1.1.3. Instruire.

Il faut préciser ce que recouvrent les termes d’instruire et d’apprendre avec la télévision. Pour beaucoup d’enseignants, l’étude du contenu informatif est mise en avant et le média est considéré comme une enveloppe qui sert à véhiculer le contenu. Est-ce à dire que la télévision est un bon moyen pour “transmettre” des savoirs ? Apprendre signifie-t-il faire passer des informations, comme un film documentaire véhicule des connaissances (en opposition avec le film de fiction qui raconte des histoires, divertit) ? Le contenu thématique des émissions annoncées est-il le garant du contenu d’apprentissage ? Pour le didacticien “apprendre” implique la transformation d’une information en connaissance, et ce peut être aussi plus largement former et éduquer. Comme le précise Geneviève Jacquinot :

‘“On ne peut parler de formation, d’action éducative que lorsque l’information reçue a été mise en relation avec le stock individuel de schémas et de structures, ce qui transforme cette information en connaissance, c’est-à-dire en nouveaux schèmes et nouvelles structures qui vont enrichir le répertoire cognitif, comportemental ou symbolique de celui qui apprend.”48

Cela implique donc en premier lieu une redéfinition du savoir et une évolution de son contenu, du savoir formel vers des savoirs informels : quels savoirs veut-on faire entrer dans la classe de langue ? Qu’est-ce qu’apprendre quand on parle de supports télévisuels ? En reprenant la définition qu’Olivier Reboul donne au mot “apprendre”, trois sens sont à retenir : apprendre que, l’information, le savoir proprement dit ; apprendre à, l’apprentissage, le savoir-faire ; et apprendre, au sens d’avoir un objet d’étude et de vouloir le comprendre, le savoir-être. Certes, les informations apportées par l’émission de télévision, tel le Journal télévisé, peuvent être à la base d’un sujet de réflexion sur le monde contemporain. Mais davantage que l’événement en lui-même, le savoir n’est-il pas aussi le besoin plus large de comprendre le pourquoi et le comment des choses, de se situer en tant qu’apprenant par rapport à l’événement ?

On remarque qu’à la télévision française les sujets historiques tiennent par exemple une place importante dans les programmes, que ce soit sous forme de films ou de débats de spécialistes (“Mémoires du XX. siècle”, sur France 3 ou “Les Mercredis de l’Histoire” sur Arte), ces émissions dépassent le cadre national et sont des sources documentaires pour la formation. De son côté, La Cinquième, la chaîne du savoir et de la connaissance, se pose comme chaîne éducative. Elle répond à divers objectifs - Cahier des charges - et à un besoin d’émissions “éducatives”49 réclamées par les enseignants. Mais son intégration dans les programmes et les emplois du temps ne se fait pas sans difficultés ; ce n’est généralement pas le contenu disciplinaire qui pose problème, mais son organisation différente de celle du cours magistral. On trouve dans une émission comme “Les écrans du savoir” aussi bien un cours de langue à la suite d’une séquence sur la Terre et son énergie, qu’une séquence pour enfants de maternelle. Les enseignants se heurtent donc à la difficulté de classement de ces émissions en fonction de leur contenu qui ne rentre pas dans un genre télévisuel, mais semblent plutôt une succession de rubriques qui mêlent plusieurs genres. Cela renvoie à l’arbitraire du découpage générique dont parlent François Jost et Gérard Leblanc et à la difficile répartition des émissions, les critères prenant en compte tantôt le contenu, tantôt le destinataire visé, tantôt le mode de production50.

Face à des contenus “nouveaux”, de nouveaux critères de compréhension et d’apprentissage sont en jeu. Dans les années 80, Michel Tardy suggérait la dialectique de “l’apprentissage des règlements” et “du dérèglement” : “les images sont des lieux d’utilisation de codes généraux et par conséquent , elles obéissent à des modes d’emploi déjà publiés.” Mais les images sont aussi apprentissage du dérèglement : “‘les images prennent des libertés avec leurs codes et, dès lors, elles prennent des allures de devinettes.’”  51

Tout message quel qu’il soit, s’il veut faire passer des connaissances se doit d’être intelligible pour le plus grand nombre, il tend ainsi à la vulgarisation. Les propos du commentateur ou journaliste se doivent de répondre au souci d’information et de clarté pour être bien perçus. On peut rapprocher la figure du journaliste de celle de l’enseignant par le rôle similaire qu’ils assument l’un et l’autre : la fonction de médiation. C’est ce que Christian Hermelin définit de la façon suivante : “‘pour qu’il y ait ‘médiation’, trois éléments sont nécessaires : la matière à transmettre, le destinataire et l’intermédiaire qui interprète et diffuse’.”52 Cependant le terme de “transmettre” appelle une clarification, il est trop réducteur car il oublie l’équilibrage nécessaire des savoirs entre les partenaires de la communication : en ce qui concerne l’instance de production, elle “‘se trouve engagée dans un processus de transformation, dans lequel elle joue un rôle de médiateur, et parfois de constructeur d’évènement, entre le monde extérieur (...) et le monde médiatique’.”53

A propos de la matière à transmettre, des différences apparaissent entre l’événementiel et l’immédiat pour le journaliste, et le savoir institué, stable pour l’enseignant. Pour ce qui est de la mise en forme du contenu, les “intermédiaires” ont plus d’un point commun, car “‘les médiateurs ont fonction d’assurer avec la meilleure fluidité et la plus grande efficacité possible la circulation dans le corps social des messages sécrétés et filtrés par l’ensemble des institutions et des groupes sociaux constitués.’”54 Quant au destinataire, son statut de récepteur des messages implique une double activité de perception et d’interprétation ; mais pour beaucoup l’association récepteur-apprenant ne va pas de soi. Nous verrons dans le développement de ce travail que de réelles différences existent, et que la position de “spectateur” en situation d’apprentissage n’est pas celle d’une situation de réception ordinaire.

Nous voudrions revenir sur l’importance des éléments de médiation car c’est sur eux que repose généralement la fonction de diffusion et de transmission. Or, l’information ou la matière à transmettre, comme cela a été dit plus haut, n’est pas essentiellement contenue dans le commentaire verbal, mais portée par les images et la technique filmique. De plus, le but et le format de l’émission sont déterminants pour le type de discours adopté : on aura un mélange d’information et d’explication, propre à chaque type de discours; ainsi pour faciliter la compréhension chez le téléspectateur, le mode explicatif sera souvent dominant. C’est ici qu’intervient la notion de “didacticité” dans le discours médiatique telle que l’a définie Sophie Moirand. Nous retiendrons deux angles d’approche des traces de didacticité, celles “d’ordre formel”, et “d’ordre fonctionnel”. On entend par ordre formel “‘toutes les formes qui correspondent à des procédés de clarification, élucidation, définition, exemplification..., y compris donc les procédés iconiques, prosodiques et paraverbaux, qui participent à l’organisation de l’exposition’”55. Ces traces de didacticité dépassent donc la seule organisation verbale du message et assument aussi la fonction de médiation. Le deuxième aspect, fonctionnel, pose la question de savoir s’il existe derrière ces données une volonté de :

‘“Faire savoir, de la part du destinateur qui, au-delà de la simple information chercherait à Faire comprendre, à Faire que l’autre comprenne, ou à Faire en sorte que l’autre s’approprie des savoirs nouveaux et puisse reconstruire ses propres savoirs 56 .

Il est évident que pour être bien compris, l’émetteur fera usage de différentes compétences (non seulement linguistiques et discursives, mais référentielles et culturelles) ; en effet pour que le message soit reçu, il faut que le plus grand nombre d’interactions existe entre les deux partenaires de la communication. On peut supposer que le récepteur natif aura par la fréquentation du média acquis certaines de ces compétences, s’il ne maîtrise pas totalement le discours, il pourra y participer.

La relation entre la langue médiatée et le récepteur est donc à redéfinir ; car au-delà de la difficulté linguistique apportée par l’information, le taux d’implicite est aussi cause de difficulté. Cela veut dire qu’en acceptant de travailler avec pour support l’émission de télévision, on admet que la limite du champ des connaissances à acquérir est chaque fois à définir. Le choix des sujets que l’on veut ou ne veut pas aborder dans la classe est à faire, le savoir n’est pas contenu dans un programme, les buts sont à préciser par l’enseignant, et l’apprenant. Enfin, la relation de l’apprenant au savoir est modifiée : le professeur déplace le centre de gravité du savoir en le centrant sur l’émission de télévision, et en tant que garant du savoir qu’il dispense, il institutionnalise cet autre savoir. De détenteur du savoir, il devient médiateur du savoir. L’aspect de la médiation est à voir à deux niveaux : celui du message qui sera abordé dans la deuxième partie, et celui concernant les personnes qui sera développé dans la troisième partie sur la communication didactique.

La situation pédagogique va donc plus loin dans ses missions puisqu’elle s’intéresse à la transformation du savoir. Alors que le média offre une communication de diffusion, la communication en classe est construite sur les interactions avec les participants et le phénomène de rétroaction, qui peut être immédiat. La problématique pédagogique est donc de rendre la diffusion en classe de langue “interactive” - pris au sens de créer des interactions -, et de susciter la communication. Ceci n’est pas sans conséquences au niveau de l’acte d’enseignement/apprentissage, car il s’agira pour le pédagogue non seulement de faire passer les connaissances, mais d’instaurer de nouvelles relations avec l’objet-langue et culture, que ce soit dans un enseignement présentiel ou dans un cadre plus autonome. Enfin, dernière pièce de l’édifice pédagogique, on peut faire intervenir l’évaluation qui marque la finalité de tout apprentissage/acquisition.

Notes
48.

Geneviève Jacquinot, L’école devant les écrans, Paris, 1985, ESF, p. 56.

49.

A partir des années 80, on parle plutôt de TV éducative que scolaire. Il y a une définition officielle : “Est émission de télévision éducative toute émission accompagnée d’un document écrit”. Mais on reconnaît aussi l’importance du public spécifique, de la réception, de l’encadrement et du temps laissé à la réflexion. “Entretien sur la télévision scolaire” in Hors Cadre, 5, 1987, pp. 201-204.

50.

François Jost, Gérard Leblanc, La Télévision française au jour le jour, Anthropos/INA, Paris, 1994, p. 53.

51.

Michel Tardy, “Le renard appris ou désappris... ou de la nécessité des dérèglements”, Communications 33 , 1981, pp. 234-236.

52.

Christian Hermelin, “Figures croisées du pédagogue et du journaliste”, in Médiascope n°1, 1992, p. 81.

53.

Patrick Charaudeau, Le contrat de communication de l’information médiatique, Recherches et Applications Médias : faits et effets, 1994, p. 10.

54.

Christian Hermelin, Médiascope n°1, p. 84.

55.

Sophie Moirand, Monique Brasquet-Loubeyre, “Des traces de didacticité dans les discours des médias”, in Le Français dans le Monde, EDICEF 1994. pp. 20-33.

56.

ibidem, p.23.