Antoine Vitez
L’Ours
A. Tchekhov
(Leçon au Conservatoire)
Paris, 1976

EXTRAIT DE L’OURS, OU TCHEKHOV EST-IL MISOGYNE?
Document audiovisuel de Maria Koleva

(Travail sur la scène VIII)

• Antoine Vitez   : Je suis sûr qu’il y a un élément qui est- vous me direz ce que vous en pensez, parce que il faut quand même que... Je peux me tromper dans ce que j’ai vu, hein? C’est que- ce dont je suis sûr c’est que ça manque d’exaspération ; on voit l’exaspération mais ça manque d’une fatigue, je voudrais dire que... y a une fatigue enfin... immense, et je crois que c’est le moteur absolu de tout. Et la misogynie du type, elle doit être moins comique, c’est-à-dire enfin elle sera encore plus comique si elle est encore plus engagée, si elle est encore plus à bout de fatigue, à bout de nerfs, et je crois il y a une haine absolue, enfin je veux dire c’est un peu encore- ça manque un peu, ça me fait un peu penser à Kafka, ça me fait penser un petit peu au Ch â teau de Kafka c’est-à-dire que à la fin il est, euh, très fatigué, je pense que ça me fait penser àça, c’est-à-dire il y a des désirs, des pulsions de meurtre tout le temps à cause de cette fatigue et dans toutes les pièces de Tchekhov les personnages sont effroyablement fatigués... Et je trouve que c’est un peu décomposé, c’est-à-dire que c’est montré, mais c’est montré d’une manière relativement ... calme. Je parle pour le type, parce que pour elle c’est différent, elle n’est-, elle est fatiguée mais elle est surtout montrée comme fatigante.

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• Antoine Vitez : C’est-à-dire que lui, bien sûr, c’est un personnage, je sais pas comment dire- c’est L’Ours, bon, comme donc un personnage qu’est lui même ridicule, odieux, antipathique et tout, mais moi je crois que c’est la projection - enfin ça c’est mon point de vue - que c’est la projection toujours de Tchekhov lui-même, de son regard sur les femmes. Je suis absolument sûr que ce n’est pas réciproque, c’est la projection de son regard à lui. C’est pas- les deux personnages ne sont pas dans la même situation, je suis à peu près certain. Et il y a donc ici une... enfin, je crois qu’il ne faut rien faire d’autre, ça pourrait être à peu près la même chose, alors je crois qu’il faut, il faudrait peut-être augmenter les moments de fatigue. Alors il y a les provocations qui sont très très bien, de Bertrand. Je pense que la haine est pas assez montrée. Qu’est-ce que tu penses?
• Bertrand : On l’a plus montrée dans le début et là il me semblait que c’était le moment où vraiment ils se parlaient, et que depuis le début de la pièce ils ne s’étaient jamais vus, et euh, on voulait vraiment que- ils se parlent dans cette scène, parce que auparavant ils ne s’étaient jamais parlé directement.
• Antoine Vitez : C’est ça je crois que c’est, enfin l’essentiel c’est le dialogue de sourds toujours, c’est-à-dire ils ne se parlent pas non plus, c’est... pour la 21ème fois essayer d’expliquer quelque chose, je crois c’est ça qu’il faut montrer, une colère, je sais pas moi, l’idée du suicide perpétuellement, du meurtre, et en plus toutes sortes de phénomènes physiologiques qui sont tout le temps, enfin il y en pas tellement dans L’Ours, évidemment, mais dans toutes les autres pièces il y a toujours des personnages qui à cause de cette, à cause de ça le cœur bat, à cause de ça...
• Bertrand : Au début il a plein de scènes comme ça où il arrête pas d’avoir mal...
• Antoine Vitez : Au début il a a mal, c’est ça oui, il a mal, parce que il arrive déjà dans un état en ayant, en étant fatigué, mais pas fatigué, parce qu’il a fait la route et tout, mais fatigué à l’idée de la conversation aussi, fatigué à l’idée de ce qu’il va pouvoir se passer, et l’idée du meurtre est tout le temps- l’idée du meurtre et du suicide mélangés, je pense que c’est pas assez montré ...alors ce sera plus drôle encore, plus sinistre... Je trouve que c’est plus proche de Kafka et c’est la projection, moi ça je suis à peu près sûr, de la relation de Tchekhov avec les femmes, tous les documents soviétiques sont tout à fait pudiques sur ça, on ne publie pas grand chose, m’enfin quand même un petit peu, assez pour voir les problèmes comme ça d’un type qui joue son propre personnage, avec une sorte de cruauté, cruauté pour lui-même et cruauté pour les autres, effrayant, je veux dire qu’il joue son propre personnage.
  Quand il dit “ j’ai connu plus de femmes que vous n’avez connu de moineaux ” etc., je suis convaincu qu’il y a là, enfin c’est son propre- sa propre vie dans la femme enfin- qu’il met en scène à travers une image tout à fait conventionnelle. C’est pour ça, l’image tout à fait conventionnelle et dans la littérature russe, l’officier “ ours ”, il est officier, n’est-ce pas, c’est une image tout à fait conventionnelle et, une image d’une sorte de la commedia dell’arte russe ; l’officier, depuis le romantisme il y a l’officier brutal, on le retrouve dans toute la littérature russe quoi, mais moi je voudrais l’orienter plus comme une projection de soi-même. On peut recommencer, remonter un petit peu... c’est tout à fait comme dans Molière où il y a la projection du type lui-même avec son angoisse, et la fatigue, surtout, et la haine, c’est pas une haine pour rire, sauf dans la période d’Olga Krouga, à la fin, enfin pas tout à fait à la fin, oui ça a fini quand même avec sa vie, la femme qu’il avait épousée, et alors là c’était le contraire parce qu’il l’avait épousée, il était très malade, il l’avait épousée et il ne la voyait presque jamais, il était en cure, à Yalta, et elle était à Moscou, et elle le trompait, à Moscou, et lui, écrivait des lettres complètement tendres, les premières, les seules lettres tendres, où il était tout a fait critique contre lui-même, mais ça c’est lui qui était comme un chien finalement à Yalta, il ne pouvait plus revenir, il toussait dès qu’il arrivait dans le Nord, je veux dire qu’il y a, qu’il faut bien essayer de regarder ce personnage de près, et sans complaisance, comme lui-même a fait avec lui-même. Je vous dis ça parce que c’est un guide pour jouer Tchekhov, je crois que je me trompe pas. Forcément, en jouant ça comme ça, aussi on joue d’autres choses plus universelles, mais prenons ça comme base, ce n’est pas simplement pour l’anecdote de la personnalité de Tchekhov. On peut recommencer, quelques moments, peut-être pas tout?...Je pense qu’il faudrait des moments d’éblouissement, avec le désir, de s’en aller, de fuir à tout prix, et si d’ailleurs on pourrait le mettre en scène, des moments où il fuit, et néanmoins il revient. Alors elle, elle est très fatiguée aussi, très exaspérée, mais-

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• (Antoine Vitez, off) : Quand on met en scène la phallocratie de Tchekhov, il faut la mettre en scène. Ne pas la détourner. La misogynie...

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• Bertrand : “ Je ne sais pas me conduire avec les femmes ?(pause : il déglutit discrètement) Madame dans ma vie j’ai vu plus de femmes que vous n’avez vu de moineaux. ”
• Antoine Vitez : Oui c’est ça, je sais pas, après, je ne sais où vous viendrez, euh... “ je ne sais pas me conduire avec le femmes ”, c’est comme une insulte particulière, je pense qu’il va falloir avaler plusieurs fois sa salive après avoir reçu chaque chose ressentie comme une insulte. Vas-y.
• Bertrand : “ Je ne sais pas me conduire avec les femmes ? ”
• Antoine Vitez : Avale ta salive, baisse ta tête, il faut qu’il y ait quelques signes physiologiques c’est-à-dire qu’il y a quelques douleurs, par exemple quelques douleurs des sinus, tu pourrais essayer de te masser un peu les sinus, il y a des choses des sinus comme ça, essaie de trouver... puis tu reprends des souffles d’air frais...
• Bertrand : “ Madame, dans ma vie j’ai vu plus de femmes que vous n’avez vu de moineaux ”
• Antoine Vitez : C’est ça.
• Bertrand : “ Pour les femmes je me suis battu ”
• Antoine Vitez : (il monte sur le plateau) Si tu essaies de prendre cette comparaison complètement au sérieux, et si après toutes ces choses-là,(.il joue les symptômes physiques de l’exaspération)tu as tout ce que tu peux imaginer dans tout ce qu’on fait dans ce cas là , toutes ces choses là (il se prend les sinus, ferme les yeux, prend une respiration) et si tu essaies de trouver cette comparaison comme une manière d’être sérieux et de ra-, ce qui est absurde naturellement, comme une manière de ramener la conversation sur un terrain clair, <madame comment est-ce qu’on peut dire, qu’enfin essayons de raisonner un petit peu>, c’est-à-dire l’effort de rationaliser un tout petit peu parce que “ j’ai connu plus de femmes que vous n’avez connu de moineaux, par conséquent- ”, je pense qu’il y a un effort pour ramener les choses sur un terrain rationnel et naturellement ça glisse immédiatement toujours, au lieu que ce soit dans la rhétorique, (emphatique) “ madame j’ai connu plus de femmes que vous n’avez connu... ” je veux plus entendre ça comme ça, mais ne ralentis pas trop non plus, ça peut être plus rapide et avec des désirs de-d’étranglements, je pense qu’il peut y avoir des désirs d’étranglement par exemple dans les mains... très très intéressant.
• Bertrand : “ Je ne sais pas me conduire avec les femmes ?... (inspiration) Madame dans ma vie j’ai connu plus de femmes que vous n’avez connu de moineaux. Pour des femmes je me suis battu trois fois en duel, j’ai quitté douze femmes et neuf m’ont quitté, oui madame il fut un temps ou je faisais l’imbécile, tout sucre, tout miel, bouche en cœur, ronds de jambes, j’ai aimé, j’ai souffert, j’ai soupiré en regardant la lune, je bavais d’attendrissement, je fondais, je frissonnais. J’ai aimé passionnément, furieusement, de toutes les manières, que le diable m’emporte. ”
• Antoine Vitez : Je pense qu’il peut y avoir... “ De toutes les manières...
• Bertrand : “ ...que le diable m’emporte. ”
• Antoine Vitez : Il y a la sueur aussi... Y a- (geste main au front) et puis, un éclatement quelque part, qu’il n’y a pas eu assez, un éclatement, c’est-à-dire, par exemple, à la voir, là, elle ne répond même pas, elle a l’air d’une idiote, on ne sait même pas ce qu’elle a dans la tête enfin, et à ce moment là il y a quelque chose qui se casse, enfin- de nouveau, il y a une fatigue, un moment de fatigue plus grand encore, et il casse quelque chose, ou il tombe, ou il hurle. Des hurlements, c’est très très intéressant.
• Bertrand : “ Que le diable m’emporte ” (hurlement)
• Antoine Vitez : Respire mieux.
• Bertrand : “ ... je débitais des sornettes, comme un perroquet, sur l’émancipation des femmes, ces tendres sottises m’ont coûté la moitié de ma fortune, mais maintenant c’est fini, maintenant on ne m’aura plus ”
• Antoine Vitez : Et “ on ne m’aura plus ”, “ maintenant c’est fini ” tu pourrais changer, “ maintenant c’est fini, maintenant on ne m’aura plus ” (dans un grondement rauque, qui se prolonge) avec un tremblement, tu devrais devenir livide, blême, enfin, des choses comme ça, parce qu’y’a des accès de haine et de meurtre. Recommence.
• Bertrand : “ Et maintenant c’est fini ; maintenant, on ne m’aura plus ” (en criant) Maintenant... (incompréhensible) Assez yeux noirs, yeux de braise, souffles timides ”
• Antoine Vitez : C’est ça oui, en plus il y a une misogynie très très choquante, comme ça, au corps et au vocabulaire, au corps et à la rhétorique plutôt, plutôt dans la rhétorique, là, plutôt dans la rhétorique “ yeux noirs... ”
• Bertrand : “ ...yeux noirs, souffles timides, tout ça madame j’n’en donnerai plus dix sous ”
• Antoine Vitez : Heu, non, j’veux dire, tu vois Bertrand, j’irais encore plus loin, c’est-à-dire que je... Vraiment, ce que tu peux faire, mais, ça c’est... “ les yeux noirs, yeux de braise, tout ca, c’est fini (en criant) ” mais il faut que ce soit plus loin et que ce ne soit jamais, parce que sinon ça reste boulevardien, si tu veux, et ça reste un peu un discours ça aussi, c’est-à-dire, tu vois, “ tout ça madame j’en donnerai plus dix sous ”, je pense qu’il faut le prendre complètement au sérieux, tu vois? “ tout ça, j’en donner- j’en donnerai plus dix sous ”, et puis il y a une petite déambulation et puis, enfin c’est... euh... ... tu peux avoir de-, tu peux avoir des envies de meurtres, comme ça euh, on peut essayer de le montrer n’est-ce pas. Il peut y avoir, je ne sais pas, quelque chose qu’on peut transformer, c’est-à-dire que on ne peut pas serrer le cou, ce serait beaucoup trop, mais par exemple si elle a- tu avais fait avec le, si elle a la main qui est.... Tendue comme ca, (il serre) serrer la main, et puis la lâcher après, naturellement, c’est-à-dire que c’est impuissant en même temps bien sûr. Mais ça peut remplacer, il peut y avoir le désir du cou et ensuite ça se porte sur la main, ça ne fait rien et toute manière il la lâche et puis elle reprend sa main et elle caresse sa main et c’est encore plus exaspérant bien sûr et je sais pas, je crois que cette fatigue doit âtre, enfin pas la fatigue, ce n’est pas la fatigue qui doit être montrée, que des moment où il se fatigue, et ensuite il y a des moments alors de plages de fatigue... Tu veux dire quelque chose?
• Elève-comédien : Est-ce que ça peut être intéressant de rajouter à cela une peur qui là, est vraie ou pas vraie, d’avoir été infarcté (sic ; élève étranger) c’est-à-dire ça aide à la haine, parce qu’elle peut...
• Antoine Vitez : Naturellement elle provoque, mais ça c’est perpétuellement, ça ne fait qu’extrapoler avec les autres pièces, c’est-à-dire qu’en plus, non, alors je ne verrais pas tellement (geste-) de se tenir le cœur la parce ça ça donne- que- de deux choses l’une ou bien tu sens les pulsations du cœur, et c’est pas tellement utile, je trouve c’est beaucoup plus intéressant de regarder lui même en douce (geste) son... rythme, son pouls comme ça, ou bien alors naturellement on peut aller très loin dans la farce, il peut qui peut en même temps se prendre sa température, pourrait avoir se prendre sa température, sous l’aisselle par exemple, et regarder de temps en temps en douce, c’est tout à fait possible avec Tchekhov, tout l’univers médical comme ça, le pouls c’est très très intéressant, mais toucher là comme ça (il touche son cœur) c’est pas très bien parce que comment dire, c’est là que ça me gêne, si on fait ça, à ce moment-là il faut montrer la douleur au cœur et ça me gêne un petit peu, il y a un personnage qui a des douleurs au cœur très violentes c‘est Lioumov dans La demande en mariage ; lui il a des douleurs, tout à fait caractéristiques, ça part de là comme ça, c’est le début du bras gauche, c’est des douleurs très très cliniquement reconnaissables, mais là, ça m’embête si tu veux, je pense que c’est l’angoisse d’avoir quelque chose, il a peur qu’en- la haine vient en plus naturellement que elle pourrait par son comportement provoquer quelque chose...