Leçon IV : “ Le chœur des femmes ”

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(la comédienne fait un geste montrant qu’elle n’est pas contente de ce qu’elle a fait.)

(échange inaudible)

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Filage :

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Filage

  • Le fils : “ Grand-mère, dites le moi, mon père est-il mort? ”
  • Duchesse : “ Non. ”
  • Le fils : “ Pourquoi pleurez-vous si souvent, et vous battez-vous la poitrine, en criant ‘Oh, Clarence, mon malheureux fils !’ Pourquoi me regardez-vous en secouant la tête, si mon noble père est en vie? ”
  • Duchesse : “ Tu te trompes, mon enfant. Je déplore en vérité la maladie du roi, que j’aurais grand deuil de perdre, non pas la mort de ton père (elle se détourne, s’éloigne) Ce seraient larmes perdues que de pleurer sur qui est perdu. ”
  • Le fils : “ Vous dites enfin qu’il est mort... C’est de la faute du Roi mon oncle ... Mais Dieu le vengera ; je l’importunerai de pressantes prières à cet effet ”
  • Duchesse : “ Paix, mon enfant, paix, le Roi t’aime vraiment ”

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Retour aux répétitions, en amont

  • Patrice Chéreau : Là vous avez construit la situation, tu vois ce que je veux dire? Si vous avez pas accroché- les débuts de scène et les fins de scène c’est archi-compliqué, hein? - si vous avez pas accroché avant, si t’as pensé, si t’es mécontente, peu importe, j’veux dire, toutes façons, quand on est mécontent d’un truc qu’on a raté faut passer ça aux profits et pertes parce qu’il faut enchaîner sur la réplique d’après. Mais là, j’ai trouvé que- j’ai trouvé que, de la façon dont tu te retournes et la façon dont tu réponds pas tout de suite, la façon dont vous vous regardez, là tu peux construire la situation, et la consolider si jamais t’es pas venue avec, ou si jamais elle t’a échappé dans le trajet, tu vois ce que je veux dire? Et à partir de là, il faut bâtir à partir de ce regard là, tu vois? J’pense qu’à tout moment dans les scènes y a des moments où on peut se rattraper de de de- ou construire un petit peu plus, quelquefois ça passe par prendre du temps, c’est pour ça que je resserre les choses que je peux resserrer mais mieux vaut garder des vrais temps, aux endroits comme celui-là, ou là y a eu un tout petit moment qu’a été vrai, où il se passait quelque chose, tu vois?

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Filage :

  • La duchesse : “ Dans l’inconscience, dans la naïveté de ton innocence, tu ne saurais discerner qui a causé la mort de ton père ”

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  • Patrice Chéreau : (seul face caméra) Y a un rôle très particulier qui est dévolu aux femmes dans cette pièce, qui ne ressemble, je crois, à mon avis, à aucune autre pièce de Shakespeare, si on regarde bien toutes les femmes de Richard, dans cette polyphonie, dans cette polyphonie de de de la douleur dans laquelle elles sont, dans le rôle de victime dans lequel elles sont, jouent, font un peu office d’un chœur. Elles ont des apparitions, elles ont des interventions chorales, de chœur. Les lamentations se répondent, quand brusquement dans une sorte de compétition dans la douleur, c’est-à-dire : <J’ai plus de douleur que vous>, <Personne n’a plus de douleur que moi>, la fille de Clarence, la mère de Richard et la femme d’Edouard se parlent, c’est un peu le chœur de la tragédie grecque.

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  • Elizabeth : “ Aaaaah, qui pourrait m’empêcher de pleurer et de gémir !!! D’accuser mon destin de me tourmenter. Et je veux m’allier au noir désespoir contre mon âme et devenir l’ennemie de moi-même ! ”
  • La Duchesse : “ Pourquoi cette scène de frénésie et de révolte? ”
  • Elizabeth : “ Pour marquer un acte de tragique violence. Edouard, oui, mon seigneur, ton fils, notre roi, Edouard est mort 
    “ ... Pourquoi les branches persistent-elles alors que la racine n’est plus ? ”
    “ ... Pourquoi les feuilles ne sèchent-elles dès lors que leur manque la sève ? Si vous voulez vivre, lamentez-vous, si vous voulez mourir, faites vite. ”
  • Duchesse  : [...] “ Tu es veuve, mais tu es mère. Tu as la consolation des enfants qui te restent. Oh, combien j’ai cause, ton malheur n’étant que la moitié du mien...  ”
  • Le fils : “ Ah ma tante, vous n’avez pas pleuré la mort de mon père, comment vous attesterai-je de mes larmes? Ma détresse orpheline n’a éveillé aucune plainte, que votre douleur de veuve ne soit pas pleurée davantage ”
  • Elizabeth : “ Ne venez pas au secours de mon deuil ; je ne suis pas stérile en gémissements. Que toutes les sources dirigent leur afflux vers mes yeux, afin que sous l’empire de la lune des marées je répande assez de larmes pour noyer le monde ! ”

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Retour aux répétitions, en amont

  • Patrice Chéreau : Il faudrait déjà avoir un tout petit peu de temps entre vous deux, de façon à pas prendre sa note, j’veux dire à pas à pas à pas enchaîner, par contre, enchaînez, vous deux.
    ... Je n’arrive pas à savoir si c’est bien dans la compétition ou si c’est bien dans le- C’que je sais c’est que quand ça enchaîne naturellement comme ça, et que vous vous sacrifiez c’est-à-dire que vous faites la même chose toutes les trois, j’veux dire, toutes les deux en particulier, pour casser la symétrie parce que là sinon on fait de l’opéra, c’est écrit symétrique mais faut pas le jouer symétrique.
  • (Chéreau donne la parole par une indication gestuelle, comme un chef d’orchestre)
  • Elizabeth : “ Quel soutien avais-je sinon Edouard et il n’est plus ”
  • Le fils : “ Quel soutien avais-je sinon Clarence et il n’est plus. ”
  • La Duchesse : “ Quel soutien avais-je sinon eux, et ils ne sont plus. ”
  • Elizabeth : “ Jamais veuve n’a connu une perte si cruelle. ”
  • Patrice Chéreau : “ jamais ”, contre elle, vas-y tu vois ?

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Filage :

  • Elizabeth : “ Quel soutien avais-je sinon eux, et ils ne sont plus? Jamais veuve n’a connu une perte si cruelle... ”
  • Le fils : “ Jamais orpheline n’a connu perte si cruelle ”
  • La Duchesse : “ Jamais mère n’a connu perte si cruelle. Hélas, je suis la mère de ces douleurs. Leurs peines sont partielles, la mienne est générale. Elles pleurent Edouard et je le pleure aussi. Je pleure Clarence, qu’elle ne pleure pas. Cette enfant pleure Clarence, et je le pleure aussi. Je pleure Edouard qu’elle ne pleure pas. Hélas, sur mon triple malheur déversez toutes vos larmes. Je suis la nourrice de vos douleurs et je veux la gorger de lamentations. ”

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Retour aux répétitions en amont

  • Patrice Chéreau : “ Notre détresse orpheline n’a éveillé aucune plainte ” dit la fille, “ que votre douleur de veuve ne soit pas pleurée ”. Voilà des phrases qui savent consoler, hein?, Non mais j’veux dire j’voudrais qu’on aille jusqu’au bout de ce qui est d- faudra à un moment donné qu’on aille jusqu’au bout de ce qui est dit. Y a une compétition, une escalade, comme ça dans la - et aucune ne se reconnaît dans la douleur de l’autre, hein? Et je crois que c’est la même chose là. En fait, jusque dans le deuil, elles s’insultent et elles s’invectivent pour savoir à qui appartient le deuil. Marguerite arrive en disant, <Si la douleur ancienne est la plus- est la plus justifiée, alors j’ai plus de droit que vous de me plaindre>, hein, c’est dans la scène l’acte IV, la première variation si j’puis dire, puisque c’est écrit de façon incroyablement musicale, la première variation étant cet écho maléfique comme ça que fait Marguerite à la moindre phrase de la Reine Elizabeth. Mais elle lui en laisse pas passer une, hein?

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Filage :

  • Marguerite : “ Edouard paye pour Edouard d’une tête de mort ”
  • Elizabeth : “ Comment as-tu pu, ô Dieu, te détourner de si doux agneaux pour les précipiter dans les entrailles du loup. Permets-tu donc qu’on ose perpétrer pareil crime? ”
  • La Duchesse : “ Vie morte, vue aveugle ! Pauvre spectre d’une vivante ! Douleur mise en spectacle ! Honte du monde ! Propriété du tombeau usurpée par la vie ! Registre et abrégé des jours de malheur ! Repose ton être sans repos sur la terre anglaise, terre des lois devenue, contre toutes les lois, ivre de sang innocent !  ”
  • Elizabeth : “ Que ne peux-tu m’octroyer une tombe aussi vite que tu m’offres un siège de tristesse ! J’y cacherai mes os, au lieu de les reposer ici ”
  • Marguerite : “ Si la peine ancienne est la plus vénérable, considère à la mienne le privilège de l’aînesse, et que mes chagrins grimacent à la place d’honneur. C’est douleur, que d’être bannie ; récapitulez vos malheurs en passant en revue les miens ”
    (musique)
    “ J’avais un Edouard, un Richard le tua, j’avais un Henry, un Richard le tua ; tu avais un Edouard, un Richard le tua, tu avais un Richard, un Richard le tua ”
  • La Duchesse : “ J’avais un Richard moi aussi, et tu le tuas ; j’avais un Rutland aussi, et tu aidas à le tuer. ”
  • Marguerite : “ Tu avais un Clarence, aussi, et Richard le tua. Du chenil de ton ventre s’est échappé un limier d’enfer qui nous pourchasse tous à mort. [...] Ô Dieu, juste, équitable, et droit dans tes arrêts, combien je te rends grâce, que ce chien carnassier dévore ce qui est issu du corps de sa mère, et la jette au banc d’affliction avec les autres. ”
  • La Duchesse : Ô femme de Henry ! Ne triomphe point de mes maux : Dieu m’est témoin que j’ai pleuré sur les tiens. ”
  • Marguerite : “ Supportez moi : je suis affamée de vengeance et maintenant, je me rassasie de la contempler. Ton Edouard est mort, qui tua mon Edouard. Ton autre Edouard est mort, pour prix de mon Edouard. Le junior n’y pensons plus, car à vous deux vous n’égalez pas la sublime perfection de ma peine. Ton Clarence est mort, qui poignarda mon Edouard, et les spectateurs de ce drame véridique, Hastings, Rivers, Vaughan, Grey, tous étouffés avant le temps dans le tombeau sombre ! Richard vit encore, lui, le noir espion de l’enfer [...] Dieu cher, je t’en supplie, que je vive pour dire : ‘le chien est mort’ ”

[...]

  • Elizabeth : “ O toi, experte en malédictions, reste un instant encore, pour m’apprendre à maudire mes ennemis. ”
  • Marguerite : “ Veille la nuit, jeûne le jour, compare le bonheur mort au malheur vivant, fais en pensée tes enfants plus suaves qu’ils ne furent, et celui qui les tua plus exécrable qu’il n’est. A magnifier ta perte tu en rendras l’auteur plus hideux encore, et c’est en ressassant ces choses que tu apprendras à maudire. ” (elle lui jette sur la tête le drap plein de sang)

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Retour aux répétitions, en amont

  • Patrice Chéreau : Faut inventer un peu, faut imaginer une fonction de pleureuse qui n’existe pas chez nous, j’veux dire, c’est une douleur active ; c’est ça qui est beau toujours au théâtre.
  • ... C’est pas si fréquent de se retrouver dans ces sortes de retour, d’élan de chaleur, de solidarité. Je crois qu’il y a une sorte de de de connivence des quatre femmes j’ai l’impression à ce moment là.

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  • Patrice Chéreau : (voix off) Y a aussi Lady Anne dans la scène où brusquement, cette scène incroyable où brusquement on lui demande de venir rejoindre Richard, pour être couronnée avec lui, et les deux autres reines lui disent adieu comme si elle partait à l’échafaud, et elle elle le sait, et elle va tomber malade et elle va disparaître.

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Filage :

  • Elizabeth : “ Pour nourrir ma rancune, inutile de te souhaiter du mal. ”
  • Lady Anne : “ Et pourquoi non? Lorsque celui qui maintenant est mon époux vint me trouver tandis que je suivais le corps d’Henry, alors même que ses mains étaient à peine lavées du sang versé par l’ange dont j’était veuve, et du sang du saint homme que j’accompagnais de mes larmes. Oh ce jour là, quand j’ai levé les yeux sur Richard, voici quel était mon souhait : lorsque tu prendras femme, que l’affliction hante ta couche, et s’il s’en trouve une assez folle pour t’épouser, qu’elle soit plus tourmentée par ta vie, que je ne le suis par ta faute et par la mort de mon cher seigneur. Mais voyez, je n’ai pas eu le temps de le maudire à nouveau, qu’en l’espace de si courts instants, mon cœur de femme grossièrement captivé par le miel de ses paroles, s’est lui même exposé à ma propre malédiction, qui depuis a privé mes yeux de repos car jamais, ne serait-ce qu’une heure, je n’ai pu goûter dans son lit la rosée d’or du bonheur, éveillée sans répit par l’épouvante de ses rêves. ”
  • Elizabeth : “ Adieu pauvre cœur, j’ai pitié de tes plaintes. ”
  • Lady Anne : “ Je pleure de toute mon âme sur les vôtres. ”
  • Dorset : “ Adieu, malheureuse que la gloire va visiter. ”
  • Lady Anne : “ Adieu, pauvre âme que la gloire a quitté. ”
  • La Duchesse : “ Toi, va trouver Richmond, et d’un bon ange sois protégé ; toi, gagne le sanctuaire, et d’un bon cœur soit consolée. Moi, je vais vers ma tombe pour y trouver le repos et la paix. J’ai vu plus de quatre vingt ans de désolation, et chaque heure de joie s’est toujours brisée sur une semaine d’angoisses. ”
  • Elizabeth : “ Arrêtez ! Tournez avec moi un dernier regard vers la tour, antique pierre, ayez pitié de mes tendres enfants, emmurés par la cruauté dans vos parois, rude berceau pour de si jeunes et beaux petits, âpre et dure nourrice, vieille et sinistre compagne de jeux pour de si tendres princes. Prends soin de nos petits. Tel est l’adieu qu’à ton enceinte adressent nos pauvres tourments. ”

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A la table :

  • Patrice Chéreau : C’que j’voudrais c’est qu’on réfléchisse à qu’est-ce que ça veut dire pour pour pour une mère, 1) d’être la mère de cet homme là, et 2) de rencontrer ce ce ce fils et de souhaiter avoir pu- avoir pu- que tu aurais pu l’étrangler dans ton ventre avant qu’il ne naisse, et que tu aurais pu souhaiter que- là tu vas souhaiter que ce soient ses ennemis qui gagnent. C’est pas simple, et à la fois en même temps ça vient d’une vie entière, ça vient d’une explosion qui vient de très très loin. Ça je voudrais que que que, essayons de chercher un petit peu dans cette direction là. C’est quand même la scène, la seule, l’unique, entre Richard et sa mère.

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Filage :

  • La Duchesse : “ S’il en est ainsi, ne restons pas bouches closes. Viens avec moi pour étouffer du souffle d’amères paroles cet amer fils, qui a lui même étouffé mes deux autres fils. J’entends son tambour : soyons fécondes en imprécations. ”
  • Richard : “ Qui ose mettre obstacle à ma marche guerrière? ”
  • La Duchesse : “ Celle qui aurait pu mettre obstacle, en t’étranglant dans son sein maudit, à tous les assassinats que tu as perpétrés. ”
  • Elizabeth : “ Tu caches sous cette couronne d’or un front où, si le droit était le droit, devraient être écrits avec un fer rouge l’assassinat du prince qui la possédait et le meurtre horrible de mes pauvres fils et frères ! Dis-moi, immonde scélérat, où sont mes enfants? ”

[...]

  • Richard : “ Trompettes, une fanfare, tambours, battez l’alarme, que les cieux n’entendent pas ce passage de cancans, battez, vous dis-je ”

[...]

  • La Duchesse : “ Es-tu mon fils ? ”
  • Richard : “ Oui, j’en rends grâce à Dieu, à mon père et à vous-même. ”
  • La Duchesse : “ Alors laisse moi parler. ”
  • Richard : “ Faites donc, mais je n’écouterai pas. ”
  • La Duchesse : “ Je serai douce et mesurée dans mes paroles. ”
  • Richard : “ Bref, bonne mère, car je suis pressé. ”
  • La Duchesse : “ Es-tu vraiment si pressé? Je t’ai attendu, moi, Dieu le sait, dans des affres d’agonie... ”
  • Richard : “ Ne suis-je pas enfin arrivé pour votre réconfort ? ”
  • La Duchesse : “ Non, par la Sainte Croix, tu le sais bien, tu es venu sur terre pour faire de la terre mon enfer. ”

[...]

  • Richard : “ Si ma vue vous est aussi odieuse, laissez moi me remettre en route sans plus offenser vos regards madame, .. ”
  • Grand-Mère : “ Je t’en prie, un mot seulement. (la musique s’arrête brusquement) Emporte donc avec toi ma plus ruineuse malédiction afin qu’au jour de la bataille, tu en sois plus appesanti que de ton armure tout entière. Mes prières combattront dans le camp adverse, et là aussi, les petites âmes des enfants d’Edouard chuchoteront au cœur des ennemis, leur promettant succès et victoires. Sanguinaire tu es, sanglante sera ta fin. ”
  • Elizabeth : “ J’ai bien plus de raisons, et pourtant bien moins d’énergie pour te maudire ; je dis Amen à ses paroles. ”

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