Klaus Michaël Grüber,
Iphigénie en Tauride,
Goethe,
Berlin, 1998

EXTRAITS DE L’HOMME DE PASSAGE,
Document audiovisuel de Christoph Rüter.

Otto Sander (seul face caméra) : Comment faire abstraction de soi-même face à un public? Je n’oublierai jamais la réponse de Grüber : “ Imagine la Sardaigne, des champs de blé doré, le soleil rougeoyant se couchant lentement sur ces champs. Voilà comment tu dois jouer. ”

TRAVAIL À LA TABLE - texte traduit de l’allemand.

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  • Martin Wutke : “ Il m’appelle, il m’appelle ! Veux-tu donc ma perte? ”
  • K.M. Grüber : Ici tu peux... Tu peux déjà un peu avant, tu peux déjà un peu, sans trop exagérer, mettre un peu d’amour dans ta voix.
  • Martin Wutke : Plus élégant?
  • K.M. Grüber : Oui. Et les “ cendres ”, je ne sais pas, le ton, la respiration... Ne tombe pas dans la légèreté, mais approche-t-en. C’est aussi un petit peu, oui, légèrement menaçant. Pour elle, pour moi, et ainsi de suite. Il y a quelque chose dans la voix, quelque chose d’étrangement enjoué et amoureux...

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  • K.M. Grüber : C’est la plus géniale des lectures que j’aie entendues. Tu vois ce que je veux dire? Surprenant ! Ce garçon a un talent fou. J’ignore de quoi il est capable mais il parle... c’est un peu trop emphatique, on va s’occuper de ça les prochains six mois, mais c’est une découverte grandiose. D’où tient-il cela? Il arrive de Tirmazens, et il déclame du Goethe !

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(Jeu, sur le plateau)

  • K.M. Grüber : Oui, c’est ça, mais la main est encore trop amicale. Tu dois être plus nerveux. Aujourd’hui, on la prendrait par les cheveux.
  • Martin Wutke : (saisit Angela Winkler par les cheveux) “ Ecoute-moi, écoute-moi bien ”
  • K.M. Grüber : Pourquoi pas?
  • Martin Wutke : Je la prends par les cheveux, et après je la relâche?
  • K.M. Grüber : Non, seulement quant tu as dit... c’est comment déjà?
  • Angela Winkler : “ Lève-toi, ombre irritée  ”
  • K.M. Grüber : Juste avant.

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  • Angela Winkler : “ le doute agite ses sombres ailes autour de mon front ”
  • K.M. Grüber : “ Ses sombres ailes ”, attention...
  • Angela Winkler : “ Le doute agite ses sombres ailes autour... ”
  • K.M. Grüber : C’est sérieux. Ce n’est pas une simple métaphore. Elle voit les ailes. Elles sont sombres. Ça casse le rythme, mais je tiens à cette image. Bien.

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  • Martin Wutke : “ Une vapeur monte de l’Achéron et elles... ”
  • K.M. Grüber : Et elles?
  • Martin Wutke : “ Et elles... ”
  • K.M. Grüber : Oui, la bouche de travers...
  • Martin Wutke : “ Et elles... ”
  • K.M. Grüber : Ça n’a rien de maniéré. Ça permet d’articuler
  • Martin Wutke : “ ...dont l’office est reconnu de perdre... ”
  • K.M. Grüber : Oui
  • Martin Wutke : “ foulent... ”
  • K.M. Grüber : Oui
  • Martin Wutke : “ les belles plaines ”
  • K.M. Grüber : Et elles...
  • Martin Wutke : “ Les belles plaines ensemencées par les dieux ”
  • K.M. Grüber : les belles plaines...
  • Martin Wutke : “ les belles plaines d’où une antique malédiction les retenait bannies ”
  • K.M. Grüber : (Criant, défiguré par la grimace) : Oui !
  • Martin Wutke : “ Et elles, dont l’office est reconnu de perdre, foulent les belles plaines ensemencées par les dieux d’où une antique malédiction les retenait ”
  • K.M. Grüber : (Criant) Oui ! Oui !
  • Martin Wutke : “ Elles poursuivent le fugitif, leur pied rapide poursuit le fugitif... ”

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  • Martin Wutke : “ Je suis Oreste, et cette...
  • K.M. Grüber : Lentement !
  • Martin Wutke : “ ...tête coupable se penche sur la tombe aspirant à la mort ”
  • K.M. Grüber : Et là, là Angela tu dois, tu dois pleurer, mais ton visage n’exprime rien. Comme un masque qui pleure...
  • Martin Wutke : “ se penche sur la tombe aspirant à la mort ”

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  • K.M. Grüber : Non, ce n’est pas juste. La folie, elle est un peu... “ Je rends grâce aux dieux ”
  • Martin Wutke : “ je rends grâce aux dieux ”
  • K.M. Grüber : Oui
  • Martin Wutke : “ d’avoir résolu de me faire disparaître ”
  • K.M. Grüber : Et toi crois moi
  • Martin Wutke : “ Et toi, crois moi, n’aime pas trop le soleil, non plus que les étoiles ”
  • K.M. Grüber : Lève-toi, va vers elle, serre-la, fais quelque chose.

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  • K.M. Grüber : Ce n’est pas une tirade dans la tradition italienne, mais c’est... La rudesse des metteurs en scène et des ivrognes. Un ivrogne metteur en scène c’est encore mieux. À une époque, je pouvais être rude, sans penser à quoi que ce soit d’autre, sans écouter personne...

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  • Martin Wutke (Seul face caméra) : C’est une sorte de dinosaure. Une espèce en voie de disparition. C’est naturellement formidable de pouvoir rencontrer quelqu’un comme lui. C’est formidable qu’il existe encore des gens comme lui.

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  • K.M. Grüber : Nous savons tous les deux que c’est un enfant qui joue, ici. Nous avons vu l’homme vieilli avant l’âge par la douleur, et ainsi de suite. Ensuite, avec Pylade, nous avons vu ton âge véritable. Ici, c’est l’adolescent de 16 ans.

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  • Angela Winkler (Seule face caméra) :Je ne savais pas jouer Goethe. Je ne l’avais jamais fait, pourquoi aurais-je dû le savoir? J’ai donc suivi un cheminement, un processus, j’ai travaillé chaque mot au plus profond de moi, jusqu’à ce que je sente ce que Goethe voulait dire. J’avais des milliers d’autres mots dans ma tête.

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  • K.M. Grüber : Lorsque vous m’offrez un texte vierge, je vous en suis reconnaissant car je peux le modeler. Quand vous me le proposez déjà enrobé de nuances, j’ai alors quelque chose de prédigéré, et je ne veux pas qu’on prive mon imagination de cela, je ne veux pas qu’on ait ce comportement dictatorial.

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  • Angela Winkler : “ Cette malédiction ne prendra donc jamais fin? Prends donc tout. Prends donc tout. ”
  • K.M. Grüber : Oui, c’est bien. Mais vous êtes consciente que c’était triste, décourageant?
  • Angela Winkler : Oui. 
  • K.M. Grüber : Et ce n’est pas le cas. Comment dire? On ne peut pas donner une valeur à E=MC2. Ce n’est pas triste. Pas plus que l’espace et le temps. Que ça se sépare ou se rassemble, on s’en fiche. Qu’on implose ou qu’on explose... Imagine-le écrit à la craie sur un tableau noir : “ prends-donc-tout ”. “ Prends donc ” t’induit en erreur. L’important c’est “ prends tout ”. Héraclite était déjà gâté par la psychologie, à mon avis. C’est bête. Mais c’est comme une de ces pierres...
  • Angela Winkler : “ Cette malédiction ne prendra donc jamais fin? Prends donc tout? Prends donc tout. ”
  • K.M. Grüber : (Mouvement de négation de la tête)

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  • Angela Winkler (Seule face caméra) : Un comédien finit toujours par avoir des habitudes. Il sait alors que les spectateurs attendent ceci ou cela. Il prend de l’assurance et Klaus déteste cela. Il essaie de redonner au comédien la nudité d’un enfant.

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  • K.M. Grüber : On dirait que vous essayez de me vendre un truc nouveau. Il n’y a rien de nouveau, rien de neuf. On ne peut pas façonner un théâtre pour vingt ans... Comme si la chute du mur était un événement mondial, c’est compris? On continue.

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  • K.M. Grüber : Si tu la regardes ainsi, on comprend que tu es son égal.
  • Angela Winkler : “ Titans, dieux anciens, soyez maudits, Olympiens. Epargnez la tendre poitrine de vos griffes de vautour. ”
  • K.M. Grüber : C’est bien cette froideur encore vierge de menace, mais on la sent poindre. Elle peut se sacrifier pour cette sale guerre, mais elle est aussi une anarchiste née...

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  • Angela Winkler (Seule face caméra) : Il n’y a pas de compromis. Pour moi, Klaus... J’ai toujours follement espéré, et même j’en ai rêvé quand je jouais Prométhée... J’ai rêvé de faire une excursion en montagne avec lui, de pouvoir discuter un jour avec lui. Au théâtre, il ne parlait jamais : j’étais sur la scène, en haut, et lui regardait, en bas. Je ne l’ai jamais rencontré après une répétition. J’ai toujours eu ce désir d’aller me promener avec lui, et de discuter avec lui. Il m’est très proche.

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  • Bruno Ganz (Seul face caméra) : C’était un procédé que Klaus était le seul alors à employer. Il s’exprimait d’une façon... en termes étranges, d’une précision extrême. Tout l’ordre du système de pensée philosophique du personnage de Dyonysos en a été bousculé. Cette façon de s’exprimer... Je crois qu’aujourd’hui je serais bien meilleur. C’était une façon d’appréhender les choses, un procédé d’une efficacité théâtrale énorme. Une dimension considérable a été donnée à ce personnage. À ce propos, il faut dire que Klaus, auquel on voue aujourd’hui un culte - c’est comme cela qu’on dit - prenons l’exemple de Hölderlin : à l’époque, c’était laborieux et pénible, les spectateurs étaient rares, nous avons dû persévérer avant d’atteindre ce statut de culte. Mais ce n’est pas le sujet. On oublie ce genre de choses. Ce n’était pas gagné d’avance. Ce fut parfois dur, et long.

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  • Ellen Hammer (Seule face caméra) : Le destin de Hölderlin l’a toujours fasciné. Il existe certainement une analogie inconsciente avec lui-même. Aujourd’hui encore, Klaus se tient toujours au bord d’un précipice dont il ignore la destination ou la profondeur. Je crois que c’est aussi pour cela qu’il s’est senti attiré par cet homme étrange et singulier qu’est Hölderlin.