2.2.1.4.3. L’espace

Le dernier aspect plastique envisagé concerne l’organisation des volumes et des espaces perçus. A la différence des lieux, traités dans les signes iconiques, l’espace renvoie à la connaissance de l’espace médiaté qui est une aide à la perception et permet une prise de conscience du spectateur de la volonté d’organisation de celui-ci413. Le téléspectateur a tendance à oublier que l’image lui est imposée, qu’il s’agit d’une appréhension de l’espace représenté. Celui-ci fait l’objet d’un travail particulier appelé souvent la mise en scène, expression venant du théâtre et reprise par le cinéma, ou le dispositif pour désigner l’espace où est représenté une action. On peut ainsi attendre d’un enseignant de langue utilisant les images vidéo de télévision ou d’ordinateur qu’il possède quelques notions techniques. Par exemple, le terme de “cadre” comme l’élément qui circonscrit une image désigne, par des limites, les bordures, l’espace intérieur appelé “champ” - à ne pas confondre avec le cadrage, notion proche qui appartient aux signes filmiques (voir 2.2.1.3.) -. Ce cadre, rectangulaire est matérialisé par l’écran et il délimite l’espace représenté de l’espace extérieur, appelé hors-cadre. Mais le cadre est souvent faussement associé à la métaphore de “la fenêtre ouverte sur le monde” à laquelle nous voudrions opposer celle de (re)construction du réel. On a en effet longtemps considéré que la télévision était une “fenêtre ouverte sur le monde” et qu’elle reproduisait la réalité ; on lui a alors reproché de la falsifier. Mais il semble aujourd’hui que c’est davantage le public qui feint d’oublier que la télévision est un média, un intermédiaire entre le monde et les spectateurs. Il s’agit ici de donner aux apprenants des aides de repérage dans l’écran télévisuel en observant les emboîtements d’images ou la mise en perspective de plusieurs espaces, qui sont différents de ceux représentés sur un écran de cinéma ou d’ordinateur.

Il faut premièrement souligner la priorité d’ordre technique : la prise de vue est le premier choix réalisé par le média (le cameraman, le réalisateur) à partir de la réalité, en effet :

‘“Prendre ou ne pas prendre dans le viseur de la caméra, c’est choisir de médiatiser, de faire exister ce qui entre dans le champ, c’est nier ce qui n’y est pas.”414

La petite taille de l’image finale pour la majorité des récepteurs et sa netteté médiocre obligent donc souvent à prendre des mesures techniques : élargir le cadrage de prise de vue ou balayer le champ pour avoir une vision globale et augmenter l’effet de réel415. Il ne peut donc y avoir “reproduction” de la réalité, point à souligner pour un apprentissage par l’image. On soulignera aussi le rapport “spatial” du spectateur à l’image : c’est la taille de l’image qui détermine le rapport que le spectateur va établir entre son propre espace et l’espace plastique de l’image. De plus, le téléspectateur est souvent en position dominante par rapport à l’écran, à l’inverse du cinéma où il peut se sentir dominé par elle.

Le deuxième point relève de la perception : la vision d’une image se fait par un phénomène d’exploration, par l’intégration d’une multiplicité de fixations successives qui conduisent à partir d’une image plate à reconnaître un arrangement spatial, tel que le donne à voir la réalité. Cela va donc à l’encontre de la notion de passivité face à l’image, puisque l’activité du spectateur consiste dans un premier temps à reconstituer la réalité tridimensionnelle. C’est la “double réalité perceptive” des images dont parle Jacques Aumont416, c’est-à-dire le fait que nous percevions simultanément cette image comme un fragment de surface plane et comme un fragment d’espace tridimensionnel.

Dans la situation d’apprentissage, il est important d’effectuer un repérage de l’espace représenté dans les images, car il va convoquer de nombreux autres éléments, et influencer la lecture et la compréhension des signes iconiques, mais surtout verbaux. Il nous paraît nécessaire, avant de s’intéresser aux discours télévisuels, d’avoir une représentation générale de l’espace télévisé où ils sont produits, de voir comment celui-ci est structuré. En effet, chaque émission a des caractéristiques qui lui sont propres : ainsi un des espaces représentatif pour la télévision est celui du Journal Télévisé qui est est le mieux connu. L’enseignant de langue est souvent tenté de s’intéresser seulement à la langue employée par les présentateurs et d’analyser la syntaxe, les champs sémantiques ou de la mettre en relation avec le contenu iconique. Mais la langue n’étant qu’une partie du message, l’analyser revient à s’intéresser au niveau micro de celui-ci. Nous considérons qu’il est facilitateur pour des apprenants étrangers de commencer par l’analyse macro de l’émission, c’est-à-dire d’allier construction filmique et espace. Dans le cadre d’un JT, c’est le studio qui, plus qu’un lieu, est un espace qui relie les autres espaces : “‘Parce qu’il est intermédiaire, l’espace du plateau est nécessairement un espace abstrait. Explicitement, cela signifie que le plateau est radicalement coupé de toute représentation plus large qui l’engloberait’.”417

Il est spécifique du discours télévisuel que les locuteurs ne se trouvent pas dans le même espace, même si la communication est en face à face. C’est par exemple l’opposition plateau-extérieur que l’on trouve lors des reportages ou directs d’un JT, où les locuteurs se font face par écran interposé. On distingue suivant les situations deux, trois, voire quatre espaces convoqués simultanément par le média ; ils forment la première strate de l’espace télévisuel :

‘“Le studio est aussi le point de structuration de différentes temporalités dont celle du JT lui-même qui se subdivise en d’autres durées : plateau, reportages, directs susceptibles de variation pertinente selon les événements mais aussi selon les types de JT.”418

Un autre espace est construit sur la relation entre l’émetteur et le récepteur, qui ne se situent jamais dans le même espace puisque l’écran est toujours interposé. On ne peut ici qualifier l’échange de réel, puisque le locuteur (l’émetteur) ne perçoit aucune rétroaction et que le destinataire (le téléspectateur) n’a pour sa part aucune possibilité d’intervention directe. C’est la deuxième strate de l’espace télévisuel. Enfin, l’espace didactique vient se superposer et former une troisième strate où les récepteurs-apprenants peuvent agir en fonction des consignes de visionnement et modifier la première strate (enregistrement, décomposition du message ...).

Selon le choix télévisuel opéré, l’organisation du journal sera différente : un JT de plateau avec un présentateur n’aura pas le même dispositif qu’un JT tout en images. Dans le cas d’une mise en scène de plateau, celle-ci apportera à l’apprenant peu d’aides à la compréhension, mais certains rituels lisibles notamment dans les signes iconiques viendront compléter la prise d’informations : il s’agit du passage de parole, repérable dans les mouvements et le regard du présentateur; de la transmission d’événements en direct, en opposition à ceux enregistrés (récemment ou plusieurs jours avant). L’apprenant qui prend conscience des différents espaces et de leur hiérarchisation à l’intérieur d’une émission a déjà franchi une étape de compréhension du message. En effet, la reconnaissance de l’organisation spatiale décidée par l’émetteur permet une première approche de l’énonciation. Tout ceci est structurant dans la compréhension du message et vient corroborer le verbal : une compétence organisationnelle peut être développée qui sera utile à la compréhension textuelle. Dans son analyse du journal télévisé, Thierry Lancien inclut également l’étude du studio qui, avec le présentateur, fait partie du dispositif. En effet,

‘“une étude détaillée des différentes scénographies de studio montrera aux apprenants toute l’importance de son rôle dans la mise en place des représentations de l’information.”. 419

Par ailleurs, il a été mis en évidence que les journaux télévisés contiennent des éléments répétitifs, des mises en forme fortement modélisées ce qui peut amener les apprenants à la comparaison du traitement de l’information d’un JT à un autre. On peut par exemple analyser le traitement fictionnel d’un événement à partir de la transcription du commentaire ; ou bien de chercher à savoir si c’est la narrativisation ou l’exemplification qui domine dans le reportage, tant au niveau linguistique que filmique420. Enfin, on remarque une évolution de la formule du Journal télévisé et de son espace depuis quelques années avec l’apparition des journaux “tout en images”. Il s’agit de l’absence à l’écran du studio et du présentateur qui laissent la place aux images des espaces extérieurs421. Il est évident que d’autres signes, scripto-visuels, filmiques et verbaux participent à la construction et à la signification de l’espace. De nouveaux rapports entre l’image et le verbal sont créés, le commentaire a une place prépondérante, le discours est bref, plus dépouillé. Il sera par exemple intéressant de comparer des informations traitées dans deux types de journaux avec et sans présentateur, ou de la presse écrite, pour observer la mise en forme linguistique de l’information : comment se fait le “lancement” d’un reportage dans les différents cas. Ces activités complexes ne pourront s’adresser qu’à un public d’apprenants avancé qui cherche à améliorer une compétence discursive, et à se confronter à l’environnement des médias ; en lui donnant accès à la compréhension et à l’interprétation des informations, il pourra réutiliser ses connaissances dans une écoute et lecture autonomes.

On remarque enfin que la numérisation des images n’est pas sans influencer profondément la mise en forme des images télévisuelles. Des évolutions parallèles sont à voir entre l’écran télévisuel et l’écran informatique, la télévision s’emparant de nouveaux modes de production des images. L’écran informatique apporte cependant d’autres modes de lecture pour le récepteur-apprenant par le biais des supports de présentation numériques. La mise en espace des outils multimédias est tout d’abord différente dans la mesure où le récepteur est un utilisateur de l’outil : celui-ci active des informations à l’écran, sous forme d’icônes, liste alphabétique, rubriques... et l’ordinateur affiche des textes, des images ou fait apparaître un nouvel écran. Les enseignants posent souvent à juste titre la question de la lisibilité et de la hiérarchisation des données : se situent-elles toutes sur le même plan, comment trouver la logique de la navigation ? D’autre part, les CD-Rom offrent une présentation particulière qui repose sur la superposition des écrans et des informations : l’hypertexte ; il permet “‘de s’affranchir de l’organisation linéaire de l’information et de la présentation livresque et d’accéder aux informations par désignation à l’écran ou sur le clavier et de naviguer à son gré’.”422 Cette mise en forme de textes et d’images fait dire à certains qu’on s’éloigne de la linéarité de l’écriture “traditionnelle”, que la discontinuité des écrans provoque l’éclatement des savoirs. Pour d’autres, notamment Claire Bélisle, “‘l’hypertexte peut être un puissant outil cognitif d’apprentissage’.” Il est certain que l’introduction des outils multimédia requiert de nouvelles compétences chez l’apprenant : principalement une maîtrise technique est indispensable, ainsi que des capacités d’apprentissage autonome. De plus, l’ordinateur ne se prête pas de la même façon que la télévision à un travail interactionnel, c’est ce qu’il nous faudra approfondir dans la troisième partie.

Notes
413.

Noël Nel dans son étude sur les débats télévisés analyse la mise en représentation de l’image télévisée et principalement de l’espace plateau. 25 ans de débats télévisés, INA La documentation Française, 1988, pp. 79-149.

414.

Philippe Viallon, L’analyse du discours de la télévision, op. cit..

415.

Pour approfondir notamment la notion de profondeur et de perspective dans la conception de l’espace, on peut se reporter à Vingt Leçons sur l’image et le sens de Guy Gauthier, Paris, Médiathèque Edilig, 1982, Ch. 1-5.

416.

Jacques Aumont insiste sur le danger qu’il existe à employer l’expression des deux réalités de l’image puisqu’elles ne sont pas de même nature, puisque l’image comme portion de surface plane est un objet qui peut se toucher, se déplacer, et se voir, alors que l’image comme portion du monde en trois dimensions existe uniquement par la vue. L’image op. cit., p. 42.

417.

Claude Jamet, La mise en scène de l’information, op. cit., p. 46.

418.

Thierry Lancien, Le Journal télévisé, Didier/ CREDIF, 1995, p. 46.

419.

Thierry Lancien, Le Journal télévisé, op. cit., p. 46.

420.

Thierry Lancien propose de nombreuses activités d’analyse et de comparaison à partir de JT ou de la presse écrite. in Le Journal télévisé, op. cit., pp. 51-61.

421.

Cet aspect a été traité dans la partie sur les signes iconiques qui traite les énonciateurs-présentateurs absents ou présents à l’écran.

422.

Claire Bélisle, “Enjeux et limites du multimédia en formation et en éducation”, Cahiers de l’asdifle n°9, 1997, p. 10.