2.2.1.2.3. Le statut des locuteurs

Après l’activité d’identification des locuteurs par leur apparence, leur posture et leurs mimiques (niveau minimal mais indispensable de lecture), de nombreuses activités liant image et son permettent de mesurer la place de l’émetteur dans le message et d’approcher progressivement le texte verbal. Cela renvoie à l’énonciation, domaine où les recherches des linguistes ont été les plus actives. L’énonciation est définie comme “un acte au cours duquel des phrases s’actualisent, assumées par un locuteur (et un auditeur ou lecteur) particulier, dans des circonstances spatiales et temporelles précises.”350 Les relations entre énoncé et énonciation sont complexes, elles renvoient aux éléments du cadre énonciatif, à savoir : les protagonistes du discours (émetteur et destinataire(s), à la situation de communication qui comprend les circonstances spatio-temporelles, et les conditions générales de la production/réception du message.351 Cette nouvelle étape conduit à s’intéresser à la mise en scène télévisuelle sous l’angle du statut des locuteurs, visibles ou non visibles à l’écran, à considérer des images où l’émetteur est apparemment absent, comme dans le cas d’un son off, mais se manifeste sous d’autres formes. Par ailleurs, la diversité des genres télévisuels ainsi que le mélange des genres au sein d’une même émission augmentent la difficulté de la recherche. Nous retiendrons comme énonciateurs principaux les journalistes, les présentateurs et les animateurs qui assurent la fonction de médiation entre l’émetteur et le destinataire ; on trouve également sur la scène médiatique la présence d’énonciateurs secondaires ou d’interlocuteurs, ce sont les invités (personnes célèbres, hommes publics), les témoins et de public 352. Le cadre spatio-temporel sera traité dans le chapitre suivant, les lieux.

L’approche de l’énonciation télévisuelle peut être facilitée pour l’apprenant par la reconnaissance de ce que nous appellerons “l’énonciation iconique”, c’est-à-dire les traces du locuteur dans l’image, avant d’analyser l’énoncé lui-même. En effet, l’apprenant étranger se trouve confronté à une première difficulté : il doit comprendre à partir des images le fonctionnement de l’interlocution, faire des hypothèses sur la hiérarchie des locuteurs en présence, se repérer dans l’espace médiaté. A travers l’analyse des personnes, l’apprenant peut découvrir et s’approprier des stratégies de discours nouvelles, développer une compétence linguistique. Quelques cas de figure vont être examinés, en mettant à chaque fois en regard l’image et le verbal.

En tant que didacticien, on pourrait par exemple penser que la présence à l’écran d’un locuteur unique en situation de discours est une aide essentielle à la compréhension du message. Or dans le cas du JT, un des genres le plus étudié, la seule présence du journaliste à l’écran ne garantit pas la compréhension : ce n’est pas parce que le journaliste s’adresse au téléspectateur “les yeux dans les yeux” que la perception du message est toujours facilitée ou qu’il est compris intégralement. Plusieurs arguments vont même dans le sens contraire : suivant une règle de la profession, le journaliste ne laisse transparaître que peu de marques participatives (posture, mimiques faciales...) ; on peut parler ici de pauvreté informative de l’image qui ne montre que le buste du présentateur. De plus, seule une vignette dans la partie gauche de l’écran apporte des éléments contextuels (localisation ou mot-clé, image fixe). Au niveau du verbal, le discours est un texte rédigé à l’avance et lu sur un prompteur ; il est dit à un rythme soutenu et ne peut être pris pour de l’oral spontané. - Nous ne développons pas cet aspect qui concerne le message linguistique, ce sera l’objet du chapitre 2.2.2.- On constate donc dans ce cas que les images, avec un énonciateur unique plein écran, locuteur professionnel, contiennent peu de marques énonciatives, que le message est essentiellement porté par le verbal. Cette forme télévisuelle exigera un bon niveau linguistique de l’apprenant pour être utilisée en cours de langue.

Une autre distinction intéressante pour la situation d’apprentissage est établie par Philippe Viallon à propos des fictions et des émissions documentaires, ou des JT tout en images, c’est le cas de l’émetteur absent353 : il n’y a pas d’énonciateur à l’écran, mais il y a production d’un discours en son off. L’absence à l’écran des deux médiateurs essentiels que sont le présentateur et le studio tend à laisser croire à l’absence de l’instance d’énonciation. Elle est en fait prise en charge par d’autres signes sémiotiques iconiques d’abord, filmiques, scripto-visuels et verbaux.354 Chaque couche sémiotique portera une part des informations qui seront “directement” mises en relation les unes avec les autres sans l’intervention apparente d’un médiateur. Les marques énonciatives seront donc moins nombreuses, réparties entre l’iconique et le verbal : la lisibilité du message dépendra essentiellement de leur mise en relation, de l’émetteur qui instaure des rapports de complémentarité ou d’opposition entre les deux canaux355. Ce type d’image commentée sera certainement facilitateur pour la situation d’apprentissage, notamment lorsque il y a convergence de signification entre l’image et le son.

Une distinction utile pour l’apprentissage est à faire ensuite au niveau des émissions de plateau (information, magazine, talk-show) où l’on rencontre deux types de locuteurs : les professionnels de la parole, que sont les journalistes, les animateurs, les experts et spécialistes ; et les témoins, ceux qui regardent et parlent de l’événement en observateurs356. Il ressort des différents études sur la mise en scène télévisuelle, qu’à la différence d’autres médias comme la presse, les locuteurs sont tous placés sous l’autorité du journaliste médiateur : Veron parle à son propos de “méta-énonciateur” et d’”énonciateurs secondaires”357 pour ceux à qui il accorde la parole. Pour l’apprenant, la structure visuelle de l’émission ou de la séquence donne des indications sur le type de l’interaction qui se déroule : le choix des locuteurs, la place que chacun occupe dans l’espace, le temps de parole laissent présumer du rôle ou du statut de chacun. Avant d’approcher la compréhension du texte proprement linguistique, nous pensons que la situation d’énonciation est pour l’apprenant un facteur d’implication dans le message. En effet, l’apprenant se trouve, comme le spectateur natif, confronté à une situation de communication particulière qui n’est pas sans rappeler la situation didactique. D’une part, les journalistes, en tant qu’instance énonciatrice principale, sont les détenteurs de l’information à transmettre aux téléspectateurs.358 D’autre part, le téléspectateur assiste à l’échange discursif entre les personnes physiquement présentes sur le plateau auquel vient s’ajouter la relation médiatée avec le spectateur, destinataire final du message, c’est le “contrat de parole” défini par Charaudeau359. Plusieurs niveaux énonciatifs sont emboités les uns dans les autres, et à travers la mise en scène visuelle complexe, le destinataire visé est le téléspectateur absent. De son côté, l’apprenant, récepteur non prévu dans le circuit de la communication, peut passer du statut d’apprenant à celui de partenaire de la communication médiatée. C’est ici le rôle de l’enseignant que de l’associer à l’interaction.

Il ressort donc que le téléspectateur est inclus dans le dispositif d’énonciation, il peut être directement impliqué dans le discours du médiateur qui en a le privilège, ou être tenu à distance, hors du plateau, selon les moments. La recherche des marques énonciatives est une façon d’approcher le message verbal. Il sera ensuite possible d’affiner la compréhension par une analyse du message linguistique, notamment au niveau syntaxique ou sémantique.

Nous nous proposons, après le repérage visuel de l’énonciation, de mettre en évidence, à travers quelques exemples, des tendances liées à des stratégies de discours différentes. Cela conduit à rechercher des formes de didacticité, au sens donné par Sophie Moirand360, dans la mise en scène des discours médiatiques. On peut s’intéresser à la dimension interactionnelle du discours des journalistes dans une émission de plateau de type JT, ou dans un magazine, et à la présence des marques personnelles. Pour l’apprenant, les adresses verbales au téléspectateur seront à décoder comme autant de signaux d’attention et d’implication. Elles sont parfois la marque d’une “didacticité exhibée”361, volonté qui s’affirme également dans la construction de l’émission, dans le choix des personnes filmées et l’apport de documents filmés. Il sera ainsi nécessaire pour l’apprenant de distinguer les niveaux d’énonciation : celui du dialogue entre énonciateurs principal et secondaire, (caractérisé par l’alternance “je/on-vous”) et celui de l’emploi du “vous” qui renvoie obligatoirement au destinataire. On voit ici le rôle joué par les signes non verbaux, principalement le regard, comme soutien de la compréhension. On remarque l’emploi plus rare de la marque “nous/on” qui est une façon d’inclure le locuteur et le récepteur dans le discours, par exemple dans la séquence météo, notamment dans l’ouverture et la clôture. Nous détaillerons cet exemple dans l’analyse du texte verbal. On peut cependant dire, à la suite de Philippe Viallon, que les moments où le présentateur privilégie les marques phatiques (vous) sont l’expression du “lien social”362. Ceci demandera donc de la part de l’apprenant des capacités pour différencier et interpréter ces discours.

Une autre forme personnelle, également présente dans le discours, “je” est fréquemment utilisée par les animateurs et les présentateurs, elle est intéressante pour l’apprentissage, car elle met en place à l’écran un dialogue à un double niveau. C’est par exemple la question posée par le journaliste et que les spectateurs aimeraient poser à l’interviewé. Le pronom “je” renvoie à une double fonction : celle du locuteur médiateur - c’est pour reprendre l’expression de Lochard et Boyer363 “la consécration des médiateurs” -, ou bien elle assume une fonction didactique qui est la prise en charge du récepteur par l’énonciateur, sujet apparent. C’est notamment le cas lorsque le journaliste demande une explication et joue le naïf pour permettre au téléspectateur d’obtenir un complément d’informations sur le sujet. Le journaliste apparaît comme le destinataire direct de la réponse, alors que les deux participants savent très bien que l’échange est mis en scène pour le téléspectateur. On retrouve le procédé de “double énonciation”, un échange se construit à trois entre le médiateur, l’invité et le téléspectateur. Cette situation est plus ou moins familière à l’apprenant qui trouve en la personne de l’enseignant ce dédoublement énonciatif ; on pense ici à la nature métalinguistique du discours de l’enseignant et à l’apprenant qui doit reconnaître le “code de communication” employé : énonciation réelle ou simulée364.

Par ailleurs, l’utilisation d’un “je” que l’on peut qualifier de non linguistique est didactiquement intéressante : il s’agit de mettre en évidence différentes techniques filmiques apparentes dans la mise en scène, par exemple la mobilité de la caméra (le cameraman se déplace la caméra sur l’épaule pour suivre l’acteur principal). La caméra subjective est une technique où l’implication du spectateur est très forte ; elle est utilisée dans les émissions ludiques où l’action est au centre (retransmissions sportives, mais aussi dans les “chasses au trésor”), elle prend le point de vue du sportif en train de réaliser un exploit. L’usage de cette forme renvoie non pas à l’émetteur (sujet apparent) mais au récepteur (sujet en second) : on met le spectateur au centre du spectacle, on cherche à développer chez l’individu un sentiment de participation de plus en plus grand, voire d’action. Cette stratégie de “captation”365 - d’autres procédés ont recours à la dramatisation et la scénarisation - est à notre sens porteuse de motivation pour l’apprentissage. Là où le média cherche une communication de proximité et de contact, à impliquer le spectateur dans le spectacle, il nous paraît possible pour l’apprenant de s’associer au message et de tirer profit de sa dimension communicative. On pense ici à des activités de description et d’expression à partir des images qui offrent au groupe d’apprenants un référent commun, extérieur à la situation d’apprentissage. En revanche, certaines émissions modifient les rapports habituels instaurés à l’écran, ceci se traduit par exemple par l’emploi du “tu”. Cette forme apparue à la télévision dans les années 80 reste plutôt réservée au divertissement. Son emploi est rare car elle crée de nouveaux modes de communication, et un degré d’intimité voire de familiarité entre énonciateur et récepteur pas toujours bien ressenti :

‘“Le spectateur ne peut plus se sentir dans une communication de l’ordre du spectacle, du social, mais du personnel, du cercle étroit.”366

Ce dernier type de texte télévisuel semble peu adapté à la situation d’apprentissage en classe car il exigera des apprenants de s’identifier à un type de récepteur très ciblé. Il reste cependant difficile de déterminer le caractère didactique d’une émission de télévision, car les formes télévisuelles sont changeantes. Une étude menée au cediscor367 sur la didacticité des discours, particulièrement dans les médias écrits et à la radio, insiste sur les différents degrés et formes de didacticité que l’on rencontre. On retiendra de ces premières conclusions que trois paramètres sont à prendre en compte : le public visé plus ou moins large, le locuteur et son rôle de médiateur de savoirs, et enfin les représentations que se fait le média des attentes du public et de ses connaissances.

Après ces différents repérages à partir de l’image, il est alors possible de travailler sur le texte verbal et de faire un travail linguistique complexe mêlant différents codes (verbal, kinésique et proxémique) - nous traiterons des rapports entre visuel et sonore dans le chapitre2.2.2.-. On peut s’intéresser à la dimension cognitive du message et rechercher dans la syntaxe et le lexique les processus d’information, d’explication, d’argumentation. Mais on peut aussi avoir une entrée par les “préconstruits culturels” ; Thierry Lancien insiste particulièrement sur les différentes représentations de l’information368 qui varient d’une culture à l’autre, que ce soit au niveau des dispositifs ou des discours de l’information - nous allons y revenir dans les chapitres suivants à propos des lieux et de l’espace -. L’apprentissage est alors davantage orienté vers une compétence discursive et informative.

Notes
350.

O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire des sciences du langage, Seuil, 1972, p. 405.

351.

Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, p. 30. On peut aussi se reporter à Dominique Maingueneau, Approche de l’énonciation en linguistique française, Hachette Université, Paris, 1981.

352.

Cet aspect sur les caractéristiques des locuteurs a été traité notamment par Guy Lochard, Apprendre avec l’information télévisée, Retz, 1989 et Thierry Lancien dans Le Journal télévisé, op. cit., pp. 90-100.

353.

Philippe Viallon, L’analyse du discours de la télévision, Chapitre IV L’énonciation ou la trace de l’émetteur, PUF, 1996, pp. 91-108.

354.

Dans sa thèse sur le journal télévisé d’Arte, le Huit et Demi JT franco-allemand tout en images, Jean-Michel Utard constate que l’absence de présentateur à l’écran entraîne l’absence de marqueurs énonciatifs : en l’absence d’un émetteur visible, il n’y a pas de mise en scène verbale d’un récepteur. Cependant l’instance énonciatrice se manifeste dans les titres et sous-titres par exemple et aussi dans le verbal. Depuis le JT a évolué vers une forme avec présentateur, tantôt en langue allemande, tantôt en français.

355.

Pour cerner les notions de redondance et de complémentarité entre les images et le linguistique, on lira Thierry Lancien, Le journal télévisé, pp. 71-77.

356.

Christian Hermelin parle d’une spirale médiatique entre notoriété et inconnu, où le notoire est sollicité pour donner de l’importance aux faits. Il est également vrai de dire que c’est la participation à l’action notoire qui est cause de célébrité, provisoire ou durable. Apprendre avec l’actualité, CLEMI, Retz, 1993, pp. 50.

357.

Eliseo Veron, Communications 38, p. 114 ; Construire l’événement, Paris Editions de minuit, 1981.

358.

Pour corroborer cette affirmation, on rapporte les paroles d’un présentateur du JT, Patrick Poivre d’Arvor pour qui “le journal reste l’endroit (...) où l’on peut être maître d’école. J’aime expliquer aux gens et j’aime le débat permanent”. L’homme d’image, Paris, Flammarion, 1992.

359.

On se réfère à Patrick Charaudeau pour qui : “Tout acte de communication est interactionnel et contractuel”, Grammaire du sens et de l’expression, Hachette, Paris, 1992, p. 11.

“Le contrat de communication de l’information médiatiqueé in Recherches et Applications, Le Français dans le Monde, ,Médias : faits et effets, juil. 94, pp. 8-19.

360.

Nous faisons référence à la définition de la didacticité établie par Sophie Moirand à propos des discours médiatiques. La didacticité est à la rencontre de trois sortes de données : “situationnelles”, “formelles et fonctionnelles”. Les informations iconiques relèvent plutôt des données situationnelles : ici la polyphonie de l’émetteur, les formes audiovisuelles. Les Carnets du cediscor 1, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 1992.

361.

A propos de l’émission “La Marche du siècle”, Sophie Moirand et Monique Brasquet-Loubère posent la question d’une didacticité exhibée. Elles remarquent que la mise en scène de la dimension interactionnelle se manifeste au niveau des invités, du public présent et de l’animateur qui donne aux dialogues la forme d’un entretien ; mais aussi par les documents divers (témoignages filmés, documents écrits) et la présence de personnalités qui viennent s’intercaler. “Des traces de didacticité dans les discours des médias” in Recherches et applications, Le Français dans le Monde, Médias : faits et effets, op. cit., pp. 30-31.

362.

“Seules les émissions exigeant une forte implication des téléspectateurs (campagnes de don ‘Téléthon’ ou appels à témoins) usent abondamment des pronoms personnels de la deuxième personne du pluriel sous toutes leurs formes (...). Au niveau de l’image, le ‘vous’ est exprimé par des plans sur le public du plateau, substitut du téléspectateur”. L’analyse du discours de la télévision, op. cit., p. 94.

363.

Guy Lochard, Henri Boyer, Notre écran quotidien, Paris, Dunod, 1995.

364.

Francine Cicurel a développé la dimension métalangagière des activités d’apprentissage dans Parole sur parole, CLE International, 1985, pp. 23-37.

365.

Les effets de dramatisation et de ludisme font partie des stratégies de captation qui consistent à mettre en scène l’information, à lui donner la forme d’un spectacle qui touche la sensibilité du spectateur. Patrick Charaudeau, ’Le contrat de communication de l’information médiatique’, in Recherches et applications, Le Français dans le monde, Médias : faits et effets, op. cit., p. 17-18.

366.

Philippe Viallon, L’analyse du discours de la télévision, op. cit., p. 96.

367.

Centre de recherche sur la didacticité des discours ordinaires de l’université de la Sorbonne Nouvelle, voir Les Carnets du cediscor 2 et notamment l’article de Monique Brasquet-Loubeyre : “Marques de didacticité dans des discours de vulgarisation scientifique à la radio”, pp. 115-127. Voir en 2.2.2.1.2..

368.

Thierry Lancien, Le journal télévisé, op. cit., Deuxième partie.