Lecture de IV, 2

  • Jean-Pierre Vincent : La maladresse de Bertrand est celle d’un homme et non plus d’un adolescent : c’est beaucoup plus poignant. Moi cette scène de drague me fait penser aux scènes de drague dans Kids : cette séduction sirupeuse et vulgaire des vierges.
  • Olivier Besson : En même temps il y a un désir réel de Diana pour Bertrand, et un vrai regret de ne pas avoir la possibilité de consommer avec lui, sur le plan moral et sur le plan matériel...
  • Jean-Pierre Vincent : Oui, c’est présent aussi. D’où vient ce désir? Diana entre dans le gang des femmes, c’est une scène initiatique pour elle aussi. Elle renonce à son désir.
  • Laurent Sauvage : Est-ce que Bertrand est sincère avec Diana?
  • Jean-Pierre Vincent : Bertrand n’est pas du tout menteur. C’est pour cela qu’il ne peut ni comprendre ni même constater que Paroles ment. Quand il lui dit qu’il aimera pour toujours il le pense vraiment. S’il n’y a pas de parenthèse, de difficulté pour Bertrand à donner la bague, alors tu es dans un couloir et tu cours. Il n’y a plus de théâtralité. La théâtralité c’est un rallye corse : il faut enrichir par des cassures.
    Sur la tirade finale de Diana : Diana devient une militante féministe, elle renonce à se marier. Il faut se représenter le scandale que représentaient de tels propos dans la société victorienne, une attaque contre le mariage ! Là on voit comment en une scène on devient une femme qui défend sa peau.
    Tout le monde finira par aimer Hélène, même Bertrand qui dit : “ je l’ai aimée quand elle est morte ”
  • Marc Bodnar : Pourquoi Diana va-t-elle si loin? Qu’y gagne-t-elle, alors que sans doute elle aime un peu Bertrand?
  • Jean-Pierre Vincent : Elle a du mal, oui, ça explique la question brutale sur la bague : pour échapper à son propre désir, elle rétablit la négociation préparée par les femmes. Il faut bien voir que Shakespeare construit un conte moral. Bon c’est aussi une pièce révolutionnaire, mais c’est un conte moral : au départ, Diana est simplement séduite par Bertrand, c’est une faiblesse romanesque. Mais elle rencontre en Hélène la sainte pèlerine. Le thème premier c’est la lutte entre le vrai honneur et le faux honneur, c’est-à-dire entre l’honneur hérité et l’honneur mérité, construit.
  • Bernard Freyd : Mais ce qui est beau dans cette scène-là, c’est que tout peut basculer : Diana pourrait flancher... c’est pas si facile de se dépatouiller de ce grand corps désirant.
  • Jean-Pierre Vincent : C’est vrai que j’ai peut-être trop privilégié l’aspect lucratif de la transaction. Il faut rétablir l’émotion. Cette émotion, d’ailleurs, elle est révélée par la décision ultime : ne plus jamais se marier. Et puis il y a aussi cette insolence de la jeune fille, qu’on retrouvera à la fin, dans la scène avec le roi.
  • Frédéric Fisbach : Mais le désir persiste jusqu’au bout de la scène : à la fin il se transforme en une mystique approximative : on s’aimera dans la mort. C’est ce qui reste de son désir.
  • Jean-Pierre Vincent : Comme Bertrand, le personnage de Diana passe un âge, elle accède à une forme de maturité.

* * *

  • Jean-Pierre Vincent : Je crois qu’il faut revenir un peu en arrière. Il y a un enjeu particulier dans le quatrième acte, et j’ai senti que je n’étais pas à la hauteur de la question. Ce sont des scènes plus graves, plus tendues : on joue sa peau, ou plutôt le changement de sa peau. C’est vrai qu’il y a un aspect mystique et religieux chez Shakespeare qui ne me touchent pas au premier abord. Il y a un trouble bizarre sur le mystère de la vie, le péché, qui doit être senti, sinon il manque quelque chose. Par exemple le premier seigneur savait des choses sur la vie qu’il n’a jamais dites. Il faudrait tout articuler sur les deux seigneurs qui cachent beaucoup plus que ce que leur jeu laisse supposer. Il y a un effroi devant la facticité du monde. Il y a un aspect choral : les deux frères remplissent à eux deux un côté moral. Shakespeare fait raconter des choses par deux jeunes gens qui quittent une peau pour en adopter une autre. Il y a une introspection mystique en action qui contamine tout le quatrième acte. La réplique : “ votre fils a été égaré ”, ça évoque le mouton, la brebis. Sans cela, il n’y a pas d’approche de la violence de jeu, du frémissement, de la fragilité brûlante. L’acte IV est toujours problématique chez Shakespeare : c’est une métamorphose du monde et des gens qui y vivent, une métamorphose de leur sentiment du monde. Ils ne sont pas encore passés de l’autre côté, mais ils sont en état d’inquiétude, de malaise ; il faudrait presque lire à voix basse, comme s’ils étaient écoutés par les esprits, les espions, comme si le feu du ciel pouvait tomber : marquer l’instabilité. Ce qu’on voit avec le premier seigneur, c’est qu’un homme peut se transformer en lisant une lettre. C’est là qu’est l’humanité de la pièce, sinon ce n’est pas la peine de la monter, on peut la laisser dormir dans la pléiade, et ne jamais dépoussiérer le tableau de Poussin.
  • Dans le début de la scène, l’urgence c’est de comprendre ce qui se passe dans la tête de Bertrand. C’est une obsession. Il faut qu’on sente le courant d’air froid de la damnation possible.