Annexes : scripts de répétitions

N.B. : Pour les scripts établis à partir de documentaires audiovisuels, les astérisques signalent une coupure au montage.

Patrice Chéreau,
Dans la solitude des champs de coton,
Bernard-Marie KoltèsParis, 1995.

Extraits de : Une autre solitude,
Document audiovisuel de Stéphane Metge.

  • Distribution  :
    • Le Dealer  : Patrice Chéreau
    • Le Client  : Pascal Greggory

(TRAVAIL À LA TABLE)

  • P. Ch é reau : Moi je peux faire des conversations qui durent des heures...
  • P. Greggory : Oh la la...
  • P. Chéreau : Non?
  • P. Greggory : Oh, ça, j’connais par cœur...
  • P. Chéreau : Bon ben c’est ça. Tu vois ce que je veux dire? Donc c’est les méandres de cette pensée-là... qu’il faut trouver.
  • P. Greggory : Tu te retrouves devant la personne et tu dis plus rien.
  • P. Chéreau : Eh ben voilà. Eh ben là t’as une chance de lui parler à la personne. Et moi aussi.

* * *

  • P. Chéreau : Juste une chose : “ Mon désir s’il en est un brûlerait votre visage... ” Ce qui est intéressant dans cette scène-là, quand tu dis : “ j’n’en ai pas plus que d’offre à vous faire ”, je trouverais plus intéressant, plutôt que ce soit dans l’insolence, que ce soit comme quand tu dis : “ je ne connais aucune sorte de désir ” : il y a des tout petits moments où tu peux te permettre d’être sincère...
  • P. Greggory : Hum.
  • P. Chéreau : ... d’être vrai, de dire ta vérité à toi.

* * *

  • P. Chéreau : Ce qu’on peut peut-être faire c’est plutôt que le faire assis, le faire debout, pour une fois.
  • P. Greggory : Ole !
  • P. Chéreau : Si j’étais pas acteur tout serait tellement plus simple, dans le spectacle...
  • P. Greggory : Tu crois?
  • P. Chéreau : Non, là pour commencer, c’est parce que je sais pas de quel côté me mettre. J’ose pas ouvrir la bouche, là.
  • P. Greggory : Je suis navré que ce soit toi le premier qui le fasse... j’aurais volontiers fait le premier. J’y peux rien.
  • P. Chéreau : Surtout que tu vas être obligé d’attendre que je trouve. Bon, ben écoute, ce que je propose : je vais essayer de le faire une fois, hein, je vais me lancer. Après je vais demander à Yves de reprendre mes places. Ce sera un peu long au début tu vois...
  • P. Greggory : Oui oui d’accord.
  • P. Chéreau : ... et après je vous mettrai en scène tous les deux, parce que je peux pas te re- euh...
  • P. Greggory : Oui, oui, absolument.
  • P. Chéreau : Tu sais, c’est toujours le problème : si je joue avec toi...
  • P. Greggory : Tu peux pas me regarder...
  • P. Chéreau : ... et je- bon, bref.
    (longue pause)
    “ Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous, et pour plus longtemps que vous ” - Hum, souvenir de la dernière fois qui revient... Ça t’embête que j’recommence?
  • P. Greggory : Non, non vas-y
  • P. Chéreau : Je m’force un peu à...
  • P. Greggory : Oui oui bien sûr.
  • P. Chéreau : Il se trouve que je ne retrouve plus ce qu’on avait fait à la table. Je suis un peu lent mais c’est parce que j’ai peur de refaire ce que je faisais.
  • P. Greggory : Ben oui, je sais bien, j’vois bien.

(ils s’asseyent)

  • P. Chéreau : Et, du coup, ça ira mieux quand Yves le fera, mais...

* * *

  • P. Chéreau : L’idée, de le faire seul au début, c’est que, à un moment donné on peut montrer - c’est ça l’idée sur laquelle j’voulais partir - c’est qu’au début on peut montrer une sorte de fragilité du Dealer... L’idée c’est bien évidemment qu’il n’a rien à proposer, et qu’il y a un bluff total dans le fait de dire : “ j’ai tout ce qu’il vous faut ”, hein? L’idée c’est ce que Bernard....euh Koltès avait dit, c’est-à-dire dans un hangar qu’est un peu comme celui-là, dans un lieu à New York, enfin hangar c’est pas sûr parce que je mélange avec Quai Ouest, mais qui sont des lieux de- de- de- drague, évidemment, qu’un mec lui avait dit : “ j’ai tout ce que tu veux ”. C’est gonfler en une heure et demie, une heure vingt, quelque chose qui a duré trois minutes, deux minutes, une minute et demie, comme ça. Qu- quelqu’un lui avait dit : “ j’ai tout ce que tu veux, de l’héro, de la coke, du shit ”, euh, tout. Et Bernard, naturellement, Koltès avait dit : “ j’veux rien ”... Jusqu’au moment où il a compris que l’autre faisait la manche. 

* * *

  • P. Greggory : Ça, ce sera le noir complet, ici...?
  • P. Chéreau : Je sais pas, j’espère. (Il se déplace). Ce que j’imaginais et ce sur quoi on va partir, c’était que j’étais seul, qu’à un moment donné on pouvait voir tes pieds, c’est-à-dire à peu près là où tu es, et puis qu’à un moment donné, ou même du côté par là, du côté de l’ascenseur, je sais pas par où, quand je disais “ dites-moi donc, vierge mélancolique ”, là je te voyais vraiment. Et moi ce qui m’aide à jouer le début, c’est 1), que tu sois pas là, que tu sois dans l’obscurité, 2) que ce manteau, cette veste ait été refusée et que ça commence par une brimade.

* * *

  • P. Chéreau : Il faut trouver une façon de dire, maintenant, il va bien fa-, il faut bien- qu’est-ce que tu fais de moi, maintenant ?
  • P. Greggory : Oui, pour que ce soit un jeu, pour que ce soit-, pour qu’il y ait du répondant, pour que lui soit obligé de répondre.
  • P. Chéreau : Eh oui, eh oui, et que tu envisages très bien, maintenant que je dis ça, qu’est-ce que tu vas me répondre pour ne pas partir...
  • P. Greggory : C’est ça, pour rester là.
  • P. Chéreau : ... qu’est-ce que tu vas me rétorquer. Donc la chose intéressante c’est de dire : “ il va bien falloir que vous déménagiez ” mais c’est une invite à ne pas le faire.
  • P. Greggory : ... A ne pas déménager.
  • P. Chéreau : Voilà.
  • P. Greggory : J’comprends bien.
  • P. Chéreau : Donc c’est là où on rentre dans une zone intéressante à travailler.

* * *

  • P. Chéreau : La façon dont tu vas dire toute la première réplique doit être une façon de te faire désirer, automat-, obligatoirement. Tu vois? Ce que tu as un peu perdu maintenant depuis la table. Il y a une sorte de froideur impitoyable mais qui doit être séduisante.
  • P. Greggory : Tout à fait
  • P. Chéreau : Hein?
  • P. Greggory : Oui, tout à fait.
  • P. Chéreau : Oh, ben je sais que tu sais.

* * *

  • P. Chéreau : Et ce qui me semble c’est que pour toi, il faut jouer à fond l’idée de l’objet désiré en fait, dans l’ombre, tu vois, et ne rentrer dans la lumière qu’à tes conditions ; “ c’est pourquoi j’emprunte provisoirement ”, et là, des pieds qui arrivent dans l’obscurité, “ l’humilité et je vous laisse l’arrogance ”. A la fois il est bien forcé, d’emprunter l’humilité, d’être humble, et de lui laisser l’arrogance, parce que le silence de l’autre est d’une arrogance totale. <J’accepte que vous soyez arrogant>, tu parles, il est arrogant depuis dix minutes, l’autre  ! Y a une vraie arrogance dans le fait de- de- de- ne pas apparaître.

* * *

  • P. Chéreau : Entre deux mecs qui draguent, ou deux mecs qui font la manche, j’veux dire, deux mecs qui rôdent, qui traînent, la nuit, euh, bien malin qui peut dire lequel est le plus fort, lequel est le plus supérieur à l’autre. A un moment donné ça s’égalise, c’est ça l’idée de fond, de base.
  • P. Greggory : C’est ce qui est insupportable pour moi d’ailleurs.
  • P. Chéreau : Exactement. Donc c’est ça : il faut que ce soit insupportable. Nourris-toi de ce que je suis, de la gueule que j’ai, que je fais, peu importe, tu vois, pour aller au bout. N’oublie jamais qu’on saura jamais qui a fait un écart, qui s’est approché de l’autre.
  • P. Greggory : Oui oui, bien sûr.
  • P. Chéreau : Jamais. C’est dans le secret du noir dont on a été obligé de sortir, pour se parler. Mais je crois qu’il faut aller au bout de l’insulte calme.
  • P. Greggory : C’est très insultant, ce qu’il lui dit...
  • P. Chéreau : Il faut le faire très insultant. Pense que c’est-, pense que tu l’dis-, tu l’dis-, imagine que tu le dirais à un noir, ce serait beaucoup plus violent.
  • P. Greggory : Ah oui, ça c’est sûr.
  • P. Chéreau : Alors il faut que tu le fasses comme ça.

* * *

  • P. Greggory : “ Je ne marche pas en un certain endroit, et à une certaine heure... ”
  • P. Chéreau : Oui, l’idée ce serait quand même qu’il y ait un tout petit bout de marche en plus.
  • P. Greggory : Un petit bout...?
  • P. Chéreau : Avant, je sais pas où. Soit dans la fin de sa réplique, soit au début de la tienne... Tu vois de façon que tu te montres, et que, la position que tu as prise...
  • P. Greggory : Oui, je comprends ce que tu veux dire.
  • P. Chéreau :... reste bien une position provisoire.
  • P. Greggory : Oui oui d’accord, je comprends bien.

(il se déplace)

  • P. Chéreau : Oui... continue.

(il s’arrête)

  • Attends, attends, continue... Parce que tout compte, hein, tu vois?
  • P. Greggory : Ouais  ! Oui, oui, oui
  • P. Chéreau : Tu vois ? On n’a pas forcément envie de se présenter comme ça...
  • P. Greggory : Non, non.
  • P. Chéreau : On marchande sur tous les pas...
  • P. Greggory : Sur tout...
  • P. Chéreau : Hein?
  • P. Greggory : Ouais.
  • P. Chéreau : C’est exactement, c’est ça qui est formidable et c’est ça qui devient exaspérant de tension.

* * *

  • Doublure : “ Et qui le fait sortir hors de chez lui malgré les grognements sauvages des animaux insatisfaits ”
  • P. Chéreau : Attendez. (?)-vous mutuellement
  • Doublure : “ ...et des hommes insatisfaits ”
  • P. Chéreau : Faites un rapport de force de ce- de ce- de ce silence-là. Ecoute. Avance peut-être d’un demi-pas.
  • Doublure : “ laisse-moi donc, vierge mélancolique ”
  • P. Chéreau : (?)tien, sinon t’en n’auras pas. Pense que tu dis ça à un taulard, qui peut te foutre un poing dans la gueule, tu vois ? j’veux dire, c’est des gens à qui naturellement on ne dit pas “ vierge mélancolique ” comme ça quand on les croise dans la rue le soir, tu vois ?

* * *

  • P. Chéreau ( marche à grands pas, puis se retourne) : Il y aurait presque une façon de reculer ou d’avancer ou de bouger, à peine, qui lui dise, qui le fixe, qui le cloue à sa place...
  • P. Greggory : Oui, oui, oui.
  • P. Chéreau : Tu vois ?
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Une toute petite chose
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Et ça stoppe immédiatement l’autre. C’est rien, hein, tu vois, mais, hein...

(déplacement de regard : lentement vers le sol, puis à nouveau, et très rapidement, vers Gréggory puis trois pas) Ah. Il a pas réagi. Non ? Tu veux pas ?

  • P. Greggory : Tu veux que je fasse vraiment un mouvement ?
  • P. Chéreau : Oui mais là je me sentais arrêté par rien, hein, sauf ton respect...
  • P. Greggory : D’accord. Non, non, non, mais parce que j’ai pas fait grand chose, hein.
  • P. Chéreau : (rire) T’as pas fait grand chose, t’as rien fait du tout j’veux dire. On peut regarder la cassette (rire). On a les preuves maintenant. “ Insatisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux ” (pause). Ah ben j’ai rien fait moi par contre...
  • P. Greggory : (rire) Ah si toi, c’est toi qu-
  • P. Chéreau : Ben oui ça veut dire que t’attends quelque chose. Moi si tu fais ça tant mieux, j’bouge pas. Tout est un rapport de forces. Si tu bouges, moi j’bouge pas, j’veux dire, j’suis pas assez con pour pour faire des aveux à la- à la- à la chaîne, là comme ça. Il était fort tant qu’il était encore dans l’ombre. Mais il est sorti. Oh, il me fait la gueule de celui qu’est sorti à ses conditions, on a son orgueil, m’enfin reste qu’il est sorti quand même. <La seule chose que j’peux pas faire c’est de deviner votre désir>.

* * *

  • P. Greggory : “ Ce que je désirerais vous ne l’auriez certainement pas. Mon désir s’il en est un, si je vous l’exprimais, brûlerait votre visage [...] qu’on n’en aperçoit pas la queue. ”

* * *

  • P. Chéreau : Mais, si tu avances, avance en le regardant, n’avance pas en regardant à tes pieds, ça devient réflexif tu vois, ça devient méditatif...
  • P. Greggory : “ Quant à ce que je désire... ”
  • P. Chéreau : Oui, voilà, ça c’est pas mal. Fais-en un petit événement, parce que tu as répondu à la question qui était posée par la première phrase du Dealer à tes conditions et à ton rythme, c’est-à-dire, maintenant.

* * *

  • P. Greggory : “ Il n’y a pas de commerce dans le commerce illicite ”
  • P. Chéreau : Allez !
  • P. Greggory : “ ...il n’y a que la menace et la fuite ”
  • P. Chéreau : N’accélère pas !
  • P. Greggory : “ ...et le coup ”
  • P. Chéreau : N’accélère pas, ralentis de nouveau, t’as accéléré sur le- la climatisation hein, ralentis de nouveau...
  • P. Greggory : “ ...et le euh, et la menace ”
  • P. Chéreau : Oui...
  • P. Greggory : “ ...et la fuite ”
  • P. Chéreau : Oui, ne durcis pas inutilement. C’est un ( ?)
  • P. Greggory : “ ...et le coup ”
  • P. Chéreau : Voilà.
  • P. Greggory : “ ...et le coup ”
  • P. Chéreau : Continue.
  • P. Greggory : “ ...sans objet à vendre ”
  • P. Chéreau : N’accélère pas, continue...
  • P. Greggory : “ ...et sans objet à acheter ”
  • P. Chéreau : Continue, ce n’est pas fini...
  • P. Greggory : “ et sans monnaie valable, et sans échelle des prix... ”

* * *

  • P. Greggory : “ Et si vous m’avez abordé c’est que finalement vous voulez me frapper ”
  • P. Chéreau : Re-reprends, sur toi, à l’intérieur...
  • P. Greggory : “ et si j’ai fait un écart- ”
  • P. Chéreau : C’est plus contre toi que contre lui...
  • P. Greggory : “ et si j’ai fait un écart- ”
  • P. Chéreau : T’es pas forcé de le regarder, peut-être...
  • P. Greggory : “ et si j’ai fait un écart- ”
  • P. Chéreau : Oui, parce que tu l’as fait tu vois...
  • P. Greggory : “ bien que ma ligne droite- ”
  • P. Chéreau : Oui.
  • P. Greggory : “ bien que ma ligne droite du point d’où je vais- d’ou je viens au point où je vais n’ait pas de raison, aucune, d’être tordue tout à coup, c’est que vous me barrez le chemin - c’est que vous- c’est que vous me barrez le chemin
  • P. Chéreau : Et- c’est le début de l’idée, ça...
  • P. Greggory : “ c’est que vous m’barrez le chemin ➚1
  • P. Ch é reau : Oui...
  • P. Greggory : “ c’est que vous me barrez l’chemin ➘
  • P. Chéreau : Non, non, continue, c’était juste.
  • P. Greggory : “ c’est que vous me barrez le chemin ➔
  • P. Ch é reau : Non.
  • P. Greggory : “ plein d’inten- ”
  • P. Chéreau : Non, c’que j’veux dire c’est que c’est le début de l’idée, c’est-à-dire, “ si j’ai fait un écart, c’est que vous me barrez le chemin➚ (inspiration) plein d’inten- ”
  • P. Greggory : Ah oui, d’accord, excuse moi.
  • P. Chéreau : Tu comprends, c’est le début de l’idée ; attention que l’idée, elle continue jusqu’à la fin là.

* * *

  • P. Greggory : Dans le fond j’ai l’impression que ce qu’il faudrait c’est que le Dealer soit plus près de moi, j’ai le sentiment, il s’en va et que je fasse ça ou alors que je le toise, tu vois ?
  • P. Chéreau : Oui.
  • P. Greggory : Mais refaisons-le alors, non ?
  • P. Chéreau : “ Mais, aujourd’hui que je comprends davantage de choses, que je reconnais davantage de choses que je ne comprends pas, que je suis resté dans ce lieu et à cette heure ”- j’te colle, hein ? - “ tant de temps ” - c’est ça, hein ? Qu’est-ce que ça dit ça pour toi, ça va ?
  • P. Greggory : Ah moi ça va.
  • P. Chéreau : Ça va ?
  • P. Greggory : Je...je vois l’animal qui tourne autour de moi, quoi.
  • P. Chéreau : Voilà c’est ça. “ Mais aujourd’hui que je comprends davantage de choses ” (rire)

* * *

  • P. Greggory : Et si je bougeais pas ?
  • P. Chéreau : Ah moi j’aimais bien que tu t’en ailles...
  • P. Greggory : Ah oui d’accord.
  • P. Chéreau : Non ?
  • P. Greggory : Oui oui oui.

* * *

  • P. Chéreau : “ Aujourd’hui que je vous ai touché j’ai senti en vous le froid de la mort, mais j’ai senti aussi la souffrance du froid ” - il s’en va - “ comme seul un vivant peut souffrir, c’est pourquoi je vous ai tendu ma veste pour couvrir vos épaules, puisque je ne souffre pas, moi, du froid, et je n’en ai jamais souffert, au point que j’ai souffert - je n’en ai jamais souffert au point que j’ai souffert de ne pas connaître cette souffrance, au point que le seul rêve que je faisais ” - attends tu avances toujours trop, c’est trop tôt - “ au point que le seul rêve que je faisais lorsque j’étais petit, tout nu, mon rêve à moi était de connaître le froid... ”
    (pendant ces derniers mots il indique de la main à Pascal un déplacement)
    “ ...qui est votre souffrance ”
    (geste d’arrêt et de recul)
    c’est là, tu recules. Tu l’as d- parce que tu l’as déjà fait une fois.
  • P. Greggory : Ah oui, je le fais qu’une fois, hein ?
  • P. Chéreau : Non tu peux le faire deux fois mais- tu peux le faire deux fois mais pas pareil.
  • P. Greggory : D’accord
  • P. Chéreau : La fois la plus grande étant la seconde. “ connaître le froid (inspiration, geste) qui est votre souffrance ”
  • P. Greggory : “ qui est votre souffrance ”
  • P. Chéreau : Je te coupe un petit peu la route...
  • P. Greggory : Et c’est là où je passe.
  • P. Chéreau : Non non, du tout du tout.
  • P. Greggory : “ qui est votre souffrance ”
  • P. Chéreau : C’est plus compliqué, reprends, reprenons. Fais une première fois. Mais ça fait rien on peut improviser tu vois. Regarde : “ Ma mère qui n’était pas avare, mais pourvue du sens des convenances m’a dit que s’il était louable de donner sa chemise ou sa veste, ou n’importe quoi qui couvre le haut du corps, mais qu’il n’est en aucun cas convenable de céder son pantalon - (à sa doublure) et fais comme s’il te l’avait demandé, le pantalon, c’est-à-dire : <Non, non, non non j’peux pas>. Tu vois ? Tu t’appuies sur ce regard.
  • P. Greggory : Oui oui.
  • P. Chéreau : Non ?
  • P. Greggory : Oui oui oui.
  • P. Chéreau : Tu t’appuies sur ce regard, moi j’avais envie de dire : <Non, là vous me demandez l’impossible>. Mais (à la doublure) amène- approche-toi de lui, même, tu vois ? Une sorte de danse nuptiale, là, carrément sur cette réplique, non ?

* * *

  • P. Greggory : T’as bien noté, Dominique, les places ?
  • P. Chéreau : Super bien.
  • P. Greggory : Les miennes, et celles de mon partenaire ?
  • P. Chéreau : T’inquiète pas j’te remettrai à ta place... En plus je m’appuie entièrement sur tes mouvements pour (?)
  • P. Greggory : Mais je sais, et moi, figure-toi que j’m’appuie aussi sur tes mouvements.
  • P. Chéreau : Oh ben oui, j’ai compris, et c’est comme ça qu’on joue ensemble... C’est- c’est le secret !

* * *

  • P. Chéreau : “ Pas devant vous au même endroit que vous, je ne suis pas issu de la même femelle, etc. ”
  • P. Greggory : Mais je pense que-
  • P. Chéreau : Et que ce soit absolument coupant, tu vois
  • P. Greggory : Mais je pense que étant donné que j’ai été tellement démuni, que j’ai tout donné, je donne tout, hein ?
  • P. Chéreau : Oui
  • P. Greggory : ... que je peux pas, après, même dans l’adversité, même dans le- dans l’attaque, je ne peux pas le regarder tout de suite.
  • P. Chéreau : Absolument...
  • P. Greggory : Hein?
  • P. Chéreau : Tu fais ce que tu veux j’veux dire, ce qu’il faut c’est trouver une sorte de chose où il dise <alors là, il faut faire une différence totale entre nous>... Parce que cet aveu, j’veux dire, cette attente que tu avais, elle a été cassée, elle a été broyée...
  • P. Greggory : Oui, oui.
  • P. Chéreau : Tu vois ? Ça je crois que c’est un truc d’une incroyable violence que tu as ressenti.
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : ... Dont il faut que tu retrouves de- de- de- la force, et surtout une sorte de chose irréductible... qui est pas seulement - bien sûr qu’il faut, c’est de la colère, et c’est de l’indignation, mais c’est une indignation transformée en une chose plus souveraine.
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Tu vois, tu dois retrouver des capacités de force, parce que t’en as plus rien à foutre de-
  • P. Greggory : -rien.
  • P. Chéreau : Hum. C’est ça qui doit arriver progressivement.
  • P. Greggory : Hum, oui.
  • P. Chéreau : Donc c’est pas des choses que tu sais de toute évidence, mais que à partir du moment où tu dis <les souvenirs me dégoûtent, et les absents aussi, à la nourriture digérée je préfère les plats>, tu vois tout, tout s’enchaîne, mais comme des inventions qui viennent naturellement auxquelles on n’a pas encore touché.
  • P. Greggory : Hum.

* * *

(Changement de lumière)

  • P. Chéreau : Non, il faut laisser celle sur Pascal, c’était la bonne. Remettez-vous, voilà. Alors là on va voir, va se poser le problème de qu’est-ce qu’on fait quand on passe, quand on passe un pilier, on verra bien, hein...
  • P. Greggory : Ah oui, pour la poursuite...
  • P. Chéreau : Pour la poursuite (rire) j’ai pas la solution.

(voix de technicien)

  • P. Chéreau : Comment ? Montre moi où elle va celle-là.

(voix)

  • P. Chéreau : Ben il peut piquer un peu pour prendre les pieds.
  • Technicien : Non pas plus.
  • P. Chéreau : Il peut pas piquer plus ?
  • Technicien : Oui mais on va, il faut la mettre comme l’autre en face, là
  • P. Chéreau : D’accord, ok. Ça c’est pas mal non plus, quelquefois.
  • Technicien : Ouais, c’est pas mal.
  • P. Chéreau : Bon, on va.... On reprend les deux. Vas-y ! (à l’éclairagiste) C’est pas mal non plus à deux, hein, comme ça. Bon alors... (à Pascal Gréggory) C’est mieux, c’est-à-dire qu’en fait il faut que tu- tu- tu partes de- Elle a quoi le problème de cette poursuite, là ? C’est le foutoir, là.

* * *

  • P. Chéreau : A un moment donné il peut être intéressant de jouer sur un va-et-vient : on peut passer de l’une à l’autre comme ça, puis repartir, (voix) ....mais en se fondant l’une dans l’autre, à ce moment là, c’est parce que je voyais la colère de Pascal et ça peut être intéressant de faire comme ça, brusquement, tu vois ? et de jouer par contre sur de grands moments d’immobilité.

* * *

(Greggory joue)

  • P. Chéreau : Tu va beaucoup trop vite, tu vas beaucoup trop vite
  • P. Greggory : Ouais parce que c’est... pfouhhh (geste des bras)
  • P. Chéreau : Hein?
  • P. Greggory : (?)m’énerver...
  • P. Chéreau : Quoi ?
  • P. Greggory : C’est trop colérique, trop (geste d’un poing lancé) ?
  • P. Chéreau : Tu vas trop vite surtout, tu vas trop vite.... surtout... Tu peux pas tirer la réplique-
  • P. Greggory : C’est trop simple.
  • P. Chéreau : Cette réplique tu peux la tirer-
  • P. Greggory : C’est trop simple tout ce que j’ai fait.
  • P. Chéreau : C’est trop simple, oui, beaucoup.
  • P. Greggory : Je le sais, je le sens.
  • P. Chéreau : Ouais, ok. Ben ça va, c’est déjà bien.

* * *

  • P. Greggory : “ Un désir comme du sang à vos pieds a coulé hors de moi, un désir que je ne connais pas ”
  • P. Chéreau : C’est abominable, hein ?
  • P. Greggory : “ et et et ne re- et ne reconnais pas, que vous êtes seul à connaître, et que vous ➘
  • P. Chéreau : Non, ne commente pas, il est faux le commentaire que tu fais là.
  • P. Greggory : Non non non, mais c’est parce que je cherche, c’est pour ça...
  • P. Chéreau : D’accord, oui oui, non mais évite.
  • P. Greggory : Mais je commenterai pas...
  • P. Chéreau : Non non mais parce qu’il est, ça donne, ça- (il se rapproche) tu clôs, excuse-moi, c’est parce que le fait de, le commentaire que tu donnes me me me révèle la chose que tu penses, or elle est un peu fausse.
  • P. Greggory : Hum hum
  • P. Chéreau : Et elle va t’empêcher de continuer, parce que tu clos... la pensée, comme si tu disais, voilà, j’ai défini, non, garde l’écho de, l’horreur de la pensée faut que tu en gardes l’écho en toi, il y a pas d’apaisement après avoir dit ça, c’est le contraire.
  • P. Greggory : Scuse-moi, oui.
  • P. Chéreau : Tu vois, ça continue, sinon tu coupes le fil, en faisant ça. Enchaîne.
  • P. Greggory : “ Un désir comme du sang a coulé hors de moi, un désir que je ne connais pas et ne reconnais pas et que- et que vous êtes seul à connaître, et que vous jugez ➙ ”

* * *

  • P. Chéreau : C’est pas très bien d’être comme ça. Tu dois pouvoir avoir le même rapport si tu restes un peu plus tourné de la tête... Et de l’épaule... Tu vois ? C’est comme deux étrangers et en même temps t’es quand même obligé, essaie d’avoir cette intimité là, mais dans cette position difficile, tu vois ?
  • P. Greggory : Oui oui.

* * *

  • P. Chéreau : Attends, demande-lui de l’aide, demande lui de l’aide...
  • P. Greggory : “ s’il en est ainsi ”
  • P. Chéreau : Attention, demande-lui de l’aide, là, la seule solution tu vois ? L’ambiguïté c’est que la seule solution c’est que ce soit lui, qui t’a provoqué tout ça, à qui tu es obligé de demander de l’aide puisque c’est le seul qui est là...
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Change de tactique.
  • P. Greggory : Oui c’est ça.
  • P. Chéreau : Faut être très très contradictoire, faut pas être clair avec soi, là, pour dire tout ça. Vis cette situation paradoxale que- il est ton seul recours, il est ton seul témoin pour dire que tu es pas coupable, (que) y a pas de flagrant délit. Parce que du coup va revenir “ illicite ”, tout à l’heure à la fin dans dans quatre lignes. T’es pas dragué
  • P. Greggory : J’peux quand même le regarder, non, ou pas ?
  • P. Chéreau : Fais, hum, vas-y... Oui oui, absolument... Il te regardera pas, mais... absolument.
  • P. Greggory : J’peux pas l’toucher, là, hein ?
  • P. Chéreau : Oh... tu peux...Si si, essaie, il te le fera payer, [t’l’sais/c’est] très bien. Si si...

* * *

  • P. Chéreau : Tu dois te trouver, à mon avis, pire que au début de la réplique
  • P. Greggory : Hum hum...
  • P. Chéreau : Sorte de panique et une impression de- de- de- viol, et qui ait quelque chose de ton intégrité physique qui ait qui ait disparu, qui t’ait été volée.
  • P. Greggory : Hum hum...
  • P. Chéreau : Tu tu tu vois c’que j’veux dire ?
  • P. Greggory : Oui oui.
  • P. Chéreau : hein ?
  • P. Greggory : Oui.

* * *

  • P. Greggory : “ Vous vous ne risquez rien ”... Oh putain j’y arrive pas ! Oh c’est chiant !
  • P. Chéreau : Où est le problème, là ?
  • P. Greggory : Le problème c’est que je comprends tout.
  • P. Chéreau : Oui.
  • P. Greggory : Moi.
  • P. Chéreau : Oui.
  • P. Greggory : Je comprends tout ça.
  • P. Chéreau : Bon.
  • P. Greggory : Mais avec les mots qui sont écrits là, à ce moment précis, je n’arrive pas a l’exprimer avec ces mots-là. Voilà le problème est là, c’est un problème simple, qu’il va falloir que je ré...qu- que- C’est dingue !
  • P. Chéreau : En fait tu mélanges toujours la violence éventuellement du désir à la- à la violence tout court. Tu vois, c’est là où je disais, j’veux dire le- quand ça t’arrange tu ne peux parler du désir que sous la forme d’une violence qu’on te fait. A partir du moment ou le mot “ souffrance ”... est prononcé, à partir du moment où j’arrive à faire bifurquer - parce que dieu merci on ne passe pas son temps à se poser la question “ qu’est-ce que tu proposes ”, et “ qu’est-ce que tu veux ”,
  • P. Greggory : Oui oui bien sûr
  • P. Chéreau : ...” qu’est-ce que tu demandes ”, à partir du moment où j’arrive à faire bifurquer dans la 4, le- le- le sujet sur le-, sur le désir inavoué du client, qui est exalté par le refus, je tourne autour de ce désir, et il oublie son désir dans le plaisir qu’il a d’humilier le vendeur, parce que donc je tourne depuis très longtemps sur l’idée qu’il y a un désir, et ce qu’il faut faire grandir dans la dans la réplique, à partir de “ vous, vous ne risquez rien ”, c’est le c’est le profond sentiment de culpabilité.
  • P. Greggory : Hum...
  • P. Chéreau : Comme quelqu’un qui s’était protégé, et qui découvrirait en fait que dans toutes les- tous les comportements qu’il a depuis le début ne sont que des aveux. La culpabilité la plus grande, et la souffrance la plus grande étant d’être coupable quoiqu’il arrive, étant- sur : “ un désir comme du sang a coulé à vos pieds hors de moi, un désir que je ne connais pas et ne reconnais pas, un désir que vous êtes seul à connaître et que vous jugez ”. C’est-à-dire que quand tu dis : euh euh “ pour rien sans que j’ai rien... ”
  • P. Greggory  : En même temps quand, quand-
  • P. Chéreau : Oui ?
  • P. Greggory :...quand je dis : “ un désir que vous êtes seul à connaître et que vous jugez ”... en même temps il le connaît pas mon désir non plus.
  • P. Chéreau : Ah ben, si tu penses ça tu peux plus jouer la réplique.
  • P. Greggory : Ben, c’est ça qu’est...
  • P. Chéreau : Ah ben non, ah ben non, non, j’veux dire, alors si tu... Oui, si, tu peux toujours essayer, mais alors à ce moment là c’est... tu peux pas dire ça si tu penses qu’il ne le connaît pas.
  • P. Greggory : Bien sûr, je sais bien... Mais qu’est-ce qui lui a fait dire, qu’est-ce qui lui a fait dire au Dealer qu’il connaît son désir ? A quel moment ? Je lui ai jamais montré mon désir.
  • P. Chéreau : Bon, enfin...
  • P. Greggory : Dis-moi !
  • P. Chéreau : Non mais enfin, écoute, j’veux dire, sinon, qu’est-ce qu’on fait depuis le début ? De quoi on parle depuis le début ? (silence) hein ? Quel est le monsieur qui dit pour la première fois le mot “ sexe ” dans la pièce ? A cet endroit-là ?
  • P. Greggory : (silence) J’le dis là, moi...
  • P. Chéreau : Ben oui !
  • P. Greggory : Dans cette réplique là.
  • P. Chéreau : Dans cette réplique-là. Ben oui.
  • P. Greggory : Mais je lui en ai pas parlé avant...
  • P. Chéreau : Ben, enfin ! Oui, non, m’enfin...j’veux dire... C’est pas au vieux singe à qui on apprend à faire la grimace. Non, t’en a pas parlé, et alors ? (rire) Tu deviens naïf là, brusquement, j’comprends pas...
  • P. Greggory : Non, je cherche...
  • P. Chéreau : Mais comment ça tu cherches ?
  • P. Greggory : Je cherche parce que cette réplique me fait peur, c’est pour ça, alors, je cherche...
  • P. Chéreau : Oui.
  • P. Greggory : Je cherche, je cherche tout, tout, tout, un maximum de de de renseignements, de trucs, de... Parce que je ne sais toujours pas comment l’aborder cette réplique. Je le saurai, hein, comment faire, mais je ne sais toujours pas comment le... Parce que pour moi le- c’est en la travaillant- mais c’est pas encore clair la venue de ça, c’est pour ça, parce que je ne sais pas... Je ne comprends pas - peut-être que je suis borné, hein ? -
  • P. Chéreau : Mais non, mais non, mais non, mais c’est parce que tu ne veux pas comprendre ! Il faut mettre un nom très simple sur ce truc, c’est tout ! Il faut mettre un nom très très simple sur ton désir dans cette réplique-là, sinon tu tu tu rends la tâche impossible !
  • P. Greggory : Bon ben d’accord.
  • P. Chéreau : Non, non, mais tu comprends ce que je veux dire ?
  • P. Greggory : D’accord.
  • P. Chéreau : Ça parle que de ça !
  • P. Greggory : D’accord !
  • P. Chéreau : J’veux dire, à partir de- à partir de- à partir de ce moment-là, dès l’instant où les mots “ brute ” et “ demoiselle ”, “ coquette ” et “ brutes ” ont été prononcés, et moi je relance “ brute ” et “ demoiselle ”, j’veux dire, on ne parle que d’une chose totalement euh... qu’est un désir euh... Totalement érotisé. C’est ce que je vais dire ensuite sur toute la réplique du pantalon, ensuite. J’veux dire à un moment donné la clef, elle est dans la réplique. La clef elle est absolument dans la réplique quand tu dis- quand tu dis “ devant vous je suis comme ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes, à la fin on ne sait plus où est le sexe ”. Et après avoir dit “ on ne sait plus où est le sexe ”...
  • P. Greggory : Toi, tu ne réagis pas, alors, à ce que je te dis là...
  • P. Chéreau : Mais je ne parle que de ça moi, depuis le début, moi. Qu’est-ce que tu crois que je vends et que j’achète ?
  • P. Greggory : (silence) Donc on oublie ces histoires de drogue et tout ça...
  • P. Chéreau : Mais pas du tout, pas du tout, mais là on parle de sexe, excuse-moi. On parle de drogue quand ça nous arrange. Mais à un moment donné, j’veux dire, si on veut pas perdre pied dans ce moment-là de la pièce, on ne peut penser qu’à ça. On n’a pas à le dire au spectateur, c’est autre chose, parce que si ça n’était que ça, ce serait pas intéressant. A un moment donné le désir dont on parle c’est un désir entièrement - non pas forcément sexuel - mais érotisé.
  • P. Greggory : Hum
  • P. Chéreau : J’veux dire si tu ne mets pas un nom sur ce désir, c’est sûr que c’est impossible à jouer !
  • P. Greggory : (silence) Bon. (silence 10 sec) J’vais essayer de le faire.
  • P. Chéreau : Hum hum.

* * *

  • P. Greggory : “ Vous êtes un bandit trop étrange, qui ne vole rien, ou tarde trop à voler, un maraudeur excentrique qui s’introduit la nuit dans le verger pour secouer les arbres et qui s’en va sans ramasser les fruits.
    [...][...]
    Devant vous je suis comme ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes : à la fin on ne sait plus où est le sexe. Car votre main s’est posée sur moi, comme celle du bandit sur sa victime, ou comme celle de la loi sur le bandit, et depuis lors je souffre, ignorant. Ignorant de ma fatalité ; ignorant si je suis jugé ou complice (silence) Je souffre de ne pas savoir ” - putain (se gratte la tête)
  • P. Chéreau : “ de ne pas savoir... ”
  • P. Greggory : Mais oui, pourquoi- “ de ne pas savoir ” - quoi ?
  • P. Chéreau : “ ce dont je souffre ” !
  • P. Greggory : “ de ne pas savoir ce dont je souffre ”- “ je souffre de ne pas savoir ce dont je souffre, je souffre de ne pas savoir quelle blessure vous me faites, et par où s’écoule mon sang. (regardant Chéreau) Peut-être n’êtes vous pas étrange, mais retors. Peut-être n’êtes vous qu’un serviteur déguisé de la loi comme la loi en sécrète à l’image du bandit pour traquer le bandit.
    [...]
    Et alors pour rien-
  • P. Chéreau : (voix)
  • P. Greggory : “ Et alors pour rien- ”
  • P. Chéreau : Sur toi.
  • P. Greggory : “ ...par accident, sans que j’aie rien dit ni rien voulu, parce que je ne savais pas qui vous êtes, parce que je suis l’étranger qui ne connaît ni la langue ni les usages, ni ce qui ici est mal, ou convenu, et qui agit comme ébloui, perdu. C’est comme si j’vous av- ” “ comme si j’vous avais demandé quelque chose, comme si j’vous avais demandé la pire chose qui soit et que je serais coupable d’avoir demandé. Un dés- ” “ que j’serai- que j’serais coupable d’avoir demandé. Un désir comme du sang à vos pieds- ” “ un désir-
  • P. Chéreau : C’est à moi, oui oui.
  • P. Greggory : (lui tournant le dos) “ et que j’serais coupable d’avoir demandé (se tournant vers lui, marchant vers lui) un désir comme du sang à vos pieds a coulé hors de moi, un désir que je ne connais pas et ne reconnais pas, que vous êtes seul à connaître, et que vous jugez. S’il en est ainsi, si vous tâchez avec l’empressement suspect du traître de m’acculer à agir avec ou contre vous, pour que dans tous les cas j’sois coupable, alors reconnaissez du moins que je n’ai pas encore agi, ni pour ni contre vous ; que je suis resté honnête, jusqu’à cet instant, qu’on n’a rien encore à me reprocher. Témoignez que je ne me suis pas plu dans l’obscurité où vous m’avez arrêté, que je n’m’y suis arrêté que parce que vous avez mis la main sur moi ”
  • P. Chéreau : Là t’es trop près.
  • P. Greggory : (reculant) “ vous avez mis la main sur moi. Témoignez que j’ai appelé la lumière, que je ne me suis pas glissé dans l’obscurité comme un voleur, de mon plein gré, et avec des intentions illicites (s’agenouille) Mais que j’ai- mais que j’ai- mais que- mais que j’-
  • P. Chéreau : “ que j’y ai... ”
  • P. Greggory : Oui- mais- attendez, “ mais que- j’y- ai- été surp- ”
  • P. Chéreau : “ -pris ”
  • P. Greggory : “ -pris- mais que j’y ai été surpris et que j’ai- et que j’ai pleuré et- ” Oh putain ! - “ et que j’ai crié... ”
  • P. Chéreau : Va doucement.
  • P. Greggory : “ et que j’ai crié... ”
  • P. Chéreau : Va doucement.
  • P. Greggory : (doucement, d’une voix faible) comme un enfant dans son lit, dont la veilleuse tout à coup s’éteint. ”
  • P. Chéreau : Et ben voilà, tu vois, (tape sur l’épaule) hein ?
  • P. Greggory : Oui oui.
  • P. Chéreau : Il y a une chose qui t’a déconcentré (à nouveau main sur l’épaule, geste doux) c’est d’me regarder sur “ vous n’êtes pas étrange mais retors ”.
  • P. Greggory : Humchais pas...
  • P. Chéreau : C’est mieux si tu m’regardes pas, si tu me l’dis de bi- de prof- de biais, tu vois ? C’est mieux si t’es pas absolument direct.
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Mais tu me parles comme ça (attitude buste trois quart, regard en coin, geste de la main) tu vois, j’veux dire, plus de côté.
  • P. Greggory : Oui.

* * *

  • P. Chéreau : C’est bien, tu l’as bien dit “ j’veux pas qu’mon désir soit répandu pour rien ”. Pour ça qu’ça b- ça bloquait sur cet endroit là, tu vois ?
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : comme une impossibilité qu’tu- tu- aurais, tu vois ?
  • P. Greggory : C’est ça.
  • P. Chéreau : <J’veux être sûr que mon désir serve à quelque chose> c’est quelque chose de terrible...
  • P. Greggory : Oui oui oui.
  • P. Chéreau : C’est comme quelqu’un qui serait confronté, euh, tout de suite à ses limites : c’est horriblement douloureux...

* * *

  • P. Chéreau : Alors, essayons avec la musique, là, voir. Avançons là-dessus, puis on va refaire tout ça.
  • P. Greggory : A quel- quel moment de la musique y a ?
  • P. Chéreau : Ben justement, bien. (Au technicien) Donne plus de niveau parce que tout à l’heure j’l’ai pas entendu, hein ? C’est dans le mot “ désir ”.

* * *

  • P. Chéreau : “ Mais pour rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir- ” Non, non (la musique arrive juste après)
  • (Voix) : Il découvre les machines
  • P. Chéreau : Ah oui. J’reprends. “ Avec la cruauté obligatoire- obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir (la musique est là) et parce que je vois le vôtre (rire) apparaître- ” Putain c’est déconcentrant !, “ comme de la salive au coin de vos lèvres, que vos lèvres ravalent- ” on l’entend, pt’ain, c’est infernal, stop ! stop ! Oui j’peux pas entendre, je sais pas ce que ça fait. Ça y est, Serge ?
  • Serge : Oui.
  • P. Chéreau : Bon, on reprend là. “ Avec la cruauté obligatoire qu’il y a à donner une forme et un poids au désir (musique) et parce que je vois l’vôtre apparaître comme de la salive au coin de vos lèvres et que vos lèvres ravalent. J’attendrai qu’il coule le long de votre menton, que vous le crachiez avant de vous tendre un mouchoir, parce que si je vous le tendais trop tôt, je sais que vous me le refuseriez. C’est une souffrance que je ne veux pas souffrir... Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre ” (parodiant le chant de la musique diffusée, rire)
  • P. Greggory : (rire, parodie de chant) “ votre regard, sur moi... ”
  • P. Chéreau : “ de votre fièvre, de votre regard sur moi- ” vas-y (geste l’invitant à se déplacer) - “ la raison, de me la dire (Gréggory se déplace, rit encore), et s’il s’agit de ne pas blesser votre dignité et bien dites-la comme on l’a dit à un arbre, ou face au mur d’une prison , ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit, me la dire sans même me regarder. ”

* * *

(travail à la table)

  • P. Chéreau : Tu n’es pas quelqu’un, toi, qui aimerait être un rebelle et qui aimerait pouvoir dire non, et- et- et tenir tête aux choses, au- au réel en lui disant non, par moments ?
    (Gréggory lève la tête, le regarde, se tait)
    C’est comme une transe lente, tu vois, qu’il faudrait- à quoi il faudrait aboutir. Quand tu as dit “ si ”, c’est comme, dans la- dans la troisième réplique quand tu commences par “ sinon ”, c’est déjà un aveu, tu ne peux plus revenir en arrière...
  • P. Greggory : Oui
  • P. Chéreau : Tu vois c’que j’veux dire ? Le “ sinon, ” j’l’entends toujours comme quelqu’un qui s’met à changer d’avis mais qui veut pas le montrer. Ça coût’ plus, de dire tout ça...
  • P. Greggory : Ça coûte plus ?
  • P. Chéreau : Oui, ça lui coûte plus.
  • P. Greggory : Hum.
  • P. Chéreau : Il faudrait qu’il se force plus, que tu t’forces plus...
  • P. Greggory : Hum
  • P. Chéreau :... à l’dire.

* * *

  • P. Greggory : (d’une voix blanche, faiblement) “ Mais j’attendais d’vous et le g- ”
  • P. Chéreau : Tention, ‘tention, ‘tention
  • P. Greggory : “ et j’attendais d’vous ”
  • P. Chéreau : Ose dire, regarde pas trop, ferme les y- tu vois ?
  • P. Greggory : (fermant les yeux un instant)“ et le goût de désirer- ”
  • P. Chéreau : Non faut qu’ce soit plus franc que ça, plus impudique que ça.
  • P. Greggory : “ et j’attendais de vous- ”
  • P. Chéreau : De même, le fait qu’il y ait le “ et ” au début veut dire que tu sais qu’il va y en avoir une autre.
  • P. Greggory : “ et le goût- ”
  • P. Chéreau : (voix)
  • P. Greggory : “ et le goût de désirer... et l’idée d’un désir... ”
  • P. Chéreau : (voix très douce) Continue...
  • P. Greggory : “ l’objet... ”
  • P. Chéreau : (très doux)Continue...
  • P. Greggory : “ le prix... ”
  • P. Chéreau : (très doux)Continue...
  • P. Greggory : “ et la satisfaction. ”
  • P. Chéreau : Voilà...
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Tu vois...
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : ... dans quel chemin il faut il faut aller ?
  • P. Greggory : Oui oui oui.
  • P. Chéreau : Alors ça par exemple ça pourrait être une bonne réplique pour pour te forcer à pas faire de gestes...
  • P. Greggory : Oui oui oui
  • P. Chéreau : ... et à pas trop bouger ni avec la tête ni avec les mains, par exemple.
  • P. Greggory : Oui oui, ça oui, ça oui.
  • P. Chéreau : Tu vois ?
  • P. Greggory : Je sais mais pour l’instant c’est-
  • P. Chéreau : Oui oui ! Tu vois c’t’à dire qu’il faudrait aller- là il faut faire une plongée j’pense...
  • P. Greggory : Hum ouais, ouais, ouais.
  • P. Chéreau : Et se sentir vidé, et en même temps attendre, mais avec un tel espoir, le mot “ espérance ” a été dit, hein?
  • P. Greggory : Hum hum.
  • P. Chéreau : Attendre de lui qu’il vienne quelque chose...
  • P. Greggory : Oui oui
  • P. Chéreau : Hein? il va venir une horreur.

* * *

  • P. Chéreau : C’est le client qui relance les choses, qui passe à un palier supérieur, et rentre dans une autre zone. Parce que s’il y avait continuité on pourrait jouer ce jeu là, qu’on a joué dans la première partie, même avec des moments d’aveu, même avec des moments[...]
  • P. Greggory  : Oui oui
  • P. Chéreau : Etc., on pourrait jouer très longtemps
  • P. Greggory : Alors que là c’est autre chose, c’est tout d’un coup une chose très nouvelle...
  • P. Chéreau : Très nouvelle parce que celui qui a le plus de défenses, le plus de de de barrières, celui qui se cache d’une certaine façon...
  • P. Greggory : C’est lui qui va se dévoiler le plus.
  • P. Chéreau : Voilà. Parce que s’il se dévoile pas il se passera jamais rien.
  • P. Greggory : Oui oui.
  • P. Chéreau : Donc il y a un saut qui faut qu’il fasse.
  • P. Greggory : Oui.
  • P. Chéreau : Tu vois c’que j’veux dire?
  • P. Greggory : Oui oui, très bien.
  • P. Chéreau : Il faut que tu aies l’impudeur de quelqu’un qui ne s’- qui- qui- qui n’a jamais été impudique.

* * *