1.2.2.1 Le courant Structuro-Global Audio-Visuel (SGAV)

Les méthodes audiovisuelles se définissent donc par “l’intégration didactique autour du support audiovisuel” et ce, de manière régulière. L’originalité de la méthodologie est de placer les moyens audiovisuels au centre du projet grâce aux progrès techniques : le film fixe est associé à l’enregistrement sonore sur bandes magnétiques. Par ailleurs, la linguistique structurale et la psychologie béhavioriste sous-tendent le renouveau méthodologique. L’objectif général des méthodes SGAV VIF (1962) et De Vive Voix (1972)74 est l’apprentissage de la langue orale. L’accent est mis sur la compréhension orale et la perception “globales” du sens. L’apprentissage passe par les deux sens : “‘l’association synchrone des perceptions sonores aux perceptions visuelles qui recrée expérimentalement les conditions naturelles de l’acquisition du langage’”75.

On mise sur “l’écoute active” des dialogues et la projection d’images fixes, qui sont des dessins simplifiés, aux éléments soigneusement sélectionnés. La succession d’images fixes est à voir comme une étape intermédiaire entre l’image unique (type diapo) et le film animé. Les images de ces méthodes audio-visuelles sont des films fixes projetés à l’ensemble du groupe d’apprenants et destinés à faciliter l’accès commun au sens du dialogue. En effet, il importe que l’image soit projetée quelques secondes avant le segment sonore. L’écoute active consiste à différencier, reconnaître les éléments déjà appris, et à comprendre les éléments nouveaux grâce à l’image “illustration”, au contexte linguistique, et aux explications apportées par le professeur. Nous ne développerons pas ici le “déroulement de la leçon”, mais voulons insister sur les liens qui unissent l’image et le son. Dans une étude sémiologique des images de méthodes audio-visuelles intégrées, Claude Germain76 montre comment chaque image est faite en fonction d’un découpage linguistique du texte dont l’unité de mesure est le “sémantème”, défini comme un groupe sémantique. Par exemple à l’énoncé : “oui j’habite /place d’Italie /à Paris” (qui comprend trois groupes sémantiques) correspondent trois images (21, 22, 23) dans la leçon 1 de VIF. L’illustration est donc la fonction première attribuée à l’image : “‘l’image illustre un référent du signe linguistique et permet la présentation et la compréhension sans autres truchements de termes isolés’.”77

Cependant le livre de l’élève ne contient aucune transcription graphique des dialogues. L’image est un appui à la compréhension dans la mesure où il n’y a pas de passage par la langue maternelle - acquis de la méthode directe -. Elle est supposée renvoyer à des signifiés iconiques et non à d’autres signifiants plus ou moins équivalents en langue maternelle.

Henri Besse pour sa part évoque à propos des premières méthodes audiovisuelles les “icônes de transcodage”78 où bien souvent le locuteur n’apparaît pas, c’est un présentateur en voix off ; le décor n’est pas toujours celui de l’énonciation, mais sert de fond. Les vignettes renvoient simplement à un énoncé ou partie d’énoncé. En fait, “‘ce n’est pas l’image qui est première, mais le texte qui est lui-même fondé sur un certain nombre de structures à acquérir’”.79 La volonté de structurer l’image, pour mieux reproduire les schémas linguistiques, aboutit à la réalisation des images codées, (les personnages dans les bulles) qui sont l’exemple extrême du dévoiement de l’image en pédagogie. Ces images comprennent divers symboles et signes ajoutés (comme des flèches, des points d’interrogation, d’exclamation, des croix, des bulles, etc..) qui demandent à leur tour à être décodés. Il y a nécessité d’un apprentissage de l’apprentissage.

L’important reste bien sûr le linguistique, la visualisation des énoncés et non la continuité situationnelle ; c’est le dialogue qui structure les séquences d’images. Les auteurs de VIF recommandent d’insister sur “l’imitation la plus fidèle de l’intonation dans toutes les parties de la leçon : c’est par cette imitation de l’intonation, qui est une stimulation physiologique, que les ensembles de phrases vont s’ancrer dans le cerveau de l’étranger”.80 En comparaison, l’étude de De Vive Voix fait apparaître un très grand nombre d’images dont le rôle est de “‘mettre en scène des personnages, lesquels sont en rapport vivant de communication à l’occasion d’un fait ou d’un événement de leur vie quotidienne’”81. En ce qui concerne les éléments constitutifs de l’image, on peut distinguer ceux qui ont pour fonction d’être le simulacre d’une situation de communication, et ceux qui ont pour fonction la figuration aussi exacte que possible de la signification linguistique. Par exemple dans la leçon 20 :

A la poste.

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On remarque que De Vive Voix recourt parfois aux images codées évoquées pour VIF : mais les images sont moins stylisées, on note davantage de détails “réalistes”. D’une manière générale, on relève l’ambiguïté des fonctions attribuées à l’image pédagogique qui accompagne une présentation dialoguée : “‘elle est destinée soit à transmettre des significations, soit à représenter les conditions d’emploi de la langue, soit à jouer les deux rôles’”82 .

En ce qui concerne le rôle de l’enseignant, il est souvent amené à intervenir pour donner l’accès au sens : il a recours aux gestes, à la paraphrase et à d’autres images pour expliquer les significations nouvelles. Il peut recréer une situation identique en classe ou s’aider du tableau. Les enseignants utilisateurs des MAV ont réagi différemment aux techniques audiovisuelles et peuvent se classer en deux groupes. D’une part, ceux pour qui la “machine” est investie d’un nouveau pouvoir et semble même indispensable : certains ont vu là la fin des pédagogues qui sont amenés à s’effacer derrière la machine. En tant que médiateurs “habituels”, ils se sont sentis abusés par les documents audiovisuels, car devant suivre les indications d’exploitation, ils sont devenus des utilisateurs, voire des répétiteurs. En cela on a pu parler d’état de dépendance de l’enseignant par rapport à la méthode audiovisuelle. Le problème relève en fait de la dimension communicative de la démarche d’utilisation : la méthode vidéo en tant que matériau central prend en charge le processus de formation. Face aux changements didactiques jugés superficiels, certains enseignants, désenchantés, ont dénoncé la situation dès la fin des années 70 :

‘“l’audiovisuel de masse n’est pas plus libéral que le cours magistral, les destinataires des messages restent dans une situation de dépendance et d’obéissance à l’égard d’une autorité donnée’83

D’autres ont vu la possibilité de s’effacer complètement pour laisser place aux projets de l’apprenant, par le biais de l’enregistrement au magnétophone ou de la TV en circuit fermé. On a cru à l’autonomie complète : “‘Le magnétophone et le magnétoscope seraient les instruments décisifs de la formation de soi par soi’.”84 Ceci peut être effectivement le début d’un nouvel apprentissage, d’une formation au “savoir-être”, si son emploi ne se réduit pas à l’auto-correction.

On retient généralement comme traits positifs de la méthodologie et des différentes méthodes audiovisuelles (MAV) développées par le Crédif d’avoir donné la priorité à la langue orale, et notamment dans le domaine de la compréhension orale, où la MAV est jugée plus efficace que les matériaux traditionnels écrits. On reconnaît comme point fort la présence systématique de l’image : celle-ci ne sert pas que de facilitateur dans l’élucidation des textes des dialogues oraux, mais on reconnaît l’influence de la réalité extérieure et non-verbale, de la situation extralinguistique, sur la signification des données langagières85. La méthode compte aussi sur le pouvoir de motivation de l’image sur les apprenants. Les personnages doivent être proches par leur psychologie, leurs préoccupations et leurs activités. Cela doit permettre dans un premier temps de s’identifier pour ensuite jouer les situations et provoquer l’activité des apprenants. Cependant dès le milieu des années 70, de nombreuses critiques86 sont adressées aux MAV, auxquelles des reproches de fonds sont faits. Ils peuvent être résumés à quatre points d’après la position de Firges87 : il constate un déficit lors de l’analyse des occurrences verbales proposées et un manque de supports cognitifs ; le transfert n’est pas suffisamment assuré à cause de l’accent trop fort mis sur des comportements d’apprentissage de type réception et reproduction ; la longueur excessive des leçons ainsi que la progression grammaticale trop rapide freinent la motivation ; il note également l’absence de textes non dialogiques. C’est un des reproches que l’on peut faire aux dialogues, de se limiter à un seul type de langue. Ainsi s’explique la lente désaffection des didacticiens pour les méthodes audiovisuelles qui se tournent davantage vers le communicatif, la participation de l’apprenant et le contact direct avec le matériau.

Une évolution se dessine au travers de la méthode C’est le printemps 88 (1975) qui est une transition vers le courant communicatif. Des modifications vont être apportées au matériel audiovisuel en ce qui concerne le caractère rigide des dialogues, la thématique trop conventionnelle et le manque de profondeur des personnages auxquels il n’est pas possible de s’identifier.

‘“C’est le printemps est né d’une critique du contenu des méthodes audiovisuelles et de l’ennui qu’elles suscitaient généralement. C’est le printemps est également né d’une critique d’ordre linguistique”.89

On retrouve toujours du matériel sonore et visuel : des dialogues qui sont présentés sous deux formes (pédagogique ou plus proche de la langue authentique), ils apportent également le rythme et l’intonation. Il est précisé par les auteurs que “‘le montage de la bande sonore a pour but de permettre au professeur des formules pédagogiques variées, adaptées aux besoins et au niveau de la classe.’”90 D’autre part, on trouve une nouvelle conception de la partie visuelle des dialogues :

‘“les images sont conçues et réalisées par des dessinateurs humoristiques dont la vocation n’est pas pédagogique : pas de dessin scolaire donc mais des traits accentuant les mimiques, les gestes qui font partie intégrante du comportement.”91

Les auteurs ont tenté une approche “cinématographique” des images en reprenant des techniques de plan différents (plongées, contre-plongées, gros plan ...). On trouve deux sortes d’images : les dessins accompagnant les dialogues sous forme d’images situationnelles, non codées, et des photos. Les dessins ne sont pas là pour expliquer le dialogue, mais servent à illustrer le contexte ou la situation mimo-gestuelle. L’image est devenue situationnelle (par opposition aux images illustration/traduction). Les éléments iconiques collent moins à l’énoncé, certains ne sont pas repris dans le dialogue ou sont à comprendre plus largement à l’intérieur d’une séquence d’images.

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On constate que le message visuel attire davantage l’attention sur les gestes et éléments non linguistiques qui permettent d’appréhender la situation plus globalement. Ces images indépendantes, complémentaires au dialogue, font apparaître une nouvelle fonction didactique axée sur l’expression des apprenants : la création de dialogues, l’interprétation des images, la prise de position personnelle sur la situation et le contenu. Par le biais de photos en couleur, l’image devient document ; elles apportent une information culturelle et sont à voir comme une présentation ou sensibilisation au dialogue, et comme point de départ de discussions. L’image joue également sur l’humour qui est un facteur de motivation, et sur les implicites vus comme déclencheur d’expression.

Pour conclure sur la période audiovisuelle, on fera le constat d’une évolution des méthodes SGAV entre la première et la deuxième génération, par une adaptation au contexte d’enseignement. Certains méthodologues, comme Paul Rivenc, reconnaissent l’importance des éléments para-linguistiques dans l’apprentissage d’une langue : “‘ce sont eux qui - souvent en marge de tout message linguistique - transmettent à l’élève une information sur la ‘civilisation’ du groupe social dont il étudie la langue et le mode de vie’”. 92

Il y a là un glissement de la seule finalité linguistique vers un enseignement plus largement culturel. Comme Henri Besse, on peut reconnaître que la méthode SGAV “permet d’apprendre, relativement rapidement à communiquer oralement (en face à face et dans des situations conventionnelles : salutations, diverses transactions) avec des natifs de L2”93. Mais elle ne permet pas de comprendre encore les natifs entre eux, ou la langue des médias, car les dialogues de départ sont trop épurés. On sent peu à peu le besoin de se libérer des contraintes méthodologiques : les critiques émises insistent sur le côté monolithique de la MAV, la centration sur la méthode, et peu sur l’apprenant. Cependant l’image, malgré une évolution de son rôle, elle ne fait plus directement référence au lexique du dialogue mais à la situation d’énonciation, est encore sous le contrôle du linguistique. Daniel Coste dénonce à ce niveau “‘les tentatives de réduction de l’image opérées par le linguistique” et conteste “que les icônes puissent être des véhicules neutres de significations elles-mêmes neutres’.”94

Notes
74.

Voix et Images de France, (VIF), P. Gubérina et P. Rivenc, Cours CREDIF, Didier Paris, 1962 ; De Vive Voix , M. Th. Moget, Cours CREDIF, DIDIER, Paris, 1972.

75.

VIF 1, Livre du Maître, p. 24., éd. 1971.

76.

Claude Germain, “Étude sémiologique d’images pédagogiques”, in ELA 17, L’image en didactique des langues, DIDIER, Janvier-mars 1975, pp. 44-59.

77.

Robert Galisson, Daniel Coste (sous la direction de), Dictionnaire de Didactique des Langues, Hachette, pp. 271-272.

78.

Pour approfondir ces notions nous renvoyons à Henri Besse, “Signes iconiques, signes linguistiques”, in Langue Française n°24 : Audio-visuel et Enseignement du Français, Larousse, déc. 1974, pp. 27-54. Egalement l’article de Rémy Porquier et R. Vivès “Sur quatre méthodes audio-visuelles”.

79.

A. Dupré Latour-Lauginie, “L’image dans les méthodes de Français Langue Etrangère”, Travaux de didactique du FLE n°3 , Montpellier, 1993, pp.69-80.

80.

Voix et Images de France, Préface p. XXIII.

81.

De Vive Voix, Livre du Maître p. 7.

82.

Claude Germain, ibidem p. 48.

83.

Michel Tardy, Média n° 96-97, oct-nov. 1977, p. 14.

84.

Michel Tardy, Média n° 96-97, op. cit., p. 10.

85.

Nous reprenons quelques arguments apportés par Albert Fuß dans son article sur les “Évolutions dans le cours de langue audiovisuel”, “Vom Dia zum Video - Entwicklungen im audiovisuellen Sprachunterrricht”, in Bayreuther Beiträge zur Glottodidaktik, Bd2, Udo Jung (Hrsg.), Frankfurt am Main, 1992, pp. 155.

86.

Nous pensons notamment aux études menées par Ludger. Schiffler à propos de VIF Einführung in den audio-visuellen Fremdsprachenunterricht, Quelle & Meyer, Heidelberg, 1973.

“Wie sollen Bilder im Fremdsprachen-Anfangsunterricht gestaltet sein ? Empirische Uberprüfung der Semantisierungsfähigkeit verschiedener Bildkonzeptionen”, Praxis des Neusprachlichen Unterrichts 22, 1975, pp. 65-79.

87.

J. Firges, “Die Credif-Methodik -Versuch einer kritischen Bestandaufnahme” in Innovationen des audiovisuellen Fremdsprachenunterrichts . Bestandaufnahme und Kritik , Frankfurt am Main, 1976, pp. 23-38.

88.

C’est le printemps, ensemble pour l’enseignement du français langue étrangère, Jacques Montredon, Geneviève Calbris, C. Cesco, et al., Paris, CLE international, 1975.

89.

C’est le printemps, Livret de présentation, p. 2.

90.

Ibidem, p. 4.

91.

C’est le printemps, p. 7.

92.

Paul Rivenc, “Vers une approche sémiotique du ‘discours audio-visuel’ dans les méthodes d’apprentissage linguistique”, in Journal de psychologie normale et pathologique, n° 1-2, janv.-juin 1973, p. 192.

93.

Henri Besse, Méthodes et Pratiques des manuels de langues, Paris, CREDIF-Didier, 1985, p.45.

94.

Daniel Coste, “Les piétinements de l’image”, in ELA 17, p.17.