Certains documents audiovisuels offrent par leur qualité plastique la possibilité d’un travail sur l’esthétique, et on peut envisager, dans le cadre d’une formation en FLE, l’initiation des futurs enseignants aux signes plastiques de l’image. Un autre signe lié à la couleur est la luminosité des objets, qui est déterminée par la relation à l’environnement lumineux. On sait qu’à la télévision ou au cinéma, la lumière est essentiellement artificielle : on distingue plusieurs types d’éclairage406 qui vont mettre en relief certaines formes ou espaces, accentuer les ombres : c’est une richesse expressive avec laquelle la fiction joue particulièrement. Il existe également des éclairages “spéciaux” pour permettre des effets : un “rond” de lumière qui suit la vedette de l’émission dans ses déplacements ou qui indique clairement une hiérarchie visuelle dans le message. La connaissance de ces signes permettra à l’enseignant de FLE d’utiliser des films dans le cadre de son enseignement et de tirer profit de leur richesse visuelle et linguistique.
En effet, la projection en classe de films de fiction peut être pour des apprenants le moyen d’allier l’amélioration de compétences linguistiques et la découverte d’oeuvres audiovisuelles françaises. Le film de cinéma possède de nombreuses qualités qui ont été mises à jour pour la situation didactique, notamment d’un point de vue communicatif, pour favoriser et améliorer l’expression orale407. On peut proposer à des étudiants avancés une exploitation moins orientée vers la compréhension et plus vers le contenu du film, vers l’interprétation. On mise là sur les compétences linguistiques, discursives et textuelles de l’apprenant pour approcher les thématiques du film. Cette utilisation reste malgré tout marginale car elle exige d’une part de l’enseignant une formation spécifique comparable à celle demandée pour un enseignement de littérature, et elle dépend généralement de l’engagement personnel de celui-ci. D’autre part, l’intégration d’oeuvres audiovisuelles dans un cursus hebdomadaire de cours de compréhension ou d’expression orale se fait difficilement à cause de la gestion du temps - la durée du visionnement absorbe généralement à lui seul l’horaire du cours -. Il est donc plus simple de travailler avec des extraits de films, qui ont pour avantage d’être accessibles à un plus grand nombre d’apprenants. Par ailleurs, on note que les adaptations de textes littéraires pour le cinéma ou la télévision connaissent un certain succès auprès des enseignants grâce à la publication sur cassettes vidéo. On pense ici aux films de Claude Berri ou d’Yves Robert, et à l’utilisation d’extraits de film avec des apprenants désirant se familiariser avec la littérature française, mais dont le niveau de langue ne permet pas l’accès au texte original. Nous prendrons pour exemple le film Germinal dont le début peut être abordé avec des apprenants peu avancés et leur permettre d’entrer dans l’univers littéraire de Zola. A la différence du texte écrit où la compréhension linguistique reste l’obstacle majeur, ils peuvent grâce à la dimension esthétique du film plus facilement percevoir de nombreux éléments significatifs et confronter leurs impressions à leurs connaissances littéraires acquises. Les éléments iconiques, difficilement séparables des signes plastiques, participent bien sûr à cette première approche du document de même que les signes filmiques qui imposent une lecture de l’oeuvre.
A la différence des propositions faites ici ou là qui introduisent souvent de façon restrictive le film de cinéma dans la classe de langue - en proposant par exemple un visionnement unique du document -, la démarche sémiotique veut prendre en compte les dimensions du document cinématographique ; les signes plastiques sont une de ses spécificités, ils nous paraissent être un des accès possibles à l’oeuvre sans pour autant négliger les autres signes qui composent le message. Nous voulons montrer comment la lecture et l’interprétation d’une couche sémiotique du message à savoir les couleurs et la lumière permettent aux apprenants d’accéder au sens général du message.
Exemple 9 : la lumière : les implicites culturels
Document : Extrait ou bande-annonce d’un film de fiction.
Durée : le début de Germinal : 3’ à 12’
Caractéristiques : alternance de scènes d’intérieur et d’extérieur
Construction : 1. Scène d’ouverture, à l’extérieur de nuit.
2. Scène d’intérieur : chez les Maheu, la nuit, éclairage à la bougie
3. Scène dans la mine avec les lampes de mineur.
Utilisation en classe : compréhension d’un point de vue linguistique et littéraire, approche de la littérature.
Niveau : étudiants de FLE, et avancés (cours de littérature)
Activités : compréhension visuelle et oralisation ; activités linguistique et métacommunicative ; lecture du roman de Zola, transfert entre l’audiovisuel et l’écrit.
Exemple 9 bis
Document : extraits ou visionnement intégral de Jean de Florette
Durée : de 15’ à 115’
Caractéristiques : différentes scènes d’extérieur, en “décor naturel”
Construction : Plusieurs scènes représentant la ferme des Romarins, la garrigue provençale en été et la sécheresse
Utilisation en classe : compréhension interculturelle
Niveau : débutants à avancés
Activités : identification d’éléments de civilisation dans l’image (géographie, climat, histoire), production orale sur des thèmes interculturels.
Lors d’un visionnement en groupe, le professeur répartit les tâches de lecture entre les apprenants pour prélever un maximum d’informations dans l’extrait : à partir de l’opposition extérieur/ intérieur, jour/nuit, lumineux/sombre, repérer les éclairages, la couleur dominante, les personnes et les lieux principaux. Les signes iconiques et filmiques sont bien sûr difficilement séparables de la perception, mais ils ne sont pas toujours premiers dans la lecture. On trouvera dans Germinal par exemple dès le début des éclairages très sombres, aussi bien pour les scènes d’extérieur que d’intérieur : les hauts-fourneaux de nuit, le charbon, les couleurs dominantes sont le rouge et le noir. On remarque le peu de lumière, parfois des plans où le feu éclairent les personnages. La deuxième scène a lieu chez la famille Maheu, on pénètre chez les mineurs, à l’intérieur d’un coron. Elle semble sous-exposée à cause de l’éclairage à la bougie ; la clarté est proche de la “lumière naturelle” et renforce le dénuement des lieux, et l’intimité de la scène. Ceux qui vont travailler se lèvent avant le jour, on passe de la nuit au noir de la mine et cela amène la transition vers la troisième scène. C’est celle de la descente dans la mine, filmée dans l’ascenseur du puits, sorte de trou noir qui avale les hommes. Ici les signes filmiques donnent rythme et mouvement aux lieux et communiquent des impressions spatiales : profondeur du puits, étroitesse des galeries. La couleur de la houille est partout, elle absorbe la lumière des lampes de mineur dans les galeries de la mine (manque d’air, manque de lumière). Il faut remarquer cependant que ces images très réalistes peuvent être affaiblies par la petite taille de l’écran. Plusieurs visionnements vont être nécessaires pour découvrir les signes visuels et trouver l’organisation du message. Diverses compétences vont être mobilisées chez l’apprenant : en premier, référentielle qui renvoie à des savoirs esthétiques, historiques et culturels en cours d’acquisition. Il s’agit de réajustements permanents entre les représentations des apprenants et l’interprétation qu’ils en font à propos du film : sur le milieu de la mine (conditions de vie et de travail), l’époque à laquelle se passe l’action dans le roman (comparée à l’image qu’en donne le réalisateur)... Ici, la compétence culturelle est également requise : les informations culturelles véhiculées par le film sont mises en rapport avec les connaissances propres ou les hypothèses de l’apprenant. Le film permet de développer un réel enseignement de la culture, car il élargit le champ d’expériences de l’apprenant et ouvre une démarche interculturelle, c’est :
‘“Apprendre à distinguer, dans une situation donnée, les éléments qui relèvent de ce que l’on pourrait appeler une typicalité culturelle de ceux qui sont l’expression d’une individualité propre”.408 ’De plus, comme le rappelle Daniel Coste, pour être interculturelle, la démarche didactique doit, au-delà des caractéristiques de la culture-cible, favoriser la mise en relation des différentes cultures du groupe d’apprenants et porter sur “‘les stratégies qu’un étranger met ou peut mettre en oeuvre pour gérer les discrépances entre ses propres normes d’action et d’interprétation et celles (éventuellement multiples et hétérogènes) qui prévalent dans le contexte et la communauté qu’il découvre.”409 ’
Il sera ensuite intéressant d’associer au visuel la compréhension des dialogues et d’élargir l’interprétation en s’appuyant sur les compétences linguistique, grammaticale et textuelle. Ici deux aspects de la compétence de communication apparaissent : pour l’apprenant compte souvent la seule focalisation sur le contenu du message (comprendre les dialogues et le comportement des acteurs), alors que la dimension métacommunicative (produire un discours sur le film) passe au deuxième plan. La compétence discursive est pourtant au centre de toute communication orale, mais certaines activités mettent davantage l’accent sur la production du discours de l’apprenant - c’est ce que nous développerons principalement dans la troisième partie, chapitre 3.2. - Dans cette activité de compréhension, nous prenons donc le parti de confronter l’apprenant à la complexité du document, mais de lui donner des tâches simples à réaliser. La dimension esthétique du document sert de première approche du film, elle permet aux apprenants de découvrir le contexte de l’oeuvre littéraire et de mieux appréhender le message général du film, et au-delà le texte du roman de Zola. On peut ensuite proposer une approche comparative d’une partie du film avec l’extrait littéraire correspondant, la compréhension linguistique étant en partie facilitée par le travail audiovisuel. Des activités de production plus complexes pourront être menées qui sont basées sur la comparaison et la transformation du texte audiovisuel versus texte littéraire. Ce peut être à partir du film, les images et les dialogues sont le point de départ d’une production écrite sous forme de récit ; et inversement, à partir du roman, un extrait est comparé avec la mise en scène ou permet d’imaginer une mise en images différente.
On trouvera, parmi les nombreuses adaptations cinématographiques, des oeuvres littéraires où la dimension référentielle peut être plus proche des apprenants, où les savoirs supposés à propos du monde constituent un ensemble partagé. Nous citerons les romans de Marcel Pagnol410 (La Gloire de mon Père, Jean de Florette et Manon des sources, Topaze, Les Lettres de mon moulin) qui ont été portés à l’écran et font partie d’un patrimoine culturel national : ils véhiculent des valeurs culturelles parfois régionales qui créent une identité méridionale, reconnue et partagée par le public français. Un des aspects de l’identité méridionale le plus connu est certainement la prononciation, “l’accent”, mais les variations de langage restent d’accès difficile pour des étrangers. En revanche, le canal visuel s’adresse à un plus large public d’apprenants et les signes plastiques et iconiques apportent de nombreuses impressions sur les paysages du Sud de la France, et la vie rurale rythmée par les saisons. Les scènes d’extérieur abondent et laissent le temps au spectateur de s’imprégner du site, de la végétation, du climat. Ainsi, de nombreuses scènes insistent sur la chaleur de l’été : elle est rendue par la lumière accablante et par d’autres signes visuels, comme l’aspect de la terre et des plantes, des cultures sèches et jaunies. Leur association avec les signes sonores, par exemple le chant des cigales, permet de compléter les impressions visuelles. L’apprenant étranger pourra ainsi approcher et (re)connaître des caractéristiques climatiques et géographiques, culturelles du Sud de la France. Nous y voyons un moyen d’aller à l’encontre des stéréotypes411 répandus sur cette région touristique : en effet les apprenants d’Europe du Nord peuvent confronter leurs représentations, acquises par exemple lors de vacances en France, avec celles civilisationnelles véhiculées dans le film. La Provence est parfois imaginée par les étrangers comme un paradis : vu par les yeux des Provençaux, l’été, sans eau, n’est que sécheresse et amène dans le film mort et désolation. D’autre part, le film se situe au début du siècle, et il est important d’associer la dimension socioculturelle et historique à la découverte des caractéristiques de cette région. Si le climat a peu changé depuis le début du siècle, il reste “rude” en été. Il est lié au thème de l’eau qui est l’exemple d’un sujet d’actualité pour lequel différentes sensibilités culturelles peuvent s’exprimer (points de vue des pays du Nord et du Sud, des pays riches ou en voie de développement) ; ou bien le choix d’un style de vie simple, naturelle à l’exemple des personnages du film, qualifié aujourd’hui de “retour à la nature”, peut être vu comme un idéal. Cette dimension de la culture rejoint le concept d’universel-singulier de Hegel que reprend Louis Porcher pour un enseignement de la civilisation : c’est-à-dire permettre à l’apprenant à travers un thème tel que “l’été” de découvrir la dimension universelle et particulière de celui-ci. En effet, les universels-singuliers sont
‘“des réalités universelles, mais que chaque société vit et voit à sa manière, et qui, de cette façon, réconcilient la culture-source (celle de l’apprenant) et la culture-cible en leur conférant un point commun.”412 ’Le fait de relier le support filmique à l’oeuvre écrite offre une variété quasi infinie d’activités didactiques. Les avantages qui ont été mis en évidence lors d’un apprentissage en classe sont nombreux : l’immersion dans la culture française a lieu dès le début de l’apprentissage, elle n’est pas réservée aux niveaux avancés. Le film vidéo a une fonction de déclencheur, c’est un élément fort de motivation pour l’apprenant. L’utilisation des trois entrées visuelle, sonore et écrite permet de respecter la spécificité de chaque support et répond aux intérêts langagiers de l’apprentissage. Cependant, l’accès à des oeuvres originales n’est pas sans présenter des difficultés et demande de la part de l’enseignant une adaptation des tâches d’apprentissage sans se perdre dans l’explication exhaustive de l’oeuvre. Nous rejoignons l’avis des auteurs de l’expérience “Entrée en littérature avec la vidéo” qui concluent sur la nécessité d’une formation préalable du professeur.
Nous renvoyons aux distinctions faites par H. Alekan : éclairage directionnel, diffus, dans Des lumières et des ombres, cité par Martine Joly, L’image et les signes, op. cit..
Jean-Paul Basaille, Cinéma et FLE, Colloque Compréhension et expression orales en langue étrangère, Nancy, 1996.
Martine Abdallah-Pretceille, “Compétence culturelle, compétence interculturelle”, Le Français dans le monde, Recherches et Applications, janvier 1996, Hachette, p. 36.
Daniel Coste, “Dépendant de la culture et non-dépendant de la culture. Stéréotypes et prototypes”, in Vingt ans dans l’évolution de la didactique des langues (1968-1988), LAL, 1994, pp. 127-128.
L’oeuvre de Marcel Pagnol en films vidéo a donné lieu au Japon à un enseignement du français original qui allie film et oeuvre écrite dès le niveau débutant. “Entrée en littérature avec la vidéo”, F. Dupuis, B. Lévêque, Le Français dans le monde, n°286, pp. 30-32.
Le stéréotype est à la fois simplification et généralisation ; c’est aussi une structure cognitive acquise et non innée (soumise à l’influence du milieu culturel, de l’expérience personnelle, d’instances d’influences privilégiées comme les communications de masse), le stéréotype plonge ses racines dans l’affectif et l’émotionnel car il est lié au préjugé qu’il rationalise et justifie ou engendre. L. Bardin, L’analyse de contenu, cité par Geneviève Zarate, Enseigner une culture étrangère, Hachette, 1986, p. 64.
Louis Porcher, “L’enseignement de la civilisation”, op. cit., p. 11.