2.2.1.2.4. Les lieux

La notion d’espace, abordée en début de partie, nous conduit maintenant à examiner comment se fait l’actualisation de cet espace en lieux, comment l’émetteur, par l’image, informe sur le lieu de son énonciation. La distinction se fera entre le plateau, plaque tournante de toute émission télévisée, et les images tournées à l’extérieur, “hors-plateau” englobant des lieux divers. La perception de ces signes iconiques sera pour l’apprenant un élément supplémentaire de la compréhension car le lieu est porteur d’informations sur la situation d’énonciation et donc sur l’énonciateur.

Le repérage des lieux à la télévision conduit à s’intéresser au dispositif, à des éléments extra-linguistiques, à “un espace de contraintes constitutif des processus d’élaboration du sens”. 369 A la différence d’une situation de communication ordinaire où les éléments du cadre sont mouvants et réinventés par les participants, la mise en scène télévisuelle se rapproche de celle du théâtre ou de cinéma qui est fixée, construite à travers la gestion de l’espace et du temps. Le dispositif est lié d’une part au procédé filmique, qui sera traité ci-après, et, d’autre part, à l’exhibition d’un lieu : le plateau et ses coulisses. Chaque plateau est construit, différemment pour chaque chaîne : chaque émission a son propre décor. Le studio, la régie sont souvent montrés à l’écran, ainsi que les techniciens derrière les caméras, sans lesquels l’image finale n’existerait pas. C’est en effet une des spécificités télévisuelles de donner l’impression de réalité non pas en cachant la technique, comme dans une fiction, mais en la montrant : le ici de l’énonciation, le lieu unique où se fait l’émission. Comme l’exprime A. Gardies à propos du décor de cinéma,

‘“le décor permet en fait de littéralement construire l’espace à représenter ; non seulement de le construire matériellement mais encore et surtout de le construire conventionnellement et sémantiquement.”370

On peut retrouver à travers des émissions rituelles de plateau comme le JT, le débat, le talk-show nombre d’éléments qui vont servir à la construction des lieux, certains signes seront choisis pour représenter l’espace selon des normes ou codes culturels. Le premier élément est l’habillage qui donne la tonalité d’une chaîne, son identité. Ce sont les différents signes plastiques (couleurs, lignes, volumes) qui agissent comme signaux d’abord avant de devenir signifiant. Ils permettent au spectateur d’identifier le genre de l’émission, le spectateur non natif fera ici appel à ses connaissances antérieures, acquises notamment en langue maternelle. Le Journal Télévisé est un exemple caractéristique, dont le dispositif est assez proche d’une culture à l’autre et permet à l’apprenant des transferts de compétences. Le dispositif repose d’une part sur l’alternance plateau-extérieur, mais il est aussi ouverture sur le studio, sur les autres personnes travaillant sur le plateau, sur les invités qu’il accueille ; d’autre part, il est lieu de transition vers le réel extérieur, qui arrive grâce aux images. Participant à la construction de ce lieu, la présence d’un mur de moniteurs est remarquable :

‘“Multipliant, comme dans un miroir à facettes, les représentations de la télévision elle-même, ils semblent affirmer qu’elle (...) est omniprésente, scrutant sans relâche le monde. Autre façon de signifier que l’espace du plateau est ce ‘méta-espace’ où adviendront nécessairement tous les possibles événementiels de l’autre espace.”371

Un autre élément, à mettre en relation avec les autres signes iconiques déjà traités, participe à la construction du lieu, c’est la distance proxémique. Elle peut être donnée par le filmique, par la distance personnelle de certains cadrages, mais aussi par la gestuelle ou le regard qui élargissent l’espace-caméra. Eliseo Veron parle de l’expansion de l’espace plateau qui est à mettre en relation avec la construction du corps médiatisé de l’énonciateur. En effet, si le corps devient signifiant, il lui faut un volume pour se déployer : “‘La construction du corps signifiant et la dilatation de l’espace du plateau vont ensemble’”.372

On peut proposer à des apprenants de niveau avancé l’étude d’un fait divers à travers deux journaux télévisés, l’un étant un JT de plateau, l’autre tout en images ; on pourra ainsi observer à travers le cadre énonciatif le traitement différent de l’information.

Le JT utilise une des grandes forces de la télévision qui réside dans son don d’ubiquité : il permet au média d’être présent à plusieurs endroits à la fois, de relier un lieu à un autre, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du studio. Selon ce principe, le présentateur peut passer d’un lieu à un autre pour aborder différents sujets, on assiste à un va-et-vient entre le plateau et l’extérieur. La médiation dans ce cas passe par le studio et le présentateur qui procède au “lancement” du sujet. Ces deux formes de médiation que sont l’image/lieu et le verbal apportent une contextualisation au sujet traité, ce qui est une aide à mettre en évidence pour l’apprenant. Dans le JT tout en images, l’absence de studio, fait que le spectateur est tout de suite “in medias res” ; cependant, comme cela a été vu à propos des énonciateurs, d’autre signes prennent le relais de l’énonciation : un titre annonce le sujet, puis le commentaire en voix Off prend en charge la localisation et les indications temporelles. L’apprenant est amené à mobiliser des capacités cognitives pour mettre en relation les différentes informations, iconiques et linguistiques qui contextualisent le message.

D’un point de vue didactique, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la présence du lieu de l’énonciation est un élément facilitateur pour l’apprenant. Selon le déroulement du reportage, on pourra avoir un journaliste en son synchrone avec un arrière-plan qui fonctionne comme un décor : le journaliste est sur les lieux, le cadre spatial ancre l’information dans la réalité. Ceci a une double fonction pour le récepteur : apporter la crédibilité aux dires du journaliste et donc à ce que le récepteur voit et entend par son intermédiaire. Cependant, on note que certains arrière-plans sont pauvres en informations iconiques, on pense par exemple à des images de bâtiment, de rue, ou de paysage, dont le rôle est de servir de fond. Ceci est prouvé par une analyse du texte qui accompagne ces plans, aucune relation particulière ou supplément d’information n’est repris dans le verbal. La conclusion des analyses sémiologiques est que le but de ces images prétexte n’est pas tant d’apporter une information iconique, que de prouver la présence du journaliste sur place, et par là-même du groupe émetteur :

‘“On a affaire à un renforcement de la position de l’émetteur et non pas à un enrichissement du message comme on pourrait le croire à première vue.”373

Cela pose la question de la nature informative des images et de leur dimension référentielle : permettent-elles à l’apprenant d’identifier et d’interpréter les faits, donnent-elles des informations sur la localisation de l’événement, l’identité des acteurs ? Parmi les images dites “d’information”, comme celles que l’on s’attend à trouver dans un Journal Télévisé, il semble que ce soit moins leur dimension informative que culturelle qui domine, que “c’est moins leur capacité à représenter le réel que leur grande socialité”374. Le manque d’informations visuelles sur le cadre d’énonciation sera alors compensé par le discours du journaliste, ce qui posera davantage de problèmes de compréhension à l’apprenant. Les images renvoient souvent à des représentations chez le spectateur natif qui ne seront que difficilement décodées par l’apprenant parce qu’elles relèvent d’une compétence interdiscursive, c’est-à-dire de connaissances culturelles générales et de la mise en relation avec le contexte des informations. Ce sera le rôle de l’enseignant de prévoir les difficultés de l’apprenant face au document et de lui apporter des aides à la compréhension, sous forme de supports écrits ou d’explications orales pour combler les lacunes informatives.

A travers les lieux, nous avons pu évoquer quelques marques iconiques propres à l’énonciation télévisuelle, leur mise en relation avec les locuteurs et le verbal permet à l’apprenant d’établir des hypothèses sur le contenu du message. On retiendra qu’il est spécifique de passer constamment et instantanément d’un lieu d’énonciation à un autre, tout en revenant au centre, au méta-espace, le plateau, qui unit tous les lieux. Il semble que pour les émetteurs, le ici et le monde ne fassent qu’un, que tous les ici du monde soient réunis dans le média. Nous reviendrons sur la dimension culturelle de la mise en scène de l’information dans le chapitre sur l’espace en 2.2.1.4.3..

Notes
369.

Nous renvoyons à la définition de Patrick Charaudeau dans Le discours d’information médiatique, INA/Nathan, 1997, p. 117.

370.

André Gardies, Le récit filmique, Hachette, Paris, 1993, p. 72.

371.

Claude Jamet, La mise en scène de l’information, op. cit., p. 53

372.

Eliseo Veron, Il est là, je le vois, il me parle, Communications 38, 1983, p.114.

373.

Philippe Viallon, Analyse contrastive du discours télévisuel, op. cit., Ch.4.

374.

Jean Mottet, “Le reportage : des images en situation”, in Le JT, mise en scène de l’actualité à la télévision, INA/la Documentation française, 1986.