Parallèlement à la période audiovisuelle que connaît l’enseignement des langues, les recherches sur le langage au sens large du terme vont influencer la linguistique et la didactique du français langue maternelle. Le développement de la sémiologie par Roland Barthes202 remet en cause la notion essentielle de la transparence de l’image et établit la distinction entre la réalité et la représentation de celle-ci. De même, les recherches de Christian Metz203 sur les messages visuels ont permis aux pédagogues de faire avancer la réflexion quant à un enseignement de l’image. L’existence des moyens audiovisuels dits de masse, tels le cinéma et la télévision, ne laisse pas les enseignants indifférents, mais crée une situation nouvelle à laquelle ils ne sont pas préparés. Une opposition se dessine entre culture scolaire et culture de masse204, entre espace scolaire et non scolaire. Michel Tardy voit dans cette situation un déplacement de la dispension du savoir et la possibilité d’un renouveau méthodologique :
‘“L’existence du cinéma et de la télévision est sans doute le plus grand défi qui depuis longtemps ait été lancé à la pédagogie. Mais la pédagogie refuse généralement de ramasser le gant et essaie de résoudre le problème sans même le poser”.205 ’Il n’est à cette époque question que d’introduire l’enseignement du cinéma, la télévision n’étant pas encore considérée comme un “objet culturel”. Le cinéma doit alors suivre la voie de l’intégration, il doit s’adapter aux catégories existantes par le biais du contenu - pour les langues, c’est le contenu linguistique - ou par le côté noble, l’esthétisme. La tendance est dans un cas comme dans l’autre, celle de l’utilitarisme. Le contenu du film est anéanti par les préoccupations pédagogiques :
‘“L’oeuvre cinématographique est souvent subordonnée à une finalité qui lui est extérieure et dont elle devient et bascule tout entier du côté de la géographie, de l’histoire ou des langues vivantes. Avec la complicité du pédagogue, la matière exprimée dévore le moyen d’expression.”206 ’On oublie que la pédagogie de l’image passe par le contenu et l’art, mais aussi par sa nature, que l’image n’est pas un miroir. Si un savoir pratique est nécessaire pour aborder le cinéma et la télévision, on considère trop souvent qu’ils ne sont que procédés techniques. L’innovation consiste en un apprentissage du “langage cinématographique” établi une fois pour toute. C’est la réduction à des schémas de type linguistique, à des “grammaires visuelles” qui sont dangereux. Il doit y avoir affrontement entre les buts pédagogiques et les données cinématographiques ou télévisuelles, et non absorption de l’un par l’autre. La constatation de Michel Tardy est sans appel : “‘La modernité de l’objet est anéantie par le classicisme de la méthode’”207.
Par ailleurs, un chercheur en didactique du français, Geneviève Jacquinot, s’est intéressée au film didactique qui était développé à la même époque. Ses nombreux travaux ont mis à jour comment se produit la rencontre de deux milieux, celui de l’audiovisuel et celui de l’enseignement de la langue maternelle, notamment dans Image et Pédagogie 208. Cette analyse du film didactique en tant qu’outil pédagogique montre comment les codes propres au cinéma sont utilisés en vue d’autres usages, ici des objectifs de formation et d’information, et dans un cadre particulier celui de l’apprentissage. Certains éléments mis à jour pour le film didactique sont encore valables aujourd’hui pour les documents pédagogiques télévisuels.
Le constat à propos de l’image permet de dire que l’accent est mis sur un type d’image, le film documentaire, qui véhicule avant tout des savoirs. Cela rejoint les propos de Michel Tardy : le documentaire est valorisé (document sur quelque chose) par rapport à la fiction, car “‘notre pédagogie positiviste accorde plus d’importance aux choses qu’aux hommes et le documentaire répond généralement à ses inclinations’.”209 De même en ce qui concerne les pédagogues : “‘on accorde un privilège abusif aux valeurs d’information qu’on refuse aux valeurs d’évasion’”. Les films sont souvent envisagés comme la fenêtre ouverte sur le monde, l’apport de réel dans la classe. Cependant, d’un point de vue référentiel, le film didactique renvoie à une certaine image de la réalité, distincte à la fois du film de fiction et du monde réel. L’analyse de matériel pédagogique des années 90 menée en 1.2.3.2. rejoint ici la tradition du film pédagogique. On peut observer la continuité méthodologique principalement en ce qui concerne les structures signifiantes propres au film pédagogique des années 70. Elles sont de quatre sortes : l’une concerne la relation qu’entretient le message filmique avec le monde qu’il “représente”210 ; l’autre, la place qu’occupe le destinataire du message dans l’énoncé filmique ; la troisième codifie, au plan de la bande image, l’agencement des séquences ; la quatrième concerne l’articulation entre la bande image et la bande son. Nous reprenons rapidement les conclusions de Geneviève Jacquinot qui font ressortir que la structure des documents filmiques est purement didactique. Ainsi à la diégèse d’un message narratif d’un film de fiction (instance diégétique) correspond une “instance didactique” du film didactique qui est l’articulation des trois référents. Au niveau de l’articulation entre l’énoncé et l’énonciation, le message filmique didactique introduit le destinataire dans le message (notion d’implication). On constate que le degré d’implication est très grand lors des adresses au spectateur, il y a rupture du récit au profit du discours.211 Le spectateur devient le regardé et non plus le regardant. Ceci rejoint les procédés mis à jour dans notre analyse et confirme la permanence de caractéristiques audiovisuelles pédagogiques.
Au niveau de la technique filmique, on remarque que le montage ne sous-tend pas la structure temporelle, mais que c’est l’articulation logique qui détermine l’agencement des séquences. En effet, le but des différents procédés est de faciliter les opérations de compréhension. La démarcation entre les séquences est également assurée par le son, en redondance sur l’image. Le dernier point concerne les rapports entre l’image et le son : comme premier constat, la musique sert de toile de fond dès que s’arrête la parole ; ou bien elle est au service de l’image, elle tend vers la monosémie pour renforcer le sens voulu. Le bruit est utilisé comme substitut analogique du monde, et généralement il est toujours justifié. La musique cède la place au commentaire, et on note peu de silences. On trouve deux types d’articulation entre les images et les paroles : selon que le discours est premier, l’image a pour fonction d’illustrer, elle dure autant que l’explication verbale l’exige ; ou que l’image est première, le commentaire apporte des informations complémentaires, mais l’essentiel est ce qui est donné à voir. Sans vouloir entrer ici dans les différentes fonctions des rapports image-son, ce qui ressort est l’importance du commentaire qui est une caractéristique des films pédagogiques : la parole assure le contrôle de l’image. Les différents éléments sonores servent à assurer le caractère univoque du message, c’est le mythe de l’interprétation unique et de la communication non ambiguë. En effet, comme l’a démontré Geneviève Jacquinot :
‘“L’articulation des séquences vise à reproduire la démarche linéaire d’un discours linguistique. Les éléments signifiants de l’image sont rarement utilisés avec une intention didactique précise.(...) La seule fonction spécifique de l’image systématiquement exploitée est sa fonction analogique.”212 ’Cette conclusion peut aussi bien s’appliquer à des documents pédagogiques pour l’enseignement de la langue où l’usage de l’image est très réducteur : il n’envisage pas les signes spécifiquement iconiques ou filmiques, et n’admet que peu de référents culturels et sociaux. On vise d’abord un enseignement du contenu ; les objectifs de formation sont réduits à ceux d’information ce qui provoque l’ennui du spectateur apprenant et le désintérêt pour la matière.
Nous renvoyons aux articles fondateurs de Roland Barthes, “La rhétorique de l’image” et “Éléments de sémiologie”, Communications n°4, 1964, pp. 40-51, 91-134.
Le numéro 15 de la revue Communications est consacré à “L’analyse des images”, 1970.
Roland Barthes en introduisant pour la première fois dans Mythologies (1952) différents aspects de la culture populaire a ébranlé la notion d’objet culturel.
Michel Tardy, Le Professeur et les images, PUF, Paris, 1966 1. éd., p. 23.
ibidem, p.32.
ibidem, p. 41.
Geneviève Jacquinot, Image et Pédagogie, PUF, 1977. L’étude a porté sur trois films scientifiques, le premier sur un site archéologique et un peuple de la préhistoire “Les Magdaléniens”, le deuxième sur un sujet de sciences naturelles “le Hamster” et le troisième de civilisation la ville de “Montréal”.
Michel Tardy insiste sur la frontière mouvante entre les deux genres, et que par un glissement, on en vient à définir le documentaire par son sujet et non par sa méthode. Le Professeur et les images, op. cit., p. 30.
C’est ce que Geneviève Jacquinot a appelé “les trois référents du film”: “On peut dire que le monde que présuppose le film pédagogique est triple. Il y a le monde mondain ou monde de tout le monde (premier référent), le monde du spécialiste (deuxième référent), le monde de la classe (troisième référent). Genevière Jacquinot, Image et Pédagogie, op. cit., p. 61.
Reprenant la distinction de Benvéniste sur le discours, et appliquée à l’image, on dira que “dans le registre du discours, l’implication est immanente, un commerce s’engage, plus ou moins direct entre le personnage de l’image et le spectateur-élève auquel il s’adresse ; dans le registre du récit, l’énonciateur est hors image, l’image n’est plus interpellante, l’implication du spectateur-élève passe par le relais de procédures plus discursives.” ibidem, p. 74.
ibidem, p. 118.