823 . À la « croissance vertigineuse du nombre d’acteurs potentiels » semble répondre l’inéluctable « raréfaction du public » 824 . Du côté des « publics » aussi, donc, on peut observer ce renversement de perspective : à l’œuvre « achevée », offerte au regard plus ou moins passif du spectateur, on préfère l’œuvre comme travail, comme espace de jeu, où se mettre soi-même en jeu comme acteur, et plutôt que de la « consommer », on choisit de s’engager à la produire... Pourtant, le théâtre ne peut se passer d’une « communauté de regardants » 825  ; il y a certes grand plaisir, et bonheur même, à répéter, mais l’entreprise n’a plus guère de sens si elle ne peut adresser son travail à quelque assemblée invitée à prendre acte de ce travail. Parce que le jeu du théâtre est le « jeu de la monstration, de l’exhibition, de la présentation, du faire-voir et du faire-entendre, jeu de la vue et de l’ostenstation » 826 il ne peut consentir à ce que tout le potentiel de réception afflue en masse pour se convertir en potentiel de production... Pour Denis Guénoun, cet « engouement d’une contagion pratique » 827 appelle une réponse du côté des praticiens : s’il « n’y a de spectateurs de théâtre, de notre temps, de notre monde, que comme joueurs en puissance » 828 , c’est au théâtre d’aménager une place pour ces joueurs en puissance. Leur aménager une place, c’est ne plus concevoir le théâtre comme « espace de la jouissance cognitive du regard théorique [...]. Le théâtre n’est plus un instrument de connaissance » 829 . Mais c’est aussi ne plus le concevoir comme lieu de l’illusion où peut s’abandonner « l’imagination reconnaissante, identificatrice » 830 - le cinéma, bien sûr, et tout ce que Denis Guénoun appelle « les brillances d’écran », offrent désormais ces lieux de jubilation et de réalisation de l’imaginaire, ils « rassassie[nt], et relance[nt], notre demande d’identification » 831 . Il faut, donc, que la scène théâtrale se reconnaisse comme « lieu de praxis », consciente de ce que « le propre d’une praxis est de comporter sa finalité en soi-même, de ne pas l’expulser hors de soi, dans un produit » ; cette praxis est celle du jeu, et « le sens du jeu, c’est le jeu » 832 . C’est ce jeu qu’il convient de montrer, et non quelque vérité du rôle, ou du monde, qu’il faudrait représenter...

Notre propre hypothèse serait plutôt la suivante : du côté des praticiens, cette conscience nous paraît, sinon acquise comme telle, du moins intuitivement mise en pratique : notre étude a montré combien le modèle théorique d’un théâtre dispensateur de connaissance, pourvoyeur de discours et de savoirs sur le monde, était tombé en désuétude. L’illusion référentielle n’y est pas non plus l’ultime horizon visé par le procès créatif : nous espérons avoir montré que les « jeux de langage » expérimentés par le metteur en scène, dans leur mobilité et leur versatilité même, sont une invitation à faire de même - c’est-à-dire non pas imiter telle idée du personnage, tel affect ou de tel contenu de pensée, mais imiter la dynamique même du figural, dans son énergie motrice, sa capacité à mouvoir les formes plutôt que de les figer, sa propension à déclencher des motions plus que des émotions. Le « vouloir-être » du comédien, que la rhétorique du metteur en scène préfigure et mobilise, est une dynamique, une tension, une mobilité de l’être et non pas la représentation d’un état : c’est, à notre avis, plus que le principe de son jeu, l’essence même du jeu, et c’est comme tel qu’il est donné à voir au spectateur. La question est donc plutôt de savoir si, du côté de la réception, cette « règle du jeu », qui fait du jeu la règle du spectacle, est acquise, et admise... Il nous semble qu’une réception qui prétendrait ignorer la dimension processuelle et pragmatique de la représentation - le fait qu’elle est la mémoire vive, exhibée, et réactivée chaque fois, d’une praxis (le jeu) qui ne s’est pas donné d’autre finalité qu’elle même - une telle réception risquerait de manquer ce qui constitue désormais l’un des enjeux principaux du théâtre. Peut-être n’est-ce là qu’un point de vue de praticien, mais on peut penser qu’il n’est pas inutile que la réception prenne connaissance de la manière dont « l’instance de production » conçoit son art et les modalités de ses pratiques, pour pouvoir se mettre à son diapason, et peut-être jouer le jeu : ce changement de regard ne résoudra évidemment pas la « crise » du théâtre dont on s’alarme ici et là, mais il offre tout de même une voie possible pour tenter de restaurer une relation qui peut-être s’est perdue avec le temps.

Cette conception du théâtre, probablement marquée par l’époque, interpelle en tout cas la recherche théâtrale : on ne saurait admettre désormais une ligne de partage trop étanche entre temps des représentations publiques et temps des répétitions. Le théâtre reconsidéré comme praxis se donne autant (et peut-être davantage) à voir et à comprendre dans les salles où il se répète que dans celles où il s’offre au public. Et si ce n’est l’époque qui détermine une telle conception du théâtre, c’est en tout cas elle qui infléchit notre méthode d’investigation, focalisée sur les « jeux de langage » activés en répétition plutôt que sur le « produit » auxquels ils donnent forme: outre le fait que la parole de mise en scène est la seule composante stable de la répétition théâtrale, et de ce fait le plus petit dénominateur commun à partir duquel on peut espérer appréhender les principes structurels du procès de création théâtrale, cette focalisation de l’attention sur les faits de langage est, à l’évidence, un phénomène d’époque. Lyotard ne procède pas autrement lorsqu’il propose une analyse de la condition du savoir dans la « culture post-moderne » : « nous avons préféré une procédure, dit-il au seuil de La condition post-moderne : c’est de mettre l’accent sur les faits de langage, et dans ces faits sur leur aspect pragmatique » 833 . Les faits de langage qui nous ont intéressée sont pour beaucoup des phénomènes oraux, spontanés ; il ne sont pas pour autant insaisissables, puisque l’analyse des interactions communicatives, qui privilégie la communication orale, nous a ouvert la voie d’une entreprise de repérage, de description et d’analyse de tels phénomènes. « L’époque » ici nous offre les outils d’une recherche qui quelques décennies plus tôt n’aurait pas été pensable, et c’est à grand profit que l’on peut reverser dans la recherche théâtrale les fruits de l’évolution de la linguistique, qui s’oriente de plus en plus vers la production « vivante » des énoncés, restaurant - ou fondant - la dignité scientifique d’une parole spontanée et informelle qu’elle avait longtemps ignorée.

Allons plus loin : il nous semble que « l’époque » - l’évolution de la recherche scientifique, et plus profondément, des modes d’appréhension du réel - non seulement infléchit notre méthode d’analyse, lui fournit des outils, mais encore qu’elle l’appelle à se concentrer sur cet objet : le processus créatif. D’abord parce que se joue ces derniers temps ce qu’il faut bien admettre comme étant un phénomène culturel, qui tend à valoriser la genèse des formes artistiques. La critique génétique est désormais bien établie dans le domaine de la littérature, ce dont atteste indubitablement la publication régulière de la revue Genesis ; dans le domaine de l’analyse plastique également, les études se multiplient, qui se fondent sur une observation rigoureuse des dessins préparatoires à l’œuvre picturale. Dans le domaine de la recherche théâtrale, les propositions allant dans ce sens voient le jour : l’article de Josette Féral, Pour une étude génétique de la mise en scène 834 , cristallise cette tendanceet travaille à désamorcer les résistances susceptibles de s’opposer à une telle orientation de la recherche. Ces résistances, dans lesquelles elle voit un « choix idéologique réitéré » par lequel est systématiquement écarté « le travail préliminaire à la représentation elle-même » 835 , sont de toutes façons mises à mal par le phénomène des « répétitions publiques » et par la production de plus en plus fréquente de documentaires audiovisuels sur les répétitions de tel ou tel spectacle. Que la télévision, rarement motivée par de purs scrupules scientifiques, s’empare d’un tel objet, souligne bien cet état de fait : les répétitions constituent de plus en plus un objet de fascination pour le public, que la recherche universitaire le veuille ou non.

Plutôt que de dédaigner cette tendance en la considérant comme un phénomène de mode ou de curiosité pour « les dessous du spectacle », il vaut peut-être mieux se donner les moyens de penser les répétitions sans succomber à cette « fascination » : l’entreprise structuraliste à laquelle nous nous sommes livrée se fixait cet objectif. La recherche de phénomènes récurrents et transversaux nous a paru être le meilleur moyen de ne pas céder à une forme de myopie attribuant au « génie » d’un artiste, à la « magie » d’un spectacle des phénomènes par nature constitutifs de la créativité théâtrale ; l’analyse de ces phénomènes à la lumière de disciplines théoriques fournissant de solides outils conceptuels nous a permis en outre d’éviter des vues par trop impressionnistes. Quitte à perdre un peu en route ce qui fait le « charme », la « grâce », la « chair » de la théâtralité... Quitte aussi à dissoudre un peu de la singularité de chaque artiste, et de chaque entreprise artistique, dans un flot de considérations qui tendent, il nous faut le reconnaître, à la généralisation et à l’abstraction. À valoriser ainsi le procès lui-même au détriment de l’observation du résultat, à multiplier les objets d’analyse (les pratiques observées) au lieu d’explorer profondément l’élaboration d’un spectacle, cette approche du théâtre peut sembler manquer son objet. Peut-être est-il finalement moins question du théâtre, dans notre étude, que de la créativité dans et par le langage, ce qui constitue un territoire de recherche pour le moins vaste et nullement cirsconscrit par les quelques pistes d’analyse que nous avons proposées. « Trouver l’Amérique en cherchant l’Inde : c’est à cela, bien souvent, que la répétition ressemble » 836 ... C’est sans doute aussi à quoi la recherche s’apparente. Précisons donc : généralisante, notre entreprise l’est en effet, et c’est pour ainsi dire sa vocation. Si notre propre étude espère fournir à une critique génétique (elle-même en gestation) quelques repères susceptibles d’étayer des investigations à la fois plus ponctuelles et plus approfondies, elle ne constitue pas en elle-même, on l’aura remarqué, une critique génétique. Elle s’apparente finalement davantage à un essai de poétique de la mise en scène, puisqu’au lieu de travailler sur le particulier (qui est l’objet de la critique), elle s’efforce d’être une « théorie », une « science du général » : une objectivation de ce qui dans la pratique de la mise en scène peut être généralisé et rationalisé. Dans la mesure où cette objectivation a fait apparaître la parole de mise en scène, dans sa dimension conative, comme le pilier de la pratique de mise en scène, nous avons intitulé cet essai de poétique une « rhétorique », ce qui ne manquera pas de brouiller les pistes. C’est tout de même du côté de l’édification de la poétique, telle qu’elle a été proposée notamment par Gérard Genette, que nous puisons le modèle de notre entreprise, et des principes susceptibles de la légitimer. Ainsi notre démarche s’inscrit-elle dans un projet qui se propose d’être à la critique des spectacles ce que la poétique est à la critique littéraire : une investigation qui s’efforce de quitter le plan des actualisations particulières, dont elle ne peut pourtant se passer, pour se hisser à la connaissance des principes généraux. Il va de soi qu’une telle entreprise ne concurrence nullement la démarche critique, génétique ou non : c’est au contraire dans le « va-et-vient nécessaire entre critique et poétique - dans la conscience et l’exercice de leur complémentarité » 837 que la recherche théâtrale peut se donner les moyens de démultiplier ses atouts et d’aiguiser son regard. Cela pour la critique génétique, mais aussi, nous semble-t-il, pour la critique « tout court » - celle qui se tient du côté de la réception des spectacles : si, comme on l’a vu, « la frontière entre répétition et représentation n’est pas si claire » 838 , il n’y a plus lieu de départager trop radicalement les investigations portant sur l’une ou l’autre, et l’on a toutes les raisons d’espérer que l’analyse des spectacles pourra trouver des points d’appui à ses propres hypothèses en fouillant dans notre boîte à outils. En retour, l’essai de poétique de la mise en scène que nous esquissons ici a beaucoup à recevoir des travaux particuliers de la critique, qui sont susceptibles de l’enrichir, de l’informer ou de l’infirmer peu à peu.

Le principal obstacle à cette circulation entre critique et poétique risque de résider dans une problématique langue commune  : la terminologie et la taxinomie mises en place dans le présent ouvrage pourront sembler barbares, excessivement techniques, inclinant trop souvent à l’atomisation des formes par la multiplications des concepts (mais c’est là l’effet de toute diffraction) ; notre plus grand souhait est évidemment qu’un tel appareil théorique se banalise, que l’usage polisse peu à peu la rugosité de certains de nos outils, et fasse tomber dans l’oubli ceux qui s’avèreront décidément mal conçus.

Et puisque depuis un moment déjà nous cheminons dans le sillage de Genette, suivant les traces des fondements de sa propre poétique, ce sont ses propres mots qui nous paraissent le mieux à même de rendre compte du bilan que nous pouvons tirer de notre recherche, toujours écartelée entre le général et le particulier : « Ce que je propose ici est essentiellement une méthode d’analyse : il me faut donc bien reconnaître qu’en cherchant le spécifique je trouve l’universel, et qu’en voulant mettre la théorie au service de la critique je mets malgré moi la critique au service de la théorie. Ce paradoxe est celui de toute poétique, sans doute aussi celui de toute activité de connaissance, toujours écartelée entre ces deux lieux communs incontournables, qu’il n’est d’objets que singuliers, et de science que du général ; toujours cependant réconfortée, et comme aimantée, par cette autre vérité un peu moins répandue, que le général est au cœur du singulier et donc - contrairement au préjugé commun - le connaissable au cœur du mystère » 839 . Ce mystère, nous ne l’avons certes pas épuisé, nullement dissout ; nous estimons cependant avoir œuvré à déceler, comprendre et organiser ce qui, en son « cœur », pouvait relever du connaissable.

Reste, peut-être, le sentiment que cette étude s’arrête où l’on voudrait qu’elle commence : au moment où le jeu d’acteur prend forme, et se constitue comme « textualité », grâce au va-et-vient entre parole de mise en scène et proposition scénique. Cet avènement du signe théâtral, suscité et organisé par la rhétorique du metteur en scène, est finalement à peine esquissé, et la dernière partie de notre étude s’apparente davantage à la proposition d’un champ de recherche qu’à son exploration systématique. Sans doute fallait-il ainsi longuement naviguer sur les flots de l’activité langagière où se joue la créativité théâtrale, pour aborder ce rivage où notre recherche s’échoue - échoue ? Tenons cet échouage pour une invitation à poursuivre, en terre ferme, et souhaitons qu’il soit moins le signe d’un échec que le gage de découvertes à venir.

Notes
803.

Jacques Lassalle, in Pauses, p. 40.

804.

Jean-Marie Schaeffer : Les Célibataires de l’art, p.46. C’est nous qui soulignons.

805.

“ Tout passe par le concret du plateau ”, entretien avec Marcel Maréchal, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 173.

806.

Op. cit., p. 174.

807.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de satin, p. 30.

808.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 239.

809.

Jacques Lassalle, Pauses, p. 40.

810.

“ Tout passe par le concret du plateau ”, p. 173.

811.

La Fête de l’instant, p. 166

812.

Op. cit., p.167.

813.

Ibid., p. 186.

814.

Ibid., p. 186.

815.

Ibid., p. 187. C’est nous qui soulignons.

816.

“ Tout passe par le concret du plateau ”, op. cit., p. 173.

817.

“ Les Répétitions, mon amour ”, in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 39.

818.

Journal de bord des répétitions du Soulier de satin.

819.

Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, pp. 168-169.

820.

Op. cit., p. 46. J.-M. Schaeffer évoque ici les travaux de Franz Boas sur les Indiens Thompson de Colombie britannique (in Race, Language and Culture, New York, Macmillan, 1940) repris par Claude Levi-Strauss (in Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993)  : “ Boas avait développé cette notion à propos des jambières des Indiens [...] : elles comportent des franges en cuir découpé, “ certaines laissées telles quelles, d’autres ornées d’un enfilage de perles d’os ou de verre, disposées de façons différentes qui alternent entre elles et alternent ensemble avec les franges non perlées”. Or, lorsqu’on les porte (ce qui était leur destination), les franges s’emmêlent, de sorte qu’on ne voit plus le motif décoratif. Boas en avait conclu que le but de leur création ne pouvait pas résider dans quelque effet esthétique. Comme elles n’avaient pas non plus de fonction rituelle ou symbolique, il pensait que la motivation principale de l’artiste était le plaisir qu’il prenait dans l’activité créatrice elle-même ”. In Les Célibataires de l’art, p. 46.

821.

Cité par Schaeffer, op.cit., p. 46.

822.

Jean-François Lyotard, Discours, Figure, pp. 246-247.

823.

Denis Guénoun, Le théâtre est-il nécessaire ?, Strasbourg, Circé, 1997, p. 11.

824.

Op. cit., p. 11.

825.

Ibid., p. 163

826.

Ibid., p.163.

827.

Ibid., p. 166.

828.

Ibid., p. 166.

829.

Ibid., p. 164.

830.

Ibid., p. 164.

831.

Ibid., p. 143.

832.

Ibid., p. 152.

833.

J.-F. Lyotard : La Condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979, p.20.

834.

Josette Féral, “ Pour une étude génétique de la mise en scène ”, in Théâtre/Public n°144, Novembre-décembre 1999.

835.

Article cité, p. 54.

836.

Eloi Recoing, Journal de bord des répétitions du Soulier de Satin, p. 36.

837.

Gérard Genette, “ Critique et poétique ”, in Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 11.

838.

Jacques Delcuvellerie, “ Chevaucher le tigre ”, entretien avec Benoît Vreux in Alternatives théâtrales n°52-53-54, p. 81.

839.

Gérard Genette, “ Avant-propos au discours du récit ”, in Figures III, pp. 68-69. C’est nous qui soulignons.