2.2.1.3.2. Le montage

Un autre procédé filmique signifiant pour l’apprentissage est le montage : c’est à la télévision comme au cinéma l’assemblage de plusieurs plans, dans certaines conditions d’ordre et de durée. Bien que son décodage en cours de langue reste en général implicite, le montage est l’élément qui structure le message et met en place la composante visuelle de la narration. De la qualité du montage va donc dépendre la qualité du document, l’apprenant comme tout spectateur peut se trouver dans une situation de non compréhension à cause d’un mauvais montage. De plus, le spectateur apprenant n’aura pas toujours conscience de la difficulté : il ne percevra pas la complexité d’ordre logique du document alors qu’il jugera de la difficulté linguistique du message. Pour cela, il faut attirer l’attention lors du visionnement sur la structuration du document, c’est-à-dire sur les moments de rupture spatiale et/ou temporelle - les raccords - qui sont essentiels pour la diégèse ou pour la réalité filmée. Cette activité est d’autant plus nécessaire qu’à l’écran on ne voit que continuité et enchaînements. Entre ces blocs de temps, il n’y a plus que des relations temporelles implicites : au spectateur de relier les morceaux du film, de rétablir les relations diégétiques entre les blocs successifs pour interagir avec le DTV.

IMAGE SONORE
FILMIQUE ICONIQUE SON / VERBAL
1 PLAN R. LUI Pierre au lit, dort ON sonnerie de téléphone
allo’
2 PM ELLE allongée sur un lit ON Pierre il y a une araignée
3 PR LUI Pierre dans son lit
il raccroche
ON attends, t’as-vu l’heure’
4 PA ELLE assise sur son lit ON excuse-moi
5 PR LUI il se lève, descend l’escalier musique
6 PM LUI il va dans la cuisine et compose un numéro de téléphone bip du téléphone
7-8 GP LUI main qui prend un flacon Pierre sent le café bruitage du téléphone sonnerie dans l’appareil
9 GP LUI tasse et cuillère de café soluble
10 PR LUI Pierre de dos fait chauffer de l’eau ON tu en es où avec l’araignée’
11 TGP LUI il verse l’eau dans la tasse bruitage de l’eau qui coule
OFF je me suis fait un café
12 PR LUI il s’assoit à la table ON oui moi aussi
13 PM ELLE sur son lit, une tasse à côté ON elle est toujours là
14 PA LUI assis, en train de boire ON bon, passe la-moi, je vais lui parler
15 PM ELLE sur son lit ON rire tu changes pas
16 PR LUI Pierre de profil téléphone ON et Chloé’
OFF elle dort
ON elle a bien de la chance
17 PM ELLE allongée sur son lit ON et nous’
18 PM fixe ELLE ibidem affichage du slogan OFF on a tant à partager

Ce spot a été utilisé dans le cadre d’un cours de compréhension orale avec des étudiants de niveau peu avancé, et peu familiarisés à l’environnement socioculturel français. Après un visionnement intégral du spot, les apprenants doivent observer les signes iconiques et les mettre en rapport avec la structure temporelle : ils ont pour consigne de noter l’ordre d’apparition des personnages dans le film ainsi que le lieu où ils se trouvent. Ces informations temporelles et spatiales sont inscrites dans le tableau où les différents signes visuels et sonores sont portés. La mise en commun de ce premier prélèvement d’indices visuels révèle la construction particulière du spot : les apprenants notent l’alternance à l’écran des deux personnages “elle” et “lui”, et le changement de lieu, il s’agit de “chez elle”, elle est dans sa chambre ou de “chez lui”, il vit dans une maison dont on voit une chambre, l’escalier et la cuisine. Étant donné la diversité des informations, plusieurs activités peuvent être menées : au sujet des personnages, de leurs actions, de leur comportement et de leur mode de vie. Suivant les capacités langagières des apprenants la description orale peut mener dans un premier temps à la verbalisation de leur lecture individuelle, puis à l’interprétation. Ce genre de document se prête particulièrement bien à des activités de sémantisation, d’identification. En effet, le personnage est un signe, (signifiant visuel et sonore) “‘et sera donc analysé comme un signe au sein du système textuel, avec sa face signifiante et sa valeur, à quoi il conviendra d’ajouter son fonctionnement narratif’.”390 Le fait d’avoir trois spots étalés dans le temps propose une construction du personnage à travers plusieurs histoires. On peut aussi élargir l’analyse à l’apprentissage de lexique contenu “dans” l’image ou “à propos de” l’image : expression des sentiments, de l’opinion personnelle, du point de vue etc.

Après cette compréhension globale, une deuxième étape consiste à s’intéresser à la narration mise en place par la fiction. Le DTV est propice à introduire des activités de production écrite, l’objectif final est la rédaction d’un récit individuel. Après avoir divisé le groupe classe en deux sous-groupes, il leur est proposé dans un premier temps de prendre le point de vue d’un personnage (elle ou lui) et de regarder à nouveau le spot sous cet angle. Chaque groupe prend des notes en fonction de son personnage. La mise en commun des deux points de vue conduit à la rédaction d’un scénario : remarquer où sont les coupures les plus significatives, faire ressortir l’enchaînement des scènes d’après le déroulement des plans, structurer le spot en respectant l’histoire. En effet, si les plans créent du sens, c’est surtout par leur relation les uns par rapport aux autres, avec ceux qui précèdent et ceux qui suivent. Pour mener ce travail, on s’appuiera sur la transcription afin de mettre en relief la relation entre les différents signes du document et de faciliter les repérages pour l’apprenant.

Après l’activité de verbalisation qui a conduit à diviser le document en trois séquences, les étudiants ont pour tâche de rédiger l’histoire du spot publicitaire. Nous reproduisons le travail d’écriture, séquence par séquence, mené par deux étudiantes à la suite du cours de compréhension orale. Les quatre premiers plans, pendant lesquels la jeune femme appelle Pierre et le réveille, forment une première scène qui se termine brutalement puisque Pierre, de mauvaise humeur, raccroche.

Expression écrite. Etudiante 1
Pierre était en train de dormir. Tout à coup, le téléphone a sonné. c’était son ex-femme. Il s’est mis en colère parce que le téléphone l’a réveillé quand il dormait. Tous les deux ont raccroché.
Etudiante 2
C’était en pleine nuit. Elle m’a appelé pour me dire qu’il y avait une araignée. Je n’étais pas content car elle m’a empêché de dormir pour des choses négligeables. Je lui ai demandé si elle avait vu l’heure? Elle était déçue et elle a raccroché en s’excusant.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, l’enchaînement des autres plans joue ici un rôle explicatif391, il détermine la suite. Un deuxième groupe de plans montre Pierre qui se lève, descend à la cuisine, et rappelle la jeune femme, tout en se préparant un café (jusqu’au plan 12 où il s’assoit).

Etudiante 1
Et puis, il est descendu pour aller dans la cuisine. En se préparant un café, il l’a rappelée. Il a peut-être regretté par ce qu’il ne l’a pas consolée. Elle aussi était en train de boire un café.
Etudiante 2
Je me suis levé aussitôt et je me suis fait un café. En sentant l’odeur du café je me sentais mieux. Ce n’était peut-être pas de l’araignée qu’elle voulait me dire. Elle voudrait attirer une motivation pour converser au téléphone. Je l’ai rappelée. Elle s’était fait un café pour se distraire.

Une troisième scène débute lorsque les deux personnages conversent au téléphone tout en buvant leur café. Le montage alterné à partir du plan 12 jusqu’à la fin est déterminant pour la compréhension ; il permet de voir les locuteurs l’un après l’autre, suivant le tour de parole : chacun en train de boire son café, lui dans la cuisine, elle sur son lit. C’est la fonction syntaxique du montage qui a été largement mise en évidence par Aumont et Bergala392 : tout contribue à marquer le rapprochement du couple grâce au café.

Etudiante 1 (suite)
Il s’est rappelé le temps où ils buvaient ensemble du café. L’odeur du café, c’est l’odeur du souvenir.
Etudiante 2 (suite et fin)
A partir de ce moment-là l’araignée n’était plus un problème entre nous. En effet l’araignée était toujours au même endroit. Enfin je me suis informé au sujet de Chloé. Elle dormait. Je lui ai dit que Chloé avait de la chance parce que si elle avait vu l’araignée, elle aurait eu peur. Et puis elle a ajouté que nous avions aussi de la chance parce qu’il était permis de discuter ensemble sans interruption.

Les deux derniers plans ont le même contenu iconique, ils forment la conclusion, la fin de la saynète est réalisée par l’emploi du plan fixe et l’affichage du slogan : “on a tant à partager”.

Etudiante 1 (fin)
On a tant à partager.

Les activités rédactionnelles renvoient d’une part aux interactions document-apprenant, c’est-à-dire aux processus cognitifs de transformation de l’information dont on peut rechercher les traces au niveau lexical (réemploi de vocabulaire de la phase de verbalisation, apport de vocabulaire nouveau donné par l’enseignante), au niveau de l’organisation du contenu narratif, d’un point de vue temporel, mais aussi plus largement énonciatif. D’autre part, on constate la mise en oeuvre des compétences linguistiques de l’apprenant au sens large : connaissance des normes du récit, connaissances grammaticales, choix syntaxiques...393 On remarque par exemple entre les deux textes la différence de norme : la première étudiante a choisi un texte à la troisième personne, “il”, et la seconde un texte en “je”, le personnage est narrateur, on remarque la centration sur les sentiments et les pensées du héros, l’implication dans l’écriture est plus marquée chez l’étudiante 2.

Avec des apprenants d’un niveau fort ou dans le cadre d’un enseignement de l’image, il est bon de mener l’analyse et l’interprétation du spot plus loin afin de développer une activité métalinguistique. On peut analyser d’un point de vue sémantique l’alternance des plans dans la première et la troisième partie, chez la jeune femme et chez Pierre - plans avec des raccords “cut”, c’est-à-dire sans superposition d’un photogramme à l’autre394 - : la narration se met en place, l’histoire est structurée d’un point de vue temporel, spatial et logique. Il est intéressant d’observer le passage d’une temporalité à une autre, comment les divers espaces sont réunis dans le film, comment un rythme propre à l’histoire est créé. C’est lorsque le réalisateur choisit de montrer à l’écran celui qui est en position d’écoute : Pierre s’installe à la table de la cuisine avec le téléphone, il est attentif et souriant. On parlera à la suite d’André Gardies des sous-instances énonciatives, qui sont au nombre de trois : ici il s’agit de celle “qui montre”, on rencontre encore celle “qui narre” et celle “qui commente musicalement”395. On remarquera aussi la fonction sémantique des plans alternés : les distances entre les personnages sont abolies, il y a un rapprochement effectué par la technique avant d’être celui fait par la tasse de café. Par ailleurs, l’intensité dramatique est accentuée par certains types de plan qui attirent l’attention, ce sont les GP et les PR. Ils expriment une volonté d’établir une distance de type personnelle-intime, pour reprendre la qualification de Hall. Est-ce seulement pour des raisons techniques, comme la petite taille de l’écran? Pourquoi cette distance qui semble s’opposer au type de discours tenu, relevant du public-social, est-elle largement privilégiée à la télévision ? Certains chercheurs en analyse du discours ont apporté une réponse satisfaisante à ces questions : pour établir des liens avec le téléspectateur. La proximité permise par la caméra est utilisée pour mieux s’intégrer au cadre de réception, pour mieux le faire participer. Choisir le gros plan, c’est insister sur l’importance du moment ou sur l’intimité du personnage et, bien sûr, c’est une mise en relief du produit. Ces techniques396 sont à remarquer car elles peuvent jouer un rôle similaire chez l’apprenant, dans la difficulté de lecture comme dans la motivation. Le canal visuel révèle donc de façon implicite l’histoire du couple : dualité des personnages (elle/lui), dualité des lieux (appartement/maison), plans alternés, tout insiste sur l’idée de la vie du couple séparé qui est réuni pendant quelques secondes.

On notera d’autre part au niveau du son un renforcement de la fiction par les dialogues de type intimiste et les bruits en son ON (sonnerie et appel du téléphone, bruitage de l’eau qui coule...) ; deux répliques au téléphone sont en voix Off, elles dénotent d’une recherche d’effet entre image et son. On peut aussi observer la dimension communicationnelle de l’appel au téléphone au milieu de la nuit, remarquablement mis en scène (première réaction au dérangement dû à l’incongruité de l’heure, interruption de la communication, deuxième réaction et reprise du dialogue). Par ailleurs, l’histoire de l’araignée peut être une difficulté pour l’apprenant étranger dans la compréhension du dialogue. Il y a ici un deuxième niveau de communication interne à la fiction : le sujet “araignée” est un référent commun aux personnages, c’est un prétexte à discussion pour le couple.

Enfin, autre spécificité de la publicité, l’arrêt sur image - intervention directe dans le déroulement temporel -, semble vouloir fixer l’image à l’écran et dans la vision du récepteur. Rien d’étonnant à ce qu’on rencontre cette technique à la fin des spots publicitaires : c’est l’affichage du produit et du slogan. La note finale qui se veut optimiste, “on a tant à partager”, joue aussi sur deux niveaux connotatifs : elle s’adresse au spectateur en tant qu’acheteur potentiel, mais aussi à celui qui a regardé le spot comme un spectacle. C’est une incitation à l’imitation par le geste : acheter du café pour le partager avec quelqu’un, et peut-être créer des liens. Car, même si le document est sorti de son contexte authentique, et si l’on peut parler de détournement du projet communicatif, il n’en reste pas moins que l’apprenant a droit à connaître les significations du document : linguistiques, mais surtout référentielles et connotatives qui vont le lui rendre familier. Il sera à même de mieux comprendre et de juger les représentations collectives de la télévision397. Il pourra ainsi se rapprocher de la position du spectateur natif qui, tout en regardant une mini-fiction (semblable à un épisode d’un feuilleton télévisé), sait qu’il s’agit d’une séquence publicitaire (pour le café soluble), où la séparation du couple est en fait le fil conducteur des trois publicités Nescafé.

Les procédés de lecture et d’identification des signes plastiques et iconiques et leur signification sont donc influencés par ceux des signes filmiques. Ils participent à la construction/réception du message dans laquelle le spectateur est impliqué : au niveau cognitif, mais aussi sensoriel et émotionnel. Nous sommes d’accord avec Thierry Lancien398 pour conclure que, loin d’être indifférent, ce problème des codes cinématographiques pourra être un des critères de choix du document.

Notes
390.

André Gardies, Le récit filmique, op. cit., p. 54.

391.

Pour approfondir les fonctions expressives et narratives du montage, on peut se reporter à Christian Metz, “La grande syntagmatique du film narratif”, in Communications 8, pp. 120-124.

392.

Les fonctions syntaxiques sont exprimées par les effets de liaison ou de disjonction, d’alternance ou de linéarité. Les montages alterné ou parallèle qui expriment la simultanéité et la comparaison en sont les meilleurs exemples. Les fonctions sémantiques sont les plus largement répandues : deux plans associés non seulement signifient ce que chacun des plans signifie, mais entament un processus de co-détermination très fructueux. Plus le nombre de plans est important, plus les possibilités sont théoriquement nombreuses, dénoté ou du connoté, les effets de causalité, de conséquence, de comparaison, de rhétorique, sont les plus fréquents. Les fonctions rythmiques développent la superposition et la combinaison de deux rythmes hétérogènes, le rythme temporel et le rythme plastique qui découle des composantes de l’image individuelle et de leur association en suite d’images. in Jacques Aumont et alii, Esthétique du film, op. cit., pp. 46.

393.

On peut rapprocher ce travail de celui des rédactions conversationnelles menées par Robert Bouchard et Marie-Madeleine de Gaulmyn où deux ou plusieurs participants conçoivent et rédigent un texte commun. La différence réside dans l’élaboration commune d’un texte ce qui amène à rechercher les traces de l’interaction entre les scripteurs dans le travail produit, et à analyser les interactions qui précèdent et accompagnent le processus rédactionnel. “Médiation verbale et processus rédactionnel : parler pour écrire ensemble” in M. Grossen & B. Py (éds), Pratiques sociales et médiations symboliques. Bern, Peter Lang, 1997.

394.

Un autre raccord, le fondu enchaîné, qui impose une superposition totale de deux plans, adoucit un passage entre deux lieux, entre deux thèmes.

395.

André Gardies, Le récit filmique, op. cit., pp. 120-123.

396.

Il faut s’arrêter sur cet aspect de la distance proxémique entre les personnes, car l’espace télévisuel n’est pas celui du réel, il est modifié par le biais de la technique. L’échelle des distances à la télévision sera très différente selon le type de relation que l’on veut instaurer entre les acteurs de la communication. On peut se reporter à l’article de Jean Mouchon, “Aspects proxémiques de la communication didactique”, ELA n° 61, notamment pp. 91-96.

397.

Henri Boyer, “Petit écran et représentations collectives”, Le Français dans le monde, n° 222, 1989.

398.

Thierry Lancien, Le document vidéo, CLE International, 1986, pp. 23-28.